Le Coup d’état de Chéri-Bibi

X – LE MARCHAND DE CACAHUÈTES

Lavobourg s’était fait annoncer à Sonia.C’était la première fois qu’il allait la revoir depuis son terribleentretien avec le baron d’Askof.

La veille, il s’était présenté à l’hôtel versles cinq heures, mais on lui avait répondu que madame était sortieet qu’elle dînerait en ville.

Vers les onze heures, il était revenu àl’hôtel. On lui avait dit que madame s’était couchée, qu’elle avaiteu un violent mal de tête, qu’elle avait prié qu’on la laissâtreposer et qu’on avertît M. Lavobourg, s’il se présentait àl’hôtel, qu’elle comptait sur lui au déjeuner du lendemain.

Lavobourg avait passé la nuit du samedi audimanche sans fermer l’œil. Il n’avait point revu Askof, mais iln’avait cessé de penser à lui et à ce qu’il lui avait dit. Etil n’était plus sûr de rien !

Il ne doutait point qu’Askof fût très épris deSonia. Le baron avait peut-être parlé par jalousie. D’autre part,Lavobourg tenait d’Askof lui-même que celui-ci ne travaillait pourle commandant que contraint et forcé et qu’il détestaitJacques ! Askof n’avait peut-être imaginé toute cette horriblefable des amants surpris que pour le déterminer, lui, Lavobourg, àune vengeance qui aurait fait surtout son affaire, à lui,Askof !

Peut-être aussi avait-il dit lavérité ?

Lavobourg souffrait tellement de cettevérité-là qu’il était disposé de plus en plus à ne pas ycroire !

– Bonjour, Lucien !

Elle venait d’entrer. Elle avait une de cescharmantes toilettes floues d’intérieur, robe de déjeuner intime,faite de quelques chiffons, dont toute la « façon »consistait dans l’art avec lequel elle les drapait autour de sesbelles formes souples.

Rarement elle l’appelait ainsi par son petitnom.

« Lucien ! » Il la regarda.

Elle lui dit tout de suite :

– Vite que je vous rassure… tout vabien ! Il ne reste plus qu’une petite formalité dont je vousparlerai tantôt, et bientôt toutes vos transes seront finies…Voyons, racontez-moi tout ce que vous avez fait depuis que je nevous ai vu.

– Et vous ? fit-il brusquement. Laréplique était partie malgré lui.

Surprise du ton dont cela avait été lancé,elle le fixa avec audace, peut-être avec trop d’audace :

– Comment : et moi ?

– Oui, et vous ? Voilà deux joursque je me présente à votre hôtel et deux jours qu’il m’estimpossible de vous voir !

– Vous vous présentez à mon hôtel !On ne vous reçoit pas ! Vous savez bien que vous êtes chezvous, dans mon hôtel… Mais vous êtes fabuleux, mon cher ! Jedînais en ville, tout simplement… Voyons, Lucien, sérieusement,qu’est-ce que vous avez ?

– Rien ! Rien ! fit-il en luiprenant les mains et en les couvrant de petits baisers précipités…rien…

– Et puis, dit-elle, de sa belle voixgrave et richement timbrée, et puis, j’ai travaillé avecJacques !

– Ah !

– Cela vous étonne ? Pourquoidites-vous : « ah ! » de ce ton demélodrame ? Vous êtes toujours jaloux ? Vous m’amusez,vous savez, avec votre jalousie ? Ah ! mon pauvre ami, sivous saviez ce que je compte peu pour lui !

– Oui, oui, vous dites toujourscela ! Mais dois-je vous croire ? Et il lui souriaitmaintenant.

Lui, il ne croyait plus, non, il ne croyaitplus l’affreuse chose. Sonia était trop simple, trop franche et luimontrait un si honnête visage !

– Ne reparlons plus de ces enfantillages,supplia-t-il. Et causons un peu politique. Voyons ! Est-ce queje vais bientôt être mis dans le grand secret ?

– Tout de suite, mon cher, c’est-à-direaprès le déjeuner… Vous saurez tout. Et c’est moi qui suis chargéede tout vous apprendre ! Plaignez-vous ! Nous allonspasser un bel après-midi ensemble ! Voici le programme de lajournée :

« Déjeuner intime dans le petit boudoir.À ce déjeuner, il n’y aura que Jacques, que personne ne saura ici,Askof, qui viendra ostensiblement, vous et moi !

« L’après-midi, nous travaillons tous lesdeux. Le soir, nous dînons dans un restaurant du boulevard, vous,Askof et moi. Il faut que nous nous montrions, mon cher… Ensuite,nous irons au théâtre, et, à minuit et demi, au bal du Grand-Parc,où nous avons une loge.

« Quand on nous aura vus jusqu’à deuxheures du matin, faisant la fête, le gouvernement sera peut-êtrerassuré sur la grrrande conspiration !

