La Louve – Tome II – Valentine de Rohan

Chapitre 11MÈRE ET FILLE

C’était une sorte de petite cellule maçonnée,dont les murs étaient recouverts d’une tapisserie de serge. Elleavait une seule porte qui s’ouvrait sur un couloir étroit et noir,d’où venait un grand courant d’air, imprégné de fumée et quiagitait vivement la flamme de la lampe. Dans la cellule, il y avaitune couchette et quelques escabelles, sur l’une desquelles uncostume de paysanne en bure brunâtre était plié. Au chevet du litétait un livre d’heures, et un rosaire pendait à la ruelle.

On entendait là une étrange confusion debruits et de voix : Les mêmes bruits et les mêmes voix qu’onentendait dans la caverne elle-même.

Les sons du biniou et de la bombarde quianimaient les danseurs dans la galerie arrivaient parfaitementdistincts, ainsi que le grave bavardage de dame Michon Guitan, quiperfectionnait l’éducation souterraine du malheureux Magloire, enqualité de chaufournier. Quand une clameur soudaine se faisait dansla galerie où festoyaient les Loups, les parois de la celluletremblaient. Le couloir, situé au-devant de la porte, était froid,mais non pas humide. Il y régnait un vent violent qui emportaitavec lui ces âcres odeurs de fumée dont nous avons parlé.

Le raisonnement bâti par le joli sabotier ausujet de ce déplacement d’air qui favorisait le tirage de lacheminée de la cuisine n’était pas d’une rigoureuse exactitude.Dans les grottes d’une vaste étendue, la seule différence desniveaux, et par conséquent des températures, peut déterminer descourants continus.

Il y avait deux femmes dans cettecellule : la comtesse Isaure et Céleste. Toutes deux gardaientencore leurs costumes de bal. La comtesse Isaure était assise surle pied du lit ; Céleste s’agenouillait près d’elle.

La comtesse Isaure, penchée en avant, tenaitla tête de Céleste pressée contre son cœur. Les belles bouclesblondes et brunes de leurs cheveux se mêlaient. Un peintre eûtcherché longtemps avant de grouper plus gracieusement deux plusravissantes créatures.

Elles souriaient toutes deux des sourirespareils ; elles pleuraient les mêmes larmes.

– Ma Mère, ma mère, ma mère ! disaitCéleste, mettant ses délices à répéter ce mot, est-il possible queDieu m’envoie tant de bonheur !

– Ma fille ! répondait Isaure, mafille chérie ! J’ai espéré quinze ans cette heure qui paietoutes mes souffrances !

Et c’étaient des baisers sans fin. Isaurereprenait :

– Laisse-moi te dire, Marie… car tut’appelles Marie, et ton enfance fut vouée à la bonne Vierge mèrede Dieu. Laisse-moi te demander pardon de t’avoir laissée silongtemps seule, si longtemps malheureuse et abandonnée. Nousétions proscrits. Je veux que tu saches tout cela…

– Mais vous êtes bien trop belle et tropjeune, interrompit Céleste, pour être ma mère !

Elle se reculait, riant et pleurant.

– Belle ! reprenait-elle, bellecomme les saintes du ciel ! Ma mère, ô ma mère ma chèremère !

Et des baisers encore. Elles ne se lassaientpoint, insatiables toutes deux de ce divin bonheur si longtempsattendu.

Puis madame Isaure prenait un ton biengrave.

– Chère folle, disait la maman sévère, nem’écouteras-tu point ?

– Si vous parlez de vous, rien que devous, ma mère, oh ! oui, je vous écouterai !

– De moi et de toi, Marie. Toi, n’est-cepas encore moi ! Te souviens-tu du récit que te fit laMeunière dans les pauvres ruines du moulin ? Ce jour-là, tondestin se décidait ; ce jour-là, les efforts de ta mèreramenaient en Bretagne l’homme qui devait y faire naître laconcorde et la paix ; le comte de Toulouse… Tu souris parceque sa bienvenue a été payée par une bataille. Te voilà encore bienjeune, petite fille, pour que je t’explique le jeu mystérieux desfactions. À cette bataille, tout le monde a gagné, Marie, et toiplus que les autres. Ce sera la dernière, si Dieu nous est en aide.Voici deux jours seulement qu’on t’a dit ta bonne aventure, etdemain, tu seras la femme d’un grand seigneur…

– Demain ! répéta Céleste.

