Le Coup d’état de Chéri-Bibi

XXII – M. FLORENT VIT DANS LESTRANSES

On suppose bien que les honnêtes bourgeois, ences temps de troubles, se terraient comme des lapins. Mais le pluslapin de tous était bien M. Florent.

L’ex-marchand de papier à lettres était revenuà Paris après l’échec du coup d’État, en proie à une rareconsternation.

Nous devons, du reste, à la vérité deproclamer que cet accablement de M. Florent lui venait moinsdu mauvais sort de la patrie, livrée, selon sa forte expression,aux bourreaux de la démagogie, qu’à la méchante idée qu’il sefaisait de sa sécurité personnelle.

Il s’accusait avec amertume d’avoir, sans quepersonne l’y forçât, publiquement annoncé, sur une place deVersailles, que la République était « dans lesciau ».

Toutes ses manifestationsantirévolutionnaires, dans un temps où la Révolution, en dépit despronostics de M. Florent, triomphait, apparaissaient àcelui-ci comme autant de fautes incalculables.

Il habitait un petit appartement au cinquièmeétage d’un vieil immeuble du Marais ; son dessein était de s’yenfermer, bien décidé de n’en sortir que le moins souvent possibleet avec grande prudence.

Il était bien avec son concierge, le pèreTalon, un nom épatant pour un ressemeleur de bottes !

Et un brave homme, qui avait toutes les idéespolitiques de M. Florent et professait un grand mépris pourles amateurs de réunions publiques.

Ainsi M. Florent espérait-il, sans tropde peine, traverser les mauvais jours qui, dans sa pensée, devaientêtre rapides, car il continuait de croire que toute cettetragi-comédie s’effondrerait bientôt.

Cependant, il commença de trouver que leschoses tournaient au pis, quand au coin de la rue il fut jeté enplein dans une cohue qui agitait des sabres et des piques.

Cette foule hurlante sortait d’un muséemilitaire qu’elle avait dévalisé de ses armes archaïques, et commeil s’y mêlait de vociférantes figures de commères, telles qu’on envoit sur les estampes françaises datant de la prise de la Bastille,M. Florent put se croire revenu aux temps héroïques.

Il pensa en défaillir et s’écrasa sous unporche pour laisser passer cette tourbe.

Tout à coup, la rue s’emplit d’un immensepopulaire qui criait : « À mort le Subdamoun ! Vivela révolution ! » et qui portait quelques hommes du jouren triomphe. M. Florent se dit qu’on le regardait peut-être etil cria de toutes ses forces : « Les aristocrates à lalanterne ! »

Sur quoi, un monsieur très calme, M. Saw,qu’il connaissait très bien pour lui avoir loué tous les volumes desa bibliothèque circulante, au temps qu’il était dans le commerce,et dont chacun s’accordait à louer les manières réservées et lesopinions de tout repos, lui dit : « Monsieur Florent, iln’y a plus de lanternes ! »

Puis, M. Saw, sans se retourner, sautadans un autobus qui passait.

M. Florent avait rougi. Ce monsieurconnaissait ses opinions et certainement le prenait pour unlâche.

M. Florent, dégoûté de lui-même, sesauva.

Il arriva chez lui et fut frappé de l’airsournois avec lequel l’accueillit le citoyen Talon. Au fond de sonéchoppe mal éclairée, coiffé d’un ignoble bonnet et tapant sur sasemelle avec rage, le concierge de M. Florent lui produisitl’effet du savetier Simon.

Il crut adroit d’expliquer qu’il était alléfaire un petit tour à la campagne, qu’il venait de rentrer et qu’iln’était au courant de rien.

– C’est bon ! grogna Talon. Maisdemain, il faudra passer à l’Arsenal pour vous faire délivrer unecarte de civisme. Sans quoi, je serai obligé de vousdénoncer !

– Vous, monsieur Talon, vous feriezcela !

– Ah ! je me gênerais ! On estvenu du club ! On a passé dans toutes les maisons ! Parles temps qui courent et quand les bourgeois rêvent de renverser laRépublique, c’est bien le moins que le peuple se défende !Monsieur Florent, entre nous, permettez-moi de vous dire que, pourvotre sécurité personnelle, il serait grand temps de changerd’opinion !

– Eh ! répliqua M. Florent, deplus en plus inquiet, je ne demande qu’à vivre en paix, moi !Vous avez bien raison ! Et je vois que, de votre côté, vousn’avez pas hésité non plus…

– De quoi ? De quoi ?interrompit cet homme mal élevé… Taisez-vous ! Vous ne savezpas ce que vous dites, monsieur Florent ! Vous n’avez jamaisconnu mes vraies opinions, parce que je les ai toujoursdissimulées ! Mais aujourd’hui, je n’ai aucun effort à fairepour les montrer ! Puisqu’on est les maîtres, on n’a plus dechichi à faire avec personne ! Ah ! tenez, moi, jel’aime, le régime des suspects du temps de la Commune, comme ilsdisaient en France en 1871.