« À deux heures, nous rentrons ici tousles deux où nous retrouvons Jacques et où nous l’aidons dans sondernier travail. Ainsi on ne se quitte plus jusqu’à ce que… jusqu’àce que nous ayons sauvé la République !

– Et il n’entre pas encore dans votrepensée que vous ayez à redouter quelque catastrophe ?

– Tout est possible, mais je ne la crainspas !

– Je vous admire !

On annonça le baron.

Elle alla au-devant de lui, lui serra la mainavec une grande cordialité et s’excusa de les laisser un instanttous les deux. Askof s’en fut tout de suite à Lavobourg :

– Eh bien ?

– Eh bien ! répéta Lavobourg enouvrant négligemment un journal… Avez-vous du nouveau ?

– Et vous ?

– Moi ? Ma foi non ! Je vousdirai que je n’ai pas ouvert une feuille depuis quarante-huitheures… et que j’ai renoncé à comprendre quoi que ce soit à ce quise passe autour de moi ! J’ai essayé de faire parler Sonia.Elle a renvoyé ses confidences à une heure encore indéterminée…J’ai essayé de vous faire parler, vous ; vous avez été plusmystérieux à vous tout seul que tous les autres, réunis !

– Il me semble, fit Askof à voix basse,en regardant Lavobourg avec un certain étonnement, il me semblequ’il y, a un point sur lequel je n’ai pas été mystérieux avecvous !

– Oui, je sais… répondit brusquementLavobourg en jetant son journal ! L’histoire de Sonia et deJacques ! Eh ! bien, je vous dirai la vérité, mon cher,je n’y crois pas !

Askof recula d’un pas. Certes, il nes’attendait point à un pareil revirement.

– Alors, vous croyez que j’ai inventécette histoire ? Mais nous en reparlerons ! Chut !la voilà !

Sonia rentrait.

– Vite, mes enfants ! montons, leurjeta-t-elle joyeusement. Le commandant est arrivé !

Ils trouvèrent Jacques dans le petit boudoiroù la table avait été dressée. Ce fut tante Natacha qui servit.

Le déjeuner commença d’abord dans le plusprofond silence. Lavobourg observait Jacques et Sonia. Ils ne seregardaient même pas et paraissaient tout à fait à l’aise.

Enfin, le commandant se tourna versLavobourg :

– Mon cher Lavobourg, lui dit-il, noustouchons au but. Tout me fait croire que nous réussirons. En casd’insuccès, je prendrai tout sur moi. Sonia va vous demander tout àl’heure un petit service. Il s’agit de signatures. Si l’affairetourne mal, vous pourrez dire que ces signatures vous ont étéextorquées de force et sous menace de mort. Je ne vous contrediraipoint. En cas de succès, vous partagerez ma fortune. Nous aurons ungouvernement provisoire avec un duumvirat. Nous nous partagerons lepouvoir !

Lavobourg ne trouvait rien à répondre. Ilparaissait très occupé par son assiette et cependant les morceauxne « passaient » que très difficilement.

– Eh bien ! vous êtes sourd ?dit Sonia, impatientée.

– Non, ma chère, répondit-il… Lecommandant sait que je lui suis tout acquis et je lui souhaite lesuccès de son entreprise pour le pays. Quant aux dangers, je sauraien prendre ma part !

– Ce pauvre Lavobourg, dit en riant lecommandant, est de beaucoup le plus brave de nous tous ! Carau fond ! il est le moins rassuré et il marche quandmême ! Il est bon que vous sachiez que c’est sur mon ordre quecertains journaux ont répandu les bruits les plus sinistres,relativement aux desseins de la commission d’enquête. J’ai vouluimpressionner un peu mes troupes avant d’aller au combat, pourqu’elles sachent bien qu’il n’y aura de salut que dans la victoire.Baruch, le président du Sénat, m’a fait savoir que l’état d’espritde la Haute Assemblée était excellent et que la peur avait faittomber les dernières hésitations ! J’ai, d’autre part, de trèsbonnes nouvelles de l’armée. Elle est tout entière avec nous !Il ne tient qu’à nous d’avoir son concours. Elle nous le donnera sinous sommes la loi ! ne serait-ce qu’un quartd’heure, une demi-heure ! C’est suffisant ! Après elle nenous le retirera plus, car nous serons la force !

– Euh ! fit Askof… tout cela esttrès beau, mais j’aimerais mieux des noms de généraux…

– Avec cela que vous ne les connaissezpas ! dit Jacques. Mon cher Askof, je ne vous ai encore rienpromis. Vous nous avez été si utile, et vous vous êtes montré simerveilleusement ingénieux pour la garde de nos petits secrets etla sécurité de nos chères personnes, que je ne sais que vousoffrir. C’est bien simple, vous prendrez tout ce que vous voudrez,n’est-ce pas, Lavobourg ?

Askof avait fait un signe à Lavobourg et,après avoir pris congé, s’était éloigné, disant qu’il n’avait pasun instant à perdre. Aussitôt Lavobourg fit :

– Ah ! vous permettez ! J’ai unmot à dire à Askof !