Puis elle ajouta rougissant et souriant à lafois :

– Raoul n’est encore quecapitaine !

– Qu’était-il hier ? demanda lacomtesse Isaure, ne crois-tu pas aux prédictions de laMeunière ?

Céleste dévorait ses mains de baisers.

– C’était vous, ma mère, c’étaitvous ! dit-elle, je vous ai bien reconnue.

– C’était moi. Et que d’années avantd’arriver à cette première joie !… Mais je ne sais par oùcommencer mon histoire, Marie, ma fille bien-aimée. Nous n’avonsque quelques minutes, et j’ai tant de choses à te dire !Heureusement que la Sorcière a bien avancé ma besogne l’autre jour…Je veux t’expliquer d’abord pourquoi tu as été confiée aux mainsdes ennemis de ta race. Ce fut à une époque où le terrain manquaitsous mes pas : mon père était prisonnier ; JosselinGuitan, l’unique serviteur qui me restât fidèle, s’en allaitmourant d’une blessure qu’il avait reçue en me servant. J’étaisseule, et il me fallait partir pour Paris. Une voix me disait quelà était le salut.

Je savais que le traître Alain Polduc et sonbeau-père l’intendant Feydeau cherchaient partout ma fille et lefils de mon frère, et je savais dans quel but ils les cherchaient.Dieu m’inspira. Ce fut pendant ma prière à Notre-Dame-de-Mi-Forêtque l’idée me vint de te placer, pauvre enfant, au centre même ducamp ennemi. Comment Polduc et Feydeau eussent-ils pu soupçonnertant d’audace ? Je pensais d’ailleurs ne m’éloigner de toi quepour quelques semaines. J’emportais avec moi une clé qui devaitm’ouvrir toutes les portes à Paris.

Mais les conseils politiques ne décident rienen un jour. J’ai travaillé dix ans.

Qu’importe, Marie, puisque te voilà dans mesbras, que je baise ton front si doux et que je vois ton pursourire ?…

Céleste attira contre son cœur les deux mainsde la comtesse Isaure, qui sourit et dit :

– N’allons-nous point reparler deRaoul ?

Et sans attendre la réponse, elle ajouta.

– Je l’aime aussi et depuis longtemps, jel’aime presque autant que toi. Dieu est bon et la Providence semontre en tout ceci. J’avais dit : Celui qui aimera ma filleaura du bonheur. Tout obstacle s’aplanira devant ses pas. Si basque le sort l’ait mis, il montera, soutenu par une invisiblemain ; il montera jusqu’au trône ducal où s’asseyaient mespères. J’avais dit cela dans mon orgueil. Mais Dieu, qui punit tousles orgueils, voit d’un œil clément l’orgueil des mères, parce quec’est de l’amour. Le bonheur de Raoul a été de t’aimer. Notrebonheur, à nous, c’est que Raoul t’ait aimée, car Raoul est le filsde mon frère César, et, en servant mes tendresses maternelles,j’accomplissais du même coup un devoir…

– Raoul ! mon cousin ! s’écriaCéleste ; et quel est donc notre nom, ma mère ?

– Tu ne l’as pas deviné, Marie ?Bien souvent, cependant, tu entendis raconter ta propre histoire,mais c’étaient là pour toi, pauvre enfant, des contes de veilléeset des légendes. Si tu as versé parfois des larmes en écoutant lerécit du « dernier jour de Rohan, » comme ils disentencore dans la forêt, c’est que tu as bon cœur…

– Oh ! j’ai bien pleuré ! ditCéleste.

– Tu ne te doutais point, poursuivitIsaure, que l’enfant endormi dans les bras de Valentine chassée etmaudite, c’était toi.

– Moi ! fit Céleste toutepâle ; je le craignais, ma mère… mais je tâchais de n’y pointcroire. J’ai été trop longtemps une pauvre fille. Ce grand nom deRohan me fait peur !

Isaure la pressa frissonnante contre sonsein.

– S’il plaît à Dieu, dit-elle, ce grandnom de Rohan te sera léger à porter. J’ai travaillé à cela pendantune vie tout entière.

En achevant ces mots, elle cessa soudain desoutenir Céleste, qui glissa sur ses genoux. Sa physionomie avaitchangé d’expression. Elle écoutait, l’œil fixe et la tête penchée.Elle se leva sans bruit.

