Le Coup d’état de Chéri-Bibi

XXIV – DU PLUS GRAND DANGER QUE COURENTLES RÉVOLUTIONS

Ce n’avait pas été une tâche facile pour cepauvre M. Hilaire, obéissant aux ordres de Chéri-Bibi, quecelle de décider les hôtes de l’hôtel du Touchais à le suivre.Quand Cécily avait appris le désastre de son fils et quand Lydieconnut que son fiancé avait été fait prisonnier, elles déclarèrenttoutes deux qu’elles ne tenaient plus qu’à une chose qui étaitd’aller partager son sort dans son cachot.

Heureusement, Marie-Thérèse fut raisonnablepour trois. Soutenue par Jacqueline, elle avait vaincu lesdernières hésitations de Cécily et de Lydie, et nos quatrefugitives, ayant abandonné l’hôtel, étaient restées jusqu’à la findu jour dissimulées au fond d’une singulière échoppe dont lepatron, tout barbouillé de noir, avait métier de vendre du bois etdu charbon.

La nuit tombée, M. Hilaire avait conduitson monde sans encombre, non loin de là, dans une petite ruelle quipassait derrière ses magasins, et où il avait une réserve dans unsous-sol qui communiquait avec ses caves…

On descendait directement de la ruelle danscette réserve, par une porte basse servant ordinairement au passagedes barriques. M. Hilaire eut vite fait d’en crocheter laserrure et d’y faire descendre les quatre malheureuses. Aidé de son« bougniat » en lequel il semblait avoir une bien grandeconfiance, il les installa là, avec quelques provisions de bouche,au milieu de ses fûts, le plus confortablement qu’il put. Lebougniat avait prêté des paillasses et des draps, que l’on futétonné de trouver tout blancs en dépit de la couleur de leurpropriétaire. Enfin, M. Hilaire, après avoir fait sortir lebougniat, après avoir condamné la porte qui faisait communiquer laréserve et sa cave, et après avoir recommandé à ces dames de sebarricader à l’intérieur et de n’ouvrir la porte de la rue àpersonne, sous aucun prétexte, referma cette porte et courut à sonclub pour avoir des nouvelles.

Elles étaient bien mauvaises pour lecommandant mais elles étaient bonnes pour M. Hilaire, à qui onapporta la ceinture de commissaire de la section !

De temps en temps, M. Barkimel, qui avaitpris tant de part, comme nous le savons, à la nomination deM. Hilaire, lui disait :

– Vous ne vous déciderez donc pas àrentrer ? Mme Hilaire doit être morted’inquiétude ! Songez que voilà deux nuits que vousdécouchez !

Mais M. Hilaire n’était point pressé derentrer ! Ah ! ça ne l’inquiétait guère queMme Hilaire fût morte d’inquiétude ! C’étaitbien au contraire l’idée qu’elle ne l’était point, morted’inquiétude, qui le troublait davantage ! « Qu’est-cequ’il allait prendre en rentrant ! »

Tout à coup, il se frappa le front.

Chacun crut qu’il avait trouvé la solution del’un de ces nombreux problèmes sociaux dont la discussion agitaitsi tumultueusement les réunions du club de l’Arsenal et chacun fitgroupe autour de lui.

Et, en vérité, il s’agissait bien de quelquechose comme cela.

– Mes amis, commença M. Hilaire surle ton de la plus grave confidence, pourriez-vous me dire quel est,à l’heure actuelle, le plus grand danger de larévolution ?

Les amis de M. Hilaire se regardèrent enfronçant le sourcil comme si cette pauvre révolution était déjà àbout de souffle et comme si l’on avait pris la précaution de lesréunir tous là, à une heure aussi avancée, pour la sauver.

Mais comme, en général ils manquaientd’imagination, ils secouèrent la tête avec un sombre désespoir.

Alors M. Hilaire se décida à frapper ungrand coup :

– Le plus grand danger de la révolution,c’est la femme !

Et il attendit pour juger de l’effet produit.Ces messieurs se regardèrent, bouche bée ; les uns, quiétaient célibataires, dirent : « Peut-êtrebien ! » ; les autres, qui étaient mariés, ne direntrien du tout pour ne pas se compromettre. Ils attendaient lasuite.

