La Louve – Tome II – Valentine de Rohan

Chapitre 10LE JOLI SABOTIER

Il n’était plus temps de cacher Magloire. LesLoups se précipitèrent en tumulte dans la galerie. Ils étaientivres de leur victoire et parlaient tous à la fois, racontant leurshauts faits dans la ville conquise. Tout ce tapage fut d’abordfavorable au pauvre Magloire, qui se tint coi à l’angle du four,attendant l’occasion de réveiller le tendre intérêt de sesprotectrices. Mais il y avait là un Loup de Rennes rue Vasselot,portefaix de son état qui reconnut Magloire et l’appela par sonnom.

Quand Thurine, Catiche, Fancille et le restesurent que Magloire ne se nommait pas Tircis et qu’il étaitapprenti boulanger, elles entrèrent dans une terrible colère. Lefour, chauffé à point, faillit être appelé à cuire le fiancé deSidonie. Heureusement qu’on avait autre chose à faire. Magloire eutgrâce de la vie. On le condamna seulement à servir le four sous lesordres de dame Michon Guitan, dont il fut proclamé l’esclave àperpétuité.

La salle du conseil, grande pièce aux paroiséquarries à la bêche, était plus haut voûtée que la galerie. Unedouzaine de troncs d’arbres, surmontés de madriers bruts posés ensolives, soutenaient les terres supérieures. Il y avait à l’entourvingt ou trente billots encore revêtus de leur écorce :chaises curules du sénat des Loups.

Au fond, en face de l’ouverture qui donnaitsur la grande galerie, on voyait pendre à plis raides et ternes lavieille tapisserie de drap d’argent que nous avons déjà vue auxpremières pages de cette histoire. Elle servait en ce temps-là deséparation entre la salle d’armes de Rohan, où Alain Polduc et dameMichon Guitan avaient établi leurs quartiers rivaux, et le maîtreescalier du manoir. Ce fut elle qui s’ouvrit pour montrer le comteGuy arrivant à l’appel de ses vassaux en détresse.

Maintenant elle voilait une sorte desanctuaire invisible dont, malgré les railleries du joli sabotieret de ses âmes damnées, aucun Loup n’approchait qu’avec crainte. Ilétait défendu de soulever la draperie ; mais chacun, dans lesgrottes, savait bien ce qu’il y avait derrière.

Il y avait une niche ou rotonde au centre delaquelle était placé ce vieux trône de famille qui ornait autrefoisle grand salon de Rohan, au temps où Alain Polduc, le paysanparvenu n’avait point encore usurpé le domaine des juveigneurs deBretagne.

C’était là que, suivant les traditions, laLouve s’était montrée aux ancêtres dans des circonstancessolennelles ou à l’heure des dangers suprêmes. C’était là que laLouve devait apparaître encore, si les habitants de laFosse-aux-Loups étaient destinés à jamais la voir.

Yaumy avait fait ce qu’il avait pu depuisquinze ans pour détruire le prestige de ce sanctuaire fermé. Maisil y avait là-dedans un grain de merveilleux : Yaumy avaitperdu sa peine. Précisément à cause du mystère qui l’entourait, laLouve apparaissait, aux imaginations de ses sauvages sujets, grandecomme les rêves du mysticisme breton. Ce n’était plus un êtremortel, c’était la personnification du vieux droit ducal, c’étaitle génie de la nationalité.

Pendant que le gros de la troupe buvait,fumait et hurlait dans la galerie, un grave synode se tenait dansla chambre du conseil. Yaumy, l’intendant Feydeau, Alain Polduc etdon Martin Blas, étaient réunis là dans un recoin obscur etcausaient à voix basse.

Avant de se joindre aux membres de ceconciliabule, le joli sabotier avait eu une conférence d’un autregenre. Grincette, ce petit diable femelle que nous avons vu sortirde la cheminée, lui avait fait son rapport. La bonne dame MichonGuitan se croyait bien dire de cette Grincette qu’elle avaitélevée, mais Grincette aimait déjà l’eau-de-vie. Yaumy lui donnaitde l’eau-de-vie.

– Derrière la cheminée de lacuisine ! pensait le joli sabotier, en gagnant la chambre duconseil ; si je n’étais pas trop gros je passerais, moi aussipar le tuyau pour voir cela. J’ai toujours eu idée qu’il y avait làune issue, puisque la cheminée tire…

Dans la chambre, l’intendant et le sénéchalétaient assis auprès l’un de l’autre ; ils parlaient avecvivacité. Martin Blas s’appuyait, sombre et muet, aux parois de lagrotte. Yaumy s’approcha des deux premiers.

– Ici, coquin ! fit Martin Blascomme s’il eût appelé un chien.

Son visage contracté menaçait bien plus encoreque sa parole. Cependant Yaumy n’obéit point. Alain Polduc luidit :

– Les quelques heures qui vont s’écoulerjusqu’à l’ouverture de la séance du parlement valent pour noustoute une vie. Ta fortune est faite, si tu peux nous mettre horsd’ici cette nuit.

