La Louve – Tome II – Valentine de Rohan

Chapitre 10LE COUP DE FEU

Céleste défit le paquet contenant les chiffonspréparés par elle. Alors ce fut un grand remue-ménage dans leboudoir. Les armoires ouvertes vomirent des flots de soie, de tulleet de velours. On mit une bergère au milieu de la chambre ; àdroite de la bergère s’étendit le domaine de mademoiselleOlympe : à gauche, le camp de mademoiselle Agnès.

Elles avaient certes beaucoup de chambres àleur disposition dans ce vaste manoir, et ce n’était point l’excèsde leur mutuelle affection qui les portait à se coudoyer, presque àse gêner, dans l’œuvre importante de leur toilette, mais les deuxsœurs aimaient à se surveiller, à se juger. Chacune d’elless’admirait d’un œil et raillait de l’autre sa chère sœur.

Annette et Mariolle commencèrent, chacune deson côté, leur difficile office. C’était le coup de feu. Cesdemoiselles eurent mis en un clin d’œil leur garde-robe sens dessusdessous. Capricieuses, colères et manquant un peu de ce goût exquisauquel la beauté la plus parfaite sait emprunter des perfectionsnouvelles, les deux demoiselles Feydeau fourrageaient dans cet amasde chiffons, choisissant ceci, jetant cela, puis reprenant celapour rejeter ceci, au gré de je ne sais quelle fantaisie aveuglequi prend toute vulgaire coquette une heure avant le bal.

Elles avaient la fièvre toutes les deux. Ellestrouvaient moyen d’être à la fois méprisantes et jalouses.

Annette était accusée de lourdeur, Mariolle degaucherie, et non sans raison ; mais on reprochait à Célestesa maladresse, ce qui était souverainement injuste.

Une fée que cette Céleste ! Au milieu desoutrages qui tombaient sur elle en averse, elle quittaitmademoiselle Agnès pour prendre mademoiselle Olympe, réparant d’untour de main une sottise d’Annette, corrigeant une faute deMariolle. Et si vous l’eussiez vue, entre les deux pesantescaméristes et leurs maîtresses roidies déjà par le collet tropserré, alerte, vive, souriante maintenant parce que son travaill’occupait, donnant un tour léger aux cheveux d’Agnès, lâchant cerang de perles qui jouait mal sur le front d’Olympe, drapantcoquettement ce pli, replaçant cette fleur qui faisait grimace,rajustant, amendant, donnant à tout ce qu’elle touchait une grâcesoudaine et inimitable, vous eussiez trouvé ces demoiselles tropheureuses d’avoir trouvé au fin fond de la campagne cette caméristesans rivale !

Ces demoiselles, pourtant, étaient fort loinde se montrer reconnaissantes, mais vous en eussiez deviné laraison d’un coup d’œil. Céleste, avec son petit bonnet rond, sacamisole et sa jupe de toile, faisait réellement trop de tort à latoilette des deux sœurs.

– Comme elle est plus joliequ’Agnès ! disait Olympe.

– Qu’Olympe paraît laide auprèsd’elle ! pensait Agnès.

Et, par ricochet, bien qu’elles ne voulussentpoint se l’avouer, Olympe et Agnès en arrivaient à détourner leursyeux du miroir, pour n’y point trouver, derrière leurs figuresempanachées, le radieux et simple visage de cette pauvre enfant dela forêt.

Tout a une fin, même la toilette de deuxorgueilleuses. Mademoiselle Olympe et mademoiselle Agnès seplantèrent en même temps devant leurs miroirs respectifs, rabattantles plis de leurs robes et se jetant ce superbe et triomphantregard que toute femme envoie à sa psyché en guise d’adieu.

– Comment me trouvez-vous, Agnès ?demanda Olympe.

– Et vous, Olympe ? interrogeaAgnès, comment me trouvez-vous ?

Pour réponse, Olympe laissa tomber ce seul motd’un ton demi-railleur :

– J’espère !

Et Agnès :

– Peste !

Ce fut tout. Traduise qui voudra.

– Ah dame ! ah dame ! fit touthaut Mariolle en s’adressant à sa collègue Annette, je ne les avaispoint encore vues jamais si reluisantes !

– Pour sûr et pour vrai, riposta Annette,c’est comme des soleils !

Céleste était debout et immobile, regardantson ouvrage avec un plaisir naïf, car c’était elle qui avait jetésur l’ensemble de ces toilettes un parfum de bonne grâce et debeauté.