– Il est certain, opina M. Barkimelqui consentait difficilement à se taire, il est certain, parexemple, que les « tricoteuses »…

– Citoyen Barkimel interrompitM. Hilaire, ne dites point de mal des tricoteuses. Ellesétaient laides, mais leur hideur même, en épouvantant les ennemisde la nation, ne faisait qu’ajouter à leur châtiment et laRévolution ne s’en est jamais plainte ! Je vise ici les femmesprivées, l’immense armée de nos femmes, à nous, hommesmariés ! Je parle des femmes de nos foyers, des mères denos enfants, des ménagères au cœur bon et tendre qui nous rendentsi doux le retour à la maison après les travaux du jour ! Cesont celles-là qui sont un danger, un perpétuel danger pour larévolution !

Il s’arrêta encore et les vit tous médusés,comme on dit, et suspendus à ses lèvres.

– En vérité ! continua-t-il avec unenouvelle énergie, combien voyons-nous de citoyens s’étonner despropositions de lois les plus anodines. Combien aussi envoyons-nous qui, partisans, la veille d’une action prompte etterrible, reviennent, le lendemain, avec des amendements destinés àfaire perdre à la loi toute son efficacité et toute saforce ?

« Pourquoi ces changements ?Pourquoi ces tremblements ? Pourquoi cette timidité qui peutperdre, je le répète, la République ?

« … Citoyens ! cherchez lafemme ! C’est un être de bonté, mais aussi de faiblesse ;et cette faiblesse, ô misère, par un étrange phénomène dont il estabsolument nécessaire de nous garder, cette faiblesse est pluspuissante que notre force ! Elle la ruine, avec deslarmes ! Elle la détruit avec un sourire. Elle l’anéantitquelquefois aussi, il faut bien le dire, avec la menace !

« Mes amis, vous m’avez compris !Vous savez maintenant pourquoi le plus grand danger de larévolution est la femme qui vit à notre côté, la vôtre,citoyens ! et, je ne fais pas le malin : la mienne !Quand Mme Hilaire me dit : “Je ne veux pascela ! Tu n’auras pas le cœur de voter cela ! Tu ne feraspas cela !” Je suis presque désarmé ! Eh bien !citoyens, il faut d’un coup nous délivrer de cette néfasteopposition domestique, plus terrible que celle que nous avons àcombattre tous les jours au sein des assemblées populaires !Dès demain, je demanderai au club de l’Arsenal de voter laproposition de loi suivante qui sera portée au bureau de lareprésentation nationale :“La femme d’un citoyenrévolutionnaire qui n’obéit point à son mari encourt la peine demort !”

M. Hilaire se tut, et ce fut untriomphe ! La salle faillit crouler sous les applaudissementsdes révolutionnaires mariés ; et, quant aux autres, ilsapprouvèrent aussi, mais avec un sourire.

– Je veux vous montrer l’exemple dès cesoir ! dit M. Hilaire en s’emparant d’un carton decalendrier périmé ; et il demanda du papier blanc, de la colleet de quoi écrire.

Cinq minutes plus tard, il avait un magnifiqueécriteau sur lequel, en lettres majuscules, était tracée cettephrase flamboyante :

« La femme d’un citoyenrévolutionnaire qui n’obéit point à son mari encourt la peine demort ! »

Il mit cet écriteau sous son bras, envoyachercher au poste voisin deux sectionnaires qui arrivèrent,baïonnette au canon, et auxquels il ordonna de l’accompagner ;après quoi, ayant serré la main de ses amis avec une émotion quifut partagée, car tous connaissaient Virginie, il prit, flanqué deses deux gardes, la direction de sa demeure, où l’attendaitimpatiemment, croyait-il, Mme Hilaire !

Cependant, elle se refusa, cette nuit-là, àlui ouvrir la porte.

En vain, tambourina-t-il avec force sur ladevanture de tôle, Mme Hilaire, retranchée àl’intérieur, déclara du haut de la fenêtre entrouverte de sachambre, « qu’elle ne descendait point pour se geler à uneheure pareille, et que M. Hilaire pouvait s’enretourner ».