Yaumy prit place sur une escabelle et nerépliqua point. Martin Blas fit un pas vers lui, la main sur sonépée.

– Tu nous as trompés, misérable !dit-il, tu nous as affirmé que tu étais le maître ici…

– Je suis le maître, repartit enfin lejoli sabotier, qui passa le revers de sa main calleuse sur sonfront couvert de sueur froide ; la preuve que je suis lemaître, c’est que vous êtes en vie tous les trois !

– Nous sommes prisonniers, objectaPolduc, donc tu n’es pas le maître.

Yaumy répliqua :

– Vous êtes prisonniers parce que je l’aivoulu. J’ai besoin de vous.

L’épée de Martin Blas sortit à demi dufourreau.

– Vous, dit le joli sabotier, qui leregarda en face, c’est différent, je n’avais pas besoin de vous.C’est vous qui avez voulu venir. Que vous ai-je promis ? Quevous trouveriez ici la comtesse Isaure et la Cendrillon ? Jen’ai pas menti : la Cendrillon et la comtesse Isaure sontici.

L’intendant et son gendre échangèrent unrapide regard.

– Je veux les voir, reprit l’Espagnol, àl’instant !

– Moi, je ne le veux pas, ripostafroidement le joli sabotier. Laissez là votre épée, croyez-moi, etne vous approchez pas trop, car, si vous passiez certaine limite,vous pourriez voir que les pauvres balles de nos mousquets sontassez dures pour casser une tête de gentilhomme. Il y a en cemoment quatre bonnes paires d’yeux qui vous visent, monsieurl’ambassadeur du roi d’Espagne, et votre front est au bout dequatre bonnes carabines qui jamais n’ont manqué leurcoup !

Involontairement, Martin Blas jeta un regardautour de lui. Yaumy se prit à rire.

– Regardez cela, reprit-il en montrant lasanglante cicatrice que le pommeau de l’épée de Rieux avait laisséesur son visage ; je n’avais qu’un mot à souffler pour fairesauter le crâne de celui qui m’a marqué ainsi…

Il ajouta avec un mouvementd’orgueil :

– Je suis le maître… le maître des autreset de moi-même !

Ses sourcils fauves se froncèrent, et sousleur ombre profonde son œil lança un éclair.

– Vous la verrez, votre comtesse,reprit-il encore d’un ton dédaigneux, mais cette fois, aurez-vousle cœur de vous venger ?

– Que t’importe ? fit MartinBlas.

– Non ! poursuivit le joli sabotiercomme en se parlant à lui-même ; ces gens là sont lâches enface des femmes… et puis, elle a une amulette : Il ne sevengera pas !

Sa tête chevelue disparut entre ses mains, quipressèrent convulsivement son front. Évidemment, cet homme ne seressemblait plus à lui-même. Son cerveau fermentait. Il avait unegrande idée ou bien la folie le cherchait. Ou bien encore il avaitcaché son jeu depuis quinze ans et personne n’avait deviné saforce.

Quand il se découvrit le visage, il étaittrès-pâle et ses yeux brûlaient.

– Je suis le maître ! répéta-t-ilcomme pour affermir sa propre conviction, mais je ne peux riencontre elle, parce qu’elle a un charme. N’a-t-elle pas traversé lefeu et l’eau ? J’avais mis une balle d’argent dans monmousquet, le jour où je tirai sur elle à la croix de Mi-Forêt. Moiqui tue un lièvre à la course à trois cents pas, j’étais àcinquante pas d’elle, et j’ai retrouvé ma balle écrasée à la placeoù elle s’agenouillait devant l’image de Notre-Dame…

– C’est donc bien vrai que vous aveztenté de l’assassiner ? dit Martin Blas, dont le regard quittaYaumy pour se reporter sur l’intendant et sur le sénéchal. Qui vousavait payé pour cela ?

Polduc se borna à faire un tout petitmouvement d’épaules, et l’intendant murmura :

– Je suis un homme de qualité.

– C’est vous, s’écria tout à coup le jolisabotier, dont les lèvres blêmes se bordèrent d’écume, – c’est vousqui m’avez menti tous les trois, gentilshommes que vous êtes !Je comptais sur vous pour tuer cette femme, mais elle vous a faitpeur !… Il n’y a que moi ! la guerre est entre elle etmoi ! Il faut frapper… je frapperai ! Je veux être lemaître ! Si la roche que je vais ébranler me tombe sur latête, tout est dit ! qu’importe la mort ?

Il se tut. Dans la galerie voisine, des éclatsde gaieté montaient avec la chaude vapeur qui se dégageait de lacohue en fièvre.

– Tu es avare, vieux Yaumy, dit lesénéchal, et nous t’avons proposé ta fortune.

Le joli sabotier eut un rire strident.

– Ma fortune ! répéta-t-il. Que m’enaurait-il coûté pour piller vos deux châteaux ? Je suis plusriche que vous, car tout ce que vous avez est à moi, si je veux. Iln’y a qu’une chose, c’est d’être le maître. Cela vaut tout le sangd’un homme. Le reste n’est rien.

Il s’arrêta et ferma ses deux gros poings pourmenacer le ciel.