Où cette petite Céleste, demandera-t-onpeut-être, avait-elle appris cette haute science du goût, si ardueet si malaisée ? Elle n’avait rien appris. Le poète et lerossignol apprennent-ils à chanter ? la fleur à embaumer, lajeunesse à charmer ? Non. Tout cela naît. – Célesteétait née comme les autres chefs-d’œuvre de Dieu.

– Vous verrez, dit Agnès en pinçant seslèvres, que Cendrillon ne dira rien !

– Je crois bien, ajouta Olympe ;l’envie l’étouffe, cette petite !

Céleste rougit, puis elle sourit. Pourquoiaurait-elle eu de l’envie ? son sourire brillait bienautrement que toute cette soie aux chatoyants reflets, et quetoutes ces roses et que toutes ces perles.

– Voyons, reprit Olympe, qui de nous deuxremportera la pomme de beauté, ce soir ? Qui de nous deuxprésentera les clés de la ville au comte de Toulouse.

Qui de nous deux, disait-elle, car elle nesupposait même pas que la victoire pût sortir de la famille.

– Pardine ! fit Mariolle, caméristed’Olympe, ce sera vous Mlle Olympe.

– Paquet ! pensa Agnès.

Pendant cela, Annette, la chambrière d’Agnès,répondait :

– Ça sera vous,Mlle Agnès, pardine !

Et Olympe de se dire :

– Paquet !

– Et quel est l’avis deMlle Céleste ? demandèrent les Feydeau.

– Vous êtes toutes deux si belles !répondit Céleste.

Les chevaux piaffaient dans la cour d’honneur.Déjà plusieurs fois on était venu, de la part de M. lesénéchal et de M. l’intendant, annoncer que les carrossesétaient prêts.

Il y en avait trois pour les dames et les gensde poids. Les gentilshommes qui n’étaient point hors d’âge devaientmonter à cheval.

Les dames n’abondaient pas. Sans les gens depoids, on n’aurait pu remplir les trois carrosses. En revanche, ily avait foule de cavaliers.

En thèse générale, remarquez ceci :l’argent suffit pour attirer les hommes. Les dames s’avisentparfois d’exiger autre chose. Le beau sexe était ici peu et malreprésenté.

Il y avait une marquise de Bourgueil, un peusujette à caution, trois conseillères et je ne sais quoi, pour toutpotage.

C’était le contraire, en fait d’hommes. Lanoblesse avait besoin de Feydeau. Il n’est point de méchant tourqu’un intendant en colère ne pût jouer à un gentilhomme. Aussi,Montbourcher était là, Talhoët aussi et Guébriant, et Carheil etDerval, le descendant des ducs, et Kersauzon, le fils des roissaxons, et Huchet, aïeul du malheureux Labédoyère, etBussy-Rabutin, et Chantal et d’autres, mais seuls et sans leursfemmes.

Quand un valet parut au haut du perron avecdeux torches et annonça mesdemoiselles de Rohan-Polduc, tous cesgens se donnèrent la peine d’entrer en mouvement et firent fête. Lamarquise de Bourgueil s’élança pour embrasser ses chères belles.Les trois conseillères battirent des mains et le reste s’extasia.Ces messieurs témoignèrent leur admiration à l’avenant. Puismademoiselle Olympe et mademoiselle Agnès ayant pris place dans lepremier carrosse, la caravane partit.

Il faisait nuit noire, mais Feydeau était unpetit Fouquet. Il avait fait suspendre des lanternes, aux arbres dela forêt, et l’escorte courut ainsi trois lieues durant, au milieud’une brillante illumination. Mariolle et Annette étaient duvoyage ; la Cendrillon restait seule au château.

Elle était accoudée sur ce vieux balcon depierre dont nous avons tant parlé qui dominait la vallée et faisaitsaillie sur les anciennes douves. Devant elle, la route quiconduisit à Rennes traçait dans la nuit un long et tortueux sillonde lumière. Elle entendit pendant quelques instants le joyeux bruitde la cavalcade dans la cour, puis la grille s’ouvrit avec fracas,et le cortége, tournant les bâtiments du Sud, parut, précédé parles porteurs de torches.

C’était beau. La pauvre petite Célestesoupirait en regardent ces fiers jeunes seigneurs qui caracolaientsur leurs cheveux ardents, et se penchaient avec galanterie auxportières ouvertes des carrosses.