La fenêtre se referma avec fracas etM. Hilaire s’en fut passer le reste de la nuit dans lescabarets.

Mais il était furieux, et, à la façon dont, lelendemain matin, vers les huit heures, il s’avança vers la portegrande ouverte, cette fois, de la Grande Épicerie moderne, à lamanière dont il portait son écriteau sous le bras et faisaitavancer ses deux gardes civiques, il était facile de voir que« ça allait gazer » !

Quand il entra, après avoir placé sesguerriers de chaque côté de la porte, Mme Hilaireétait à la caisse. Elle ne leva même pas le nez, selon sonhabitude, quand elle était à l’état de fureur concentrée.

Elle ne vit ni ne voulut voir M. Hilaire,qui avait étalé sur son gilet sa large ceinture à glands d’or etqui était l’objet de l’admiration terrifiée de tous sesgarçons.

M. Hilaire s’avança vers la caisse toutde suite, et avec le plus de courage qu’il put, ce qui, entre nous,n’était guère. Mais enfin, il réussit à attacher, malgré des mainstremblantes, son écriteau, sur le bois même de la caisse.

Mme Hilaire ne pouvait pasencore le lire, mais les garçons en épelèrent les termes et sereplongèrent dans le maniement de leurs sacs de pruneaux enfrissonnant. Qu’allait-il se passer, grands dieux !Qu’allait-il se passer ?

M. Hilaire toussa, affermit sa voix etjeta cette phrase aux échos de la Grande Épiceriemoderne :

– Est-ce que l’on a envoyé les abricotsde Californie ?

Les échos ne répondirent point. Tous les yeuxétaient tournés vers Mme Hilaire qui continuaitd’additionner, d’additionner !

– Est-ce que je parle français outurc ? interrogea encore M. Hilaire qui sentait samoutarde de Dijon lui monter au nez.

Et il répéta :

– Est-ce que l’on nous a envoyé lesabricots de Californie ?

Puis, n’osant regarder sa femme, il fixa unregard si menaçant sur le petit commis que l’enfant, en garant sonpetit derrière, prit la force de répondre :

– J’sais pas, moi, m’sieur !

– Personne ne le sait ici ? grondaM, Hilaire, cette fois, d’une voix terrible.

Alors le premier commis répondit :

– Oui, nous en avons reçu deux caisses devingt kilos, monsieur !

– A-t-il envoyé aussi le« macaroni » ? Et les quarts d’épluchures detruffes ?

M. Hilaire tournait le dos à la caisse.Il eut la sensation de la tempête qui s’élevait derrière lui. Lesouffle de l’ouragan lui apporta ces mots :

– Épluchure toi-même. Qu’est-ce que çapeut bien te faire ce qui se passe ici, quand on a une conduitepareille !

Ce fût au tour de M. Hilaire de ne pasrépondre. Il alla simplement chercher dans un tiroir de la caissela clef de la réserve et s’avança vers une trappe qui s’ouvraitdans le parquet et par laquelle on descendait à la cave.

– Qu’est-ce que tu vas faire à laréserve ? Tu n’as pas besoin d’aller à la réserve, et si tuveux y descendre, tu me feras le plaisir d’aller mettre ton tablieret ta casquette et de m’enlever cette espèce de torchon rouge quetu portes sur le ventre !

– Madame Hilaire, déclara M. Hilairesur un ton qu’il n’avait jamais encore pris en public devant sonépouse, je vous prie de mesurer vos paroles ! Elles sont plusgraves que vous ne le croyez ! Ce torchon rouge, comme vousdites, ne me quittera pas. Il est l’insigne de ma nouvelle dignité.Je suis nommé commissaire de la section de l’Arsenal !

– Beau commissaire, ma foi !Regardez-moi cette tête de commissaire !

– Et chargé, continua M. Hilaireimperturbable, de faire respecter les décrets de l’Assemblée !Lisez, madame.

En prononçant ces mots, il montrait de l’indexde la main droite l’écriteau suspendu à la caisse.

Puis il se retourna et continua son cheminvers la trappe.