– Attends ! dit-elle.

D’un pas léger elle s’engagea dans lecorridor. Le corridor, dans son prolongement septentrional,aboutissait à une impasse. C’était la fin des grottes de ce côté.Isaure colla son oreille à la paroi de terre.

– Ils sont là ! murmura-t-elle.

Elle venait d’entendre la voix de Martin Blas,invisible, mais tout proche et séparé d’elle seulement par unemince cloison de terre prononcer distinctement ces mots que lelecteur reconnaîtra :

« Tu nous as trompés,misérable ! »

Puis vint la réponse de Yaumy :

– « Je suis le maître. La preuve queje suis le maître, c’est que vous êtes en vie tous lestrois ! »

La comtesse Isaure était là, au revers de lachambre du conseil, où commençait l’entrevue à laquelle nous avonsassisté.

Elle écouta pendant quelques instants, puiselle continua de marcher dans l’obscurité la plus profonde, et samain, qui tâtonnait, trouva une petite porte de bois. Elle frappatrois coups doucement, et demanda tout bas :

– Es-tu là ?

La voix de Josselin Guitan luirépondit :

– Je suis là.

– Peux-tu les entendre !

– Je ne perds pas une parole.

Isaure, pensive, mais calme, revint à lacellule, où Céleste l’attendait toute tremblante.

– Nous aurons plus de temps que je ne lepensais, dit-elle ; ne t’effraie pas, fillette, les terreursde cette nuit ne sont pas finies, mais tu as ta mère près detoi.

– Ne me quitte plus ! murmuraCéleste en la tutoyant pour la première fois.

Cela lui valut une caresse.

– Où en étais-je ? reprit madameIsaure ; je ne peux pas tout te dire, parce que tu necomprendrais pas. Tu n’as jamais entendu parler de madame deSaint-Elme, n’est-ce pas ?

– Jamais, répondit la jeune fille.

– C’est le nom d’une femme isolée etfaible, à qui Dieu donna le pouvoir d’empêcher la guerre entre deuxpeuples. C’est le nom d’une femme qui, sans appui ni secours, sutacquérir assez de pouvoir sur le Régent, Philippe d’Orléans, pourlui arracher cette promesse que pas une goutte de sang ne seraitversé en Bretagne par suite de la conspiration de Cellamare. Quatretêtes tombèrent pourtant sous le château de Nantes. La femme dontje te parle n’en doit point compte à Dieu, car ce fut un quadrupleassassinat.

Le front d’Isaure était penché sur sapoitrine.

– Pourquoi ne me parlez-vous plus devous, ma mère ? demanda Céleste.

– Je te parle de moi, enfant, répondit lacomtesse Isaure en se redressant, fière et grave, je te parle desjours les plus laborieux de ma vie. C’étaient quatre nobles têtesTalhoët, le compagnon de mon enfance ; Malestroit dePontcallec, le vrai gentilhomme ; du Couëdic, qui mourut enbaisant les pieds du crucifix. Longtemps je n’ai pu fermer les yeuxsans voir leurs fronts de martyrs… car c’était moi qui avaisdécouvert au régent de France les intelligences de l’Espagne avecles gentilshommes Bretons.

– Vous, ma mère !

– Pour toi, ma fille. Je ne m’en repenspas. Ces quatre têtes tombées ont épargné des milliersd’existences… Mais Dieu veuille, enfant, que tu n’approches jamaisdu trône, même pour bien faire. Il y a là des fatalités. Lessouvenirs qu’on en garde ressemblent trop souvent à desremords.

Elle se tut. Céleste n’osait plusl’interroger.