– Ma mère était la fille d’uncomte ! pensait-elle.

Il faut bien le dire : ces splendeurs dela vie des heureux lui apparaissaient autrement aujourd’huiqu’hier. Jusqu’alors, elle avait admiré sans espoir ni envie.L’idée naissait en elle que ces joies eussent dû lui appartenir etqu’elle était faite pour ces magnificences. Ce soir, les mauvaistraitements et les railleries des deux sœurs l’avaient blesséedavantage. Elle ne gardait point rancune. Oh ! certes, non,mais une tristesse inconnue persistait et lui serrait le cœur.Tandis qu’elle suivait de l’œil l’escorte qui allait déjà seperdant au lointain, Céleste rêvait comme jamais elle n’avait faiten sa vie, et cette pensée lui revenait malgré elle :« Ma mère était la fille d’un comte ! »

La lumière des torches se confondit bientôtavec les illuminations de la route. Un bruit sourd, se prolongeantdans le silence du soir, annonça que la grille était refermée.Céleste restait immobile, toujours à la même place, mais sa rêverieavait changé d’objet. Elle songeait à sa mère, non plus pour sesouvenir que sa mère était fille et femme de gentilhomme. Ellesongeait à sa mère pour se la représenter bonne et belle, pleurantpeut-être l’absence d’une fille chérie. Son cœur tressaillaitd’amour, ses yeux s’inondaient de larmes. Oh ! qu’ellen’enviait plus en ce moment ces demoiselles Feydeau qui n’avaientpoint de mère !

L’heure s’écoulait. Les lumières s’éteignaientpeu à peu sur la route après le passage de la cavalcade. Céleste,suivant la pente de sa rêverie, était retournée à son point dedépart. La pensée de sa mère l’avait ramenée à cette mystérieusefemme qui lui avait parlé de sa mère.

Chose horrible ! les âmes charitables queles cris : Au feu ! avaient attirées vers le Pont-Joli,avaient assisté à la destruction du moulin sans pouvoir aucunementle secourir. Le moulin de la Fosse-aux-Loups était, comme nousl’avons dit, entouré d’un fouillis de broussailles dont une bonnemoitié avait séché sur pied.

Voici ce qui s’était raconté à l’office dumanoir de Rohan, devant Céleste elle-même, qui revenait portant sonfardeau de chiffons. Dans la matinée, on avait vu des Loups sur letertre. L’un d’eux était monté au sommet d’un grand châtaignierpour tâcher de reconnaître l’intérieur du moulin, qui n’avait pasde toiture. Un pâtour, caché dans les taillis, avait entendu cethomme dire aux autres ; « Ils y sont ! » Puisun instant après : « Ils dorment. »

Le pâtour n’avait pu voir le visage de cethomme, mais il aurait juré que c’était le joli sabotier Yaumy, quiétait venu l’an passé avec ses loups piller la ferme de sonmaître.

Quel qu’il fût, l’homme qui avait escaladé legrand vieux châtaignier descendit sans bruit. Il fit signe à seshommes, qui traversèrent le tertre en rampant et s’engagèrent, aunombre d’une demi-douzaine, dans les broussailles. À son tour, lepetit berger monta dans un arbre pour voir ce qu’ils allaientfaire. Il les vit rouler silencieusement de grandes roches au seuildu moulin en ruines, et entasser sur les roches du bois mort et desbroussailles desséchées. Puis le chef battit le briquet, et unelégère spirale de fumée monta en tournoyant au-dessus de latour.

Les Loups et Yaumy, le joli sabotier, étaientarmés. Ils se cachèrent dans le fourré et attendirent. La spiralede fumée grossit. Des pétillements se firent entendre parmi lesbroussailles. Une lueur indécise parut, suivie d’un haut jet deflamme. À ce moment, les Loups, sans échanger une parole, seprirent à descendre, en rampant, la lèvre du ravin, sous l’arche defeuillage. Leur œuvre était consommée.

Un instant après, en effet, le moulin étaitentouré de flammes et les ruines de la tour disparaissaient aumilieu de l’incendie.

Du sein de cet enfer, le petit pâtour, quidonna le premier l’alarme, entendit sortir un grand cri de femme, –un seul.

Ensuite une voix profonde s’éleva qui dominatous les autres bruits comme un tonnerre.

Cette voix prononça le nom de Philipped’Orléans, régent de France, et l’appela par trois fois aucombat…

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