C’en était trop pour Virginie.

Elle sauta plutôt qu’elle ne descendit de sontrône-comptoir et elle roula jusqu’à la trappe sur le bord delaquelle elle s’arrêta prudemment. Alors, elle se dressa devantM. Hilaire…

– Je vous défends de descendre à la cavedans cet attirail, s’écria-t-elle, mugissante.

– Cet attirail ! réponditM. Hilaire, cet attirail m’a été imposé par la nation, etdésormais ne me quittera plus !

– Tenez ! vous me faites de lapeine ! Allez vous coucher ! Vous devez en avoir besoinaprès toutes vos orgies !

Et elle se disposa à faire retomber la portede la trappe, fermant ainsi le chemin des caves à M. Hilaire.Mais voilà que celui-ci, outré et décidé aux pires extrémités, laprit par un bras et l’amena devant l’écriteau :

« La femme d’un citoyen révolutionnairequi n’obéit pas à son mari encourt la peine demort ! »

Or, au lieu de s’effondrer, cette forte dameeut le toupet de s’esclaffer et voulut porter une main sacrilègesur l’écriteau de M. Hilaire.

L’épicier-commissaire n’hésita pas pluslongtemps à appeler sa garde à son secours. Les deux gardesciviques se précipitèrent et sur l’ordre de M. Hilaire firentprisonnière Mme Hilaire !

Quand Virginie se vit entre deux baïonnettes,secouée par des lascars qui n’avaient pas l’air de plaisanter, ellechangea plusieurs fois de couleur…

Et cela, juste dans le moment que la rueretentissait d’un brouhaha farouche et que tout un cortège demauvais garçons déchargeaient en l’air leurs revolvers et,brandissant des sabres, acclamaient la première victoire de laRévolution et menaçaient d’une mort imminente tous les citoyens quine hisseraient point à leurs fenêtres le drapeau rouge !

M. Hilaire montra son écharpe et futacclamé.

C’était la révolution qui passait. JamaisMme Hilaire ne l’avait vue de si près. Elle jugeaque c’était fini de rire et pensa que l’écriteau pouvait bienn’être point de fantaisie dans un temps où les hommes« pouvaient tout se permettre » !

Alors, elle pleura, s’avouant ainsivaincue.

– Remettez madame dans sa caisse, ordonnaM. Hilaire à ses soldats. Et ils repoussèrent la bonne damejusque dans son fauteuil.

– Vous avez, jusqu’à nouvel ordre, lagarde de madame, émit l’épicier-commissaire. Vous êtes responsablede sa conduite. Si elle cesse de faire ses additions et si elles’échappe de sa caisse, vous aurez à vous expliquer, devant moi etle comité du club qui ne badine pas avec la discipline… Assez depleurer, madame, et inscrivez « cinq kilos de sucreà… »

Elle écrivait, elle écrivait en sanglotant, ense mouchant, en soupirant, en s’essuyant les yeux, la bouche, sondouble menton gonflé de désespoir.

Et, de temps en temps, quand M. Hilaireavait le dos tourné, elle examinait ce qu’il faisait, le trouvaitbeau dans sa démarche, dans ses gestes décidés comme elle ne lui enavait encore jamais vus, beau avec sa ceinture de commissaire quile faisait saluer bien bas par les clients ! Elle étaitdomptée !

Où était-il passé ? Qu’était-il alléfaire dans la salle à manger ? Un moment, elle l’entenditremuer dans la cuisine… et puis il revint avec une espèce de grandebannette sur laquelle il avait jeté un tablier, et il descenditdans la cave. Elle se demandait ce qu’il y allait faire, etpourquoi il avait pris la clef de la réserve où l’on ne pénétraitque tous les samedis, quand ils renouvelaient les stocks demarchandises où les liquides. Elle compta qu’il y resta près d’unedemi-heure !

Et il lui parut qu’il en revenait avec uneétrange figure très attristée… Quel était ce nouveaumystère ?

Après avoir donné des instructions au premiercommis, il quitta l’épicerie et ne revint qu’une heure plus tard,accompagné d’un « bougniat » qui portait un sac sur sonépaule et qui descendit avec lui à la cave. Le plus joli est queM. Hilaire remonta tout seul, laissant le« bougniat » en bas.