– Tenez ! s’écria-t-il d’une voixétranglée, c’est une malédiction, vous allez voir ! Il n’y aqu’une arme pour la tuer, cette femme, c’est son secret. Je l’ai,son secret, mais le jour où je vous dirai son nom, la forêttremblera… et toutes ces bêtes fauves qui sont là me déchirerontavec leurs dents !…

Sa parole était courte et brisée. Des saccadesconvulsives tiraient tous les muscles de sa face.

– Et sa force, reprit-il en se levanttout à coup, savez-vous où elle est ? J’ai passé mes jours etmes nuits à chercher ces issues maudites. Si je pouvais dire :« Je connais, moi aussi, le mystère de ces portes, » rienne me résisterait. Son prestige est là. Eh bien ! Je vais lelui arracher son prestige !… Ce qu’elle sait, je vais lesavoir !

Il s’arrêta debout au milieu de ses troiscompagnons.

– Vous voulez être libres, n’est-cepas ? leur demanda-t-il brusquement.

Il n’y eut à répondre que l’intendant et lesénéchal. Ils voulaient en effet sortir des grottes à tout prix.Martin Blas avait d’autres vues.

Yaumy saisit le bras du sénéchal et l’entraînaà l’autre bout de la chambre. Ils causèrent un instant très-bas etavec une grande vivacité.

Martin Blas s’était assis et songeait.L’intendant suivait d’un œil inquiet la conversation de son gendreavec le sabotier. Cette nuit terrible avait complètement lavé lesavant badigeon de son visage. Le blanc, le rose, le bleu, toutavait disparu. Le malheureux Achille-Musée était à l’état denature, avec ses rides profondes, marbrant des joues deparchemin ; et ses rares cheveux gris qui, révoltés, sortaientdes bords de sa perruque. Son petit miroir de poche avait remplacépour lui la fontaine de Narcisse, et s’il souhaitait passionnémentd’être libre, c’était pour restaurer ses peintures.

Il vit que son gendre et le chef des Loupss’entendaient à merveille. Polduc se frottait les mains et tapait,ma foi, sur l’épaule du joli sabotier d’un air tout amical. Ce futau point qu’Achille-Musée prit le courage de quitter sa place et des’approcher d’eux. Quand il fut à portée, voici ce qu’ilentendit.

– Si vous n’avez pas froid aux yeux,disait Yaumy, dans une heure tout peut être fait. Je vous donneraiun guide pour retrouver l’entrée de la grotte. Les soldats de Continous ont suivis jusqu’au gué La Vache ; ils doivent êtrecampés dans la clairière. Un temps de galop les mettra sous l’étangde Muys où ils trouveront, Dieu merci ! leur charge derochers. Que chaque homme apporte seulement une pierre, et l’entréede la Fosse sera bientôt bouchée.

– Ce n’est pas un piége que tu nous tendslà, mon gars ? fit le sénéchal, qui commençait àréfléchir.

Achille-Musée était maintenant toutoreilles.

– Non, répondit le joli sabotier, cen’est pas un piége. Vous avez vos affaires, j’ai les miennes, voilàtout.

– Mais comment te sauveras-tu, sil’entrée est bouchée ?

– Si je ne sais pas tout, je saisbeaucoup, répliqua Yaumy avec une certaine répugnance, et commes’il n’eût cédé qu’au besoin de fournir des garanties à soninterlocuteur ; je sais où trouver la comtesse Isaure en cemoment. Je sais en outre qu’elle a auprès d’elle une jeune fillequ’elle voudra sauver à tout prix. Quand on lui aura dit :« La porte de la Fosse est bouchée, » la comtesse Isauretrouvera bien une issue…

– Ah ! firent en même temps lebeau-père et le gendre.

Et Polduc ajouta :

– Comment peut-elle savoir ce que tu nesais pas ?

– Et moi, je serai derrière elle sansqu’elle s’en doute, acheva au lieu de répondre, le joli sabotierqui suivait son idée, et pour le coup j’aurai le grand secret… Jeserai le maître !

– Mais alors, commença le sénéchal, lacomtesse Isaure est donc ?…

Il n’acheva pas, parce que la main du sabotierse posa rudement sur sa bouche.

– Ce mot-là éveillerait ici un terribleécho ! murmura-t-il. Silence !

– La laisseras-tu sortir ? demandaencore Polduc.

– Si la lame de mon couteau n’est pas debeurre, non ! répliqua Yaumy avec une singulière énergie.

– En ferais-tu le serment ?

– Oui.

– Sur ton salut éternel ?

– Sur mon salut éternel !

– Tope ! fit Polduc, qui lui tenditla main.

– Tope ! ajouta Achille-Musée, à quion ne demandait rien.

– Attendez-moi donc ici cinq minutes,reprit le joli sabotier ; je vais me débarrasser del’Espagnol, d’abord.

Il alla droit à Martin Blas et luidit :

– Me voici prêt à vous conduire auprès dela comtesse Isaure.

Martin Blas se leva sans répondre, et ilssortirent tous les deux.

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