– Ne me parlez pas de Commune, monsieurTalon ! La Révolution a été un gouvernement ! La Terreura été un gouvernement ! Mais, la Commune, ça n’a été rien dutout. Du brigandage, oui ! du pillage et del’incendie !

M. Talon se souleva sur son escabeau ets’avança, terrible, sous le nez de M. Florent qui recula.

– La Commune n’a pas été ungouvernement !

Et il brandissait son tire-point comme unsabre. M. Florent se recula et sortit, en tremblant, un billetde vingt francs de sa bourse. Il le déposa sur la table deM. Talon.

– Vous ne pourriez pas aller retirervous-même ma carte de civisme, monsieur Talon ? Vous meconnaissez depuis longtemps… Vous pouvez répondre de moi !

– Non ! vous avez une réputation deréac dans le quartier ! Je n’ai pas envie de mecompromettre… répondit M. Talon en mettant le billet dans sapoche.

– C’est bien ! j’irai trouver monami Hilaire, qui est secrétaire du club, et qui connaît, lui, mesvéritables opinions. Sans rancune, monsieur Talon, et gardez mesvingt francs tout de même.

Et il grimpa ses cinq étages, les jambesmolles et l’esprit en désordre.

« Réputation de réac ! »… C’estlui qui l’avait voulu ! Ah ! M. Barkimel avait étéplus malin que lui ! Il ne s’était jamais moqué de la nouvellerévolution, lui ! Il ne l’avait jamais tournée enridicule ! Il avait toujours vécu dans une respectueuseterreur de l’extrême-gauche, si bien que la révolution éclatant,M. Barkimel, qui l’avait toujours prise au sérieux, s’étaittrouvé tout prêt à s’enrôler parmi ces hommes redoutables.

Jamais M. Florent n’oserait allerchercher sa carte de civisme ! Où trouverait-il les témoinsnécessaires ? Il était sûr de la haine deM. Barkimel ! Et il ne pouvait plus répondre de l’amitiéde M. Hilaire, lequel devait être fort occupé à se défendrelui-même contre les soupçons du club et les dénonciationssournoises de l’abominable Barkimel ! Ah ! ceBarkimel ! que n’aurait-il pas fait pour être nommé officierd’académie !

M. Florent finit, le lendemain matin, pars’entendre avec M. Talon, qui était venu lui apporter lesjournaux. M. Talon reçut mille francs, moyennant quoi ils’engageait « à ne pas avoir vu passerM. Florent ».

Ainsi M. Florent serait absent ! Nulne l’aurait revu ! Pendant ce temps, M. Florent vivraitsans bruit, au fond de son appartement, de conserves et d’eaufraîche… Cela durerait ce que cela durerait !

Notre homme vécut ainsi dans une sécuritérelative pendant une douzaine de jours. Nous disons« relative » parce que, s’il avait la sécurité physique,il vivait dans des transes morales effrayantes.

Le père Talon lui glissait, de temps à autre,sous sa porte, un journal, et ce qu’il y lisait le rejetait àl’effroi le plus farouche.

Les nouvelles de l’Hôtel de Ville, les décretsdu comité de Salut public, les arrêts du comité central desurveillance, les proclamations de Coudry, dans sa gazette desclubs, l’anéantissaient.

– Ce Coudry ! Mais c’estHébert ! mais c’est le père Duchesne ! murmurait lepauvre Florent ! Qu’est-ce que je disais qu’on ne recommencepas la Révolution ? Mais nous y sommes en plein !

Et son érudition quant à l’histoire de lagrande Révolution française, érudition dont il était si fier, luilaissait entrevoir mille tableaux plus angoissants les uns que lesautres.

Un matin, il lut un article qui le fit bondirde son lit. Cet article était intitulé : « Parisiens,levez-vous ! »

Et cela commençait ainsi : « Dusang ! citoyens ! du sang ! Périssent quelqueshommes ! Il faut couper les bras pour sauver lecorps ! »

Cela était signé :« SAW. ».

– Saw ! râle M. Florent,Saw ! mais c’est ce monsieur très bien qui venait à mabibliothèque et qui, l’autre jour, m’a rappelé qu’il « n’yavait plus de lanternes ». Ainsi, lui aussi ! Un articlepareil ! un client si tranquille, si comme il faut ! Maisc’est la fin du monde !