– C’est le nouveau charbonnier d’à côté,fit M. Hilaire en passant près de la caisse. Je lui faisranger les sacs et ramasser la poussière de charbon…

– Mais nous n’avons plus besoin decharbon avant l’hiver, mon ami… osa soupirerMme Hilaire…

– Une femme qui n’y voit pas plus loinque le bout de son nez peut s’imaginer cela, en effet, répliquaM. Hilaire, mais un homme qui prévoit d’ici peu la hausseformidable du combustible sait prendre ses précautions.

– Bien, mon ami ! bien, monami !

– Ah ! je vais te dire : j’aiinvité le « bougniat » à déjeuner ! ça se fait entrevoisins !

– Oh ! mon ami !

Elle suffoqua : il avait invité àdéjeuner ce bougniat, mais il était bien réellement fou ! Etelle se reprit à pleurer.

– Chiale pas ! commanda-t-il, c’estpas le moment, j’ai encore quatre autres invités…

Elle se moucha.

– Tu aurais dû me dire ça plus tôt,j’aurais soigné le menu et j’aurais fait un peu detoilette !

– À la bonne heure ! J’aime à tevoir raisonnable comme ça ! Mais ne te tracasse pas ! Nosinvités sont des gens tout simples qui se contenteront de ce qu’ily aura et pour lesquels il n’y a pas besoin de se mettre sur sontrente-et-un !

Elle pensa : « S’il sont tous commele charbonnier ! »

Mais elle n’imaginait pas qu’elle verraitarriver vers les midi, deux forts de la halle, couverts de farine,un horrible petit voyou chaussé d’espadrilles et un calamiteuxpetit vieillard tout courbé et tout ratatiné que M. Hilairelui présenta dans ces termes : « PapaCacahuètes ! »

Virginie comprit dans un éclair,M. Hilaire prenait des précautions avec le peuple.Quel homme ! Quel génie !

Elle dit :

– Hilaire, je te demande pardon, tu peuxdire à ces deux messieurs de s’éloigner avec leurs baïonnettes, jeferai tout ce que tu voudras !

Alors, il renvoya les deux sectionnaires auposte après les avoir régalés sur le comptoir ; et il embrassaVirginie.

– C’est fini ? lui demanda-t-il.

– Oui, Hilaire !

– Alors, va rejoindre nos invités dans lasalle à manger. Tu n’as à t’occuper de rien que d’être aimable. Tuverras comme tout va bien marcher. J’ai renvoyé la bonne…

– Tu as renvoyé la bonne !

– Oui, elle me gênait avec sesréflexions ! En temps de révolution, on n’a pas besoin debonne. Ça comprend mal ce qui se dit et on n’est jamais trahi quepar ces être-là, tu comprends !

– Tu as raison, Hilaire, tu as encoreraison ; d’autant plus que j’avais une bonne envie de luidonner ses huit jours… C’est incroyable ce que cette fille usait debrillant belge ! Mais qui est-ce qui servira ledéjeuner ?

– Toi donc !

– Et le déjeuner des commis ?

– Je les envoie déjeuner dehors, cinqfrancs à chacun ça vaut mieux.

– Mais tu nous ruines !

– Ils sont contents et ils n’écoutent pasaux portes !

– Bien, bien, obtempéra Virginie,rêveuse.

Le déjeuner se passa mieux qu’elle n’auraitcru.

Ces « pauvres gens » se conduisirentproprement et ne tenaient point de propos déplacés. Comme le« bougniat » s’était lavé les mains elle jugea qu’ilavait « les extrémités bien fines » pour un travailleurde son espèce. Les autres l’appelaient « monsieurFrédéric » et paraissaient le connaître depuis longtemps.« Monsieur Frédéric » appelait les deux forts de lahalle : Polydore et Jean-Jean, couramment.