– Sur mon salut, reprit Isaure, sur toi,Marie, qui m’est chère presque autant que ma part de bonheuréternel, je jure que j’ai agi suivant ma conscience ! En cetemps, ma fille, j’aurais pu être grande, mais je ne voulais êtreque mère. Déjà une fois ton berceau bien-aimé s’était mis entre lagloire et moi. Déjà une fois j’avais montré ton sommeil souriant aufils de Louis XIV en lui disant : « Vous voyez bienque je ne peux pas être votre femme. » Au régent de France,qui me jugeait ambitieuse, je pus répondre encore : Tout ceque je fais est pour ma fille !… Ma fille ! voilà lachère étoile qui m’a guidée. Quand j’étais lasse et découragée, jeme mettais à genoux, je parlais de toi à la Vierge et à Dieu. Tu meconsolais de tout, Marie, ma bien-aimée, et, quand après mes nuitsde veille, je retrouvais dans quelque triste retraite monmalheureux, mon noble père privé de raison, ton nom me sauvait dudésespoir. Ma fille ! ma fille ! je n’avais que cela,moi, et c’était assez. Comment veux-tu que je te dise à quel pointje t’aime, Marie, toi qui as été mon talisman, mon espoir et mavertu ? Te voilà qui pleures, enfant… N’est-ce pas que tum’aimes bien, toi aussi ?

Céleste n’avait plus de paroles, mais quellesparoles eussent pu remplacer l’éloquence de ses yeux inondés delarmes.

– J’ai bien travaillé, murmura Isaure,faible en ce moment comme l’enfant qui était à ses pieds ;j’ai bien souffert ! Mais qu’est-ce que cela, mon Dieu !pour l’heure délicieuse que votre bonté me donne ?Marie ! te voilà bien à moi ! Nous ne nous sépareronsplus.

– Est-ce vrai, cela, ma mère ?s’écria Céleste, qui eut un sourire radieux au travers de sespleurs.

Isaure lissait de la main ses beaux cheveuxdénoués et l’admirait en silence.

– Que je te dise ! reprit-elle avecce ton naïf et heureux des mères penchées sur le berceau chéri quicontient tout leur cœur : que je te dise tout ce que j’ai faitpour toi, Marie… ou pour moi plutôt mon bien-aimé trésor !Oh ! il fallait combattre, va ! tout était contre nous. ÀParis, j’étais donc la baronne de Saint-Elme, poursuivie par millehaines et soutenue seulement par le capricieux engouement duRégent. À Rennes, j’étais la comtesse Isaure, parce qu’il mefallait savoir le fort et le faible de ces myriades d’intrigues quise croisent autour du parlement, parce qu’il me fallait de l’or etdes partisans, parce que, enfin, en travaillant pour toi, jevoulais bien sauver notre pauvre et vaillante Bretagne entraînée àsa perte. Dans la forêt, j’étais Valentine de Rohan, ou plutôt jeportais un autre nom mystérieux et terrible qui me faisait la reinedes sauvages habitants de ces cavernes : il me fallait dessoldats, ce nom me donnait une armée. Sur l’ancien domaine de mespères, enfin, j’étais la Sorcière, afin de tracer autour de laretraite où je cachais mon père proscrit un cercle mystérieux etinfranchissable.

Céleste était comme éperdue.

– Mon Dieu ! mon Dieu ?fit-elle. Et tu as pu faire tout cela sans mourir à la peine, mamère, ma pauvre mère !

Puis, emportée par l’élan de sonadmiration :

– Ma noble mère ! ajouta-t-elle.

– Je te dis que je pensais à toit fitdoucement Isaure.

– Et moi qui ne savais pas ! s’écriala jeune fille ; et moi qui pleurais ma misère !

– Oh ! reprit la comtesse, j’auraisdonné de mon sang, Marie, pour chacune de tes larmes ! jesavais, jour par jour, ce que tu faisais et ce que tu souffrais.Moi aussi, j’ai accusé Dieu dont la main, à mon gré, n’allait pasassez vite. Le temps passait. Une crainte grandissait en moi. AlainPolduc pouvait découvrir ta naissance…

– Mais pourquoi tant de travaux, mamère ? ne put s’empêcher de dire Céleste ; pourquoi nepas me prendre avec vous dès le commencement ? Nous aurionsfui dans quelque retraite ignorée, nous aurions caché notrebonheur…

Elle s’interrompit confuse et presqueeffrayée. Elle ne reconnaissait plus le regard de sa mère. Celle-cilui mit la main sur le front.

Sa physionomie, qui était devenue sévère,s’éclaira tout à coup. Elle eut un grave et doux sourire.

– Marie, prononça-t-elle lentement, nousne pouvons pas fuir, nous ne pouvons pas être heureux ailleurs quedans la maison des ancêtre. Tu comprendras cela quelque jour :nous sommes les Rohan, ma fille… non pas ceux de Paris : lesRohan de Bretagne !

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