« Après tout, reprit-il, quelquesinstants plus tard, quand il eut essuyé la sueur de son angoisse,après tout, il a bien raison ! Il ne s’embarrasse pas de sesopinions passées… Il n’y a que les présentes qui comptent !puisque ce sont les seules qui sont utiles ! Il faut savoirs’adapter aux circonstances ! Il y en a qui commencent par larévolution et qui finissent par la réaction ! On peut aussibien, que diable ! commencer par la réaction et finir par larévolution ! Pourquoi serais-je plus bête que ceSaw ?

Et il imagina ceci : d’écrire, lui aussi,des articles signés d’un pseudonyme, articles qu’il enverrait à laGazette des clubs et dans lesquels il ferait preuve d’unamour farouche de la liberté, et qu’il animerait du plus pur espritde la grande Révolution française qu’il connaissait sibien !

Il avait justement gardé chez lui, de sonancienne bibliothèque circulante, une demi-douzaine de volumesallant des discours de Mirabeau aux réquisitoires deFouquier-Tinville et il s’empressa, illico, de puiser sansvergogne à cette source sacrée.

Comme disait l’ancêtre : « Del’audace, de l’audace et encore de l’audace ! ».

Il en eut au fond de son trou obscur plusqu’on ne saurait dire et il voua à l’échafaud tous ceux qui, surcommandement, ne sauraient énumérer les Droits de l’homme, cecatéchisme de tout bon citoyen de tous les pays.

Son plan était, après quelques envois de cettesorte, de se présenter à la rédaction du journal de Coudry et dedévoiler sa personnalité désormais glorieuse et à l’abri des coupsde la révolution.

Le foudroyant succès de la nouvelle politiquede M. Barkimel, qui lui fut révélé par les feuilles publiques,lui donna un prodigieux coup de fouet et il espéra surpasser sonancien compagnon par l’intransigeance de son civisme !

En vérité ! que pouvait-il avoirfait ? ce Barkimel, à l’intelligence si médiocre, pour avoirété choisi, élu, présenté par la section de l’Arsenal commemembre du tribunal révolutionnaire ?

M. Barkimel était juge,maintenant !

Et M. Hilaire, l’épicier Hilaire, était« commissaire de sa section » !

Les articles, soigneusement cachetés, étaientportés à la boîte de la place de l’Hôtel-de-Ville par le père Talonlui-même qui venait de toucher son deuxième billet de mille francset qui trouvait plus que jamais que le régime de la Terreur avaitdu bon.

Avec quelle anxiété M. Florent ouvraittous les matins la Gazette des Clubs pour y lire sa prose…Mais, hélas ! C’était en vain qu’il y cherchait sonchef-d’œuvre et sa signature : le Vieux Cordelier !

Trois articles étaient déjà portés et ilvenait de remettre le quatrième, un quart d’heure auparavant, aupère Talon, quand un grand tumulte et un grand bruit de crossesemplit la rue des Francs-Bourgeois.

Il était sept heures du soir, M. Florent,qui habitait sous les toits, se risqua à mettre le nez à salucarne.

Alors, il aperçut au-dessous de lui, le pèreTalon qu’accompagnaient des civils ceinturés de rouge et suivisd’une section en armes ! Il ne douta plus que le père Talon, àqui il avait eu l’imprudence, en lui donnant le deuxième billet demille francs, de déclarer qu’il n’avait plus le sou, il ne doutaplus que l’horrible savetier fût allé le dénoncer pour toucher uneprime !

Déjà on entendait des pas pesants dansl’escalier et les cris des officiers.

M. Florent n’hésita point à se glissercomme un chat dans les gouttières ; et, favorisé par lesombres d’un obscur et lourd crépuscule, il put parvenir de toit entoit, après avoir failli se rompre vingt fois les os, jusqu’à lafenêtre entrouverte d’une mansarde dans laquelle il se jeta àgenoux, à tout hasard.

Mais la pièce était vide.

M. Florent se releva, ouvrit la porte etdescendit l’escalier de son air le plus tranquille.

Le sort le gâta encore jusqu’aurez-de-chaussée où il se trouva dans une cour étroite, mal éclairéepar les feux d’un petit cabaret bien connu de lui et deM. Barkimel au temps où ils s’offraient l’extra d’une tripe àla mode de Caen, arrosée d’un cidre mousseux !

Pour fuir, il fallait traverser cettecour ; et la fenêtre du petit cabaret était justementouverte ! La salle était pleine de dîneurs qui trinquaientbruyamment « au triomphe de la Ville surl’Assemblée ! »

M. Florent venait d’apercevoirM. Barkimel !

Oui. M. Barkimel, triomphant, le ventreceinturé des insignes de sa fonction, M. Barkimel, trônant,mangeant, buvant, M. Barkimel traitant les principaux de sasection en grand seigneur, M. Barkimel que l’on écoutait quandil parlait !

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