Quant au clerc de notaire en savate,M. Mazeppa, et au marchand de cacahuètes, ils avaient l’air defaire bande à part et ne se mêlaient pas à la conversation quiroulait sur les événements du jour et sur la prise du Subdamoundont ils disaient pis que pendre…

Mme Hilaire se mettait enquatre pour contenter « tout son monde ». Voyant que PapaCacahuètes était fort triste et mangeait peu, elle lui adressa dedouces paroles :

– Ça va, monsieur, en ce moment, lecommerce des cacahuètes ?

– Mon Dieu ! madame, répondît levieillard avec une grande mélancolie, je dois vous avouer que lecommerce traverse une crise, en ce moment.

Puis il se tut. Et Mme Hilaireretomba dans ses réflexions. Quelles drôles de gens tout demême ! Quels singuliers convives ! Enfin, il était àprésumer qu’elle ne les aurait pas tous les jours à satable !

Comme son épouse en était là de ses pensées etde son ahurissement, M. Hilaire lui confia qu’il avait décidéde donner l’hospitalité aux deux forts de la halle,MM. Jean-Jean et Polydore, lesquels avaient eu le malheurd’être mis à la porte de leur domicile, le matin même, par leurpropriétaire, un bourgeois avare et imprudent qui avait laprétention qu’on lui payât son loyer en ces temps detrouble !

Mme Hilaire ne comprit rientout d’abord à ce qu’on lui disait, tant l’affaire lui apparaissaitmonstrueuse ! Enfin, quand il fut bien entendu qu’on allaitloger ces deux brutes, elle se leva.

Non ! non ! Cette fois, elle enavait assez vu et assez entendu !

– Où vas-tu, ma chérie ? demandaM. Hilaire. Elle s’en fut à la cuisine. M. Hilaire larejoignit :

– Quoi donc ? fit-il. Il y a quelquechose de cassé ?

Elle eut une expiration de soufflet de forgeet finit par dire :

– Tu ne voudras pourtant pas leur donnernotre lit ?

– Non ! répondit M. Hilaireavec tranquillité. Je les mettrai dans la cave. Là, ils ne nousgêneront pas !

– Dans la cave ! dans la cave où ily a le vin ! le jambon ! le cervelas ! lesprovisions de comestibles ! Dans la cave !

Mme Hilaire, pour ne pastomber, se raccrocha au garde-manger qui céda, et M. Hilairedut retenir le tout, ce qui fut, un moment, l’un des plus grandsefforts de sa vie.

Enfin Virginie retrouva l’équilibre.

– Je ne comprends plus rien à ce que tume dis, ni à ce que tu fais, et je crains bien de devenirfolle ! C’est peut-être déjà fait !

Alors, pitoyable, M. Hilaire embrassaMme Hilaire, qui eut envie de le mordre, mais qui,après ce qui s’était passé, trouva plus prudent de recevoir lacaresse avec un sourire :

– N’essaye pas de comprendre, maVirginie, et tu seras heureuse ! Sur quoi, il la laissa etalla s’enfermer dans la salle à manger avec ces gens qui étaient decondition si bizarre et que Mme Hilaire n’avaitjamais vus « ni d’Ève, ni d’Adam ».

Mme Hilaire, les jourssuivants, en vit bien d’autres !

La salle à manger était devenue comme la salled’une sorte de conseil de guerre où se rencontraient à toute heurece fantastique marchand de cacahuètes, ce petit voyou de Mazeppa,le « bougniat » et ces deux forbans qui ne quittaientplus guère la maison.

C’étaient ces deux-là, Polydore et Jean-Jean,qui tracassaient le plus Mme Hilaire : lessavoir, la nuit, chez elle, en train de faire ce qu’ils voulaient,cela « la dépassait » et « elle s’en mangeait lessangs » !

Le plus beau était que M. Hilairecontinuait de leur descendre lui-même ce qu’il appelait « leuren-cas pour la nuit » ! Et quel en-cas ! Du poulet,des primeurs, des fruits… enfin, tout ce qu’il y avait demieux ! Elle croyait rêver !

Enfin, elle avait reçu l’ordre de ne plusdescendre à la cave !

– Tu comprends, avait ditM. Hilaire, maintenant qu’il y a deux hommes qui l’habitent,ta place n’est pas là !

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