Et il quitta la pièce, refermant la porte surJacques et sur Sonia.

Alors Askof lui fit entendre de le suivre àpas de loup dans un petit corridor obscur qui, par derrière,rejoignait le mur du boudoir.

Là, il fit glisser une étoffe et lui désignaune fente dans la cloison à laquelle Lavobourg appliquaimmédiatement un œil.

Ce qu’il vit ne fut point d’abord pourl’émouvoir :

Jacques et Sonia étaient debout tous deux.Jacques rangeait des papiers dans son portefeuille.

Puis ils échangèrent quelques motsinsignifiants.

Enfin Jacques prononça :

– Et maintenant pour sortir, il faut quej’aille me redéguiser… Au revoir, Sonia…

Et il se pencha avec une extrême politesse surla main qu’elle lui tendait. Mais comme il se relevait, elle luiprit la tête à pleines mains et lui planta sur les lèvres un baiserdont il se défendit à peine.

– Sonia, vous êtes folle ! Vous êtesfolle !

Et quand il put respirer :

– Et vous m’aviez promis d’êtreraisonnable !

– Jacques, je vous adore !

– Vous savez bien que c’estdéfendu ! pendant quarante-huit heures ! À ce soir…

Et il disparut par la petite porte derrière legrand portrait en pied.

Sonia resta quelques secondes immobile.

– Mais c’est vrai, que je suisfolle !

Et tout à coup, elle murmura :

– Je ne pense plus à Lavobourg,moi ! Où donc est-il passé ?

Elle le trouva dans le fumoir, fumant comme unsapeur.

– Quelle tabagie ! s’exclama-t-elle…je croyais que vous ne fumiez plus de cigare ! et vous prenezde l’alcool, maintenant ?

Lavobourg était étendu sur un divan et s’étaitfait servir une fine champagne.

Lavobourg stupéfia, cet après-midi-là, SoniaLiskinne par l’empressement plein de bonne humeur avec lequel il sesoumit à tous ses caprices.

Il ne s’étonna de rien et quand il sut cequ’on attendait de lui, il se mit immédiatement à la besogne etsigna tous les bulletins de convocation qu’on lui présenta.

À six heures, le valet de chambre deLavobourg, sur un coup de téléphone de son maître, vint avec unevalise l’habiller.

Sonia avait dit en riant à son ami qu’il étaitson prisonnier, qu’elle ne lui permettrait pas de faire un pas sanselle, prétextant qu’on pouvait avoir besoin de lui d’un moment àl’autre.

En secret, il glissa un pli à son valet dechambre qui reçut la commission de courir chez Hérisson. Le valetde chambre le quitta et revint le trouver presque immédiatement. Aumoment de sortir de l’hôtel, on lui avait fermé la porte au nez etdeux individus l’avaient assez grossièrement invité à venir faireune partie de cartes avec eux, dans la loge du concierge.

– C’est bien, Jean, fit Lavobourg enreprenant le pli : qu’il mit dans sa poche, allez jouer auxcartes, mon ami, et ne faites ici que ce que l’on vous permettra defaire. Vous êtes aujourd’hui aux ordres deMlle Liskinne.

Lavobourg alla trouver sa belle maîtresse etlui fit part de l’incident, sans en montrer, du reste, aucuneméchante humeur.

– Vous faites bien de ne pas vousfroisser, mon ami, lui dit Sonia. La consigne est générale. Lesecret est dans cette maison. On ne doit plus en sortir… qu’avecmoi ! Askof va venir tout à l’heure. Bien que je vousrecommande de ne rien lui dire qui ne soit absolument nécessaire,lui non plus ne nous quittera plus.

Et comme Askof entrait justement :

– Voici le baron ! Eh bien !partons ! Où allons-nous dîner ?

Ils allèrent dîner au bois, puis ils passèrentune heure dans un petit théâtre à la mode. Partout, ils firentsensation. D’abord, Sonia était très en beauté et on admirait aussi« l’abatage » de Lavobourg que quelques-uns croyaientdéjà sous les verrous.

Dès dix heures du soir, au Grand Parc, et dansles dancings, c’était une trépidation étourdissante et continue.Paris s’était mis là à virer, à tourner, à fox-trotter, àtanguer.

On jouissait de l’heure, dans la terreur dulendemain. Allait-on périr ? Allait-on être sauvé ? Enattendant, dansons !

Et les modes, comme aux pires temps duDirectoire, donnaient à cette cohue un air de mascarade.

C’étaient, dans la corbeille des loges, desFlores, des Hébés, des Grecques, des Orientales. Mais la plus belleet la plus admirée, ce soir-là, était, entre Lavobourg et le barond’Askof, qui avaient la fièvre de ce merveilleux voisinage autantque de leur vengeance prochaine, c’était la belle Sonia.

Quand elle apparut dans sa loge et qu’ellelaissa tomber son manteau, il y eut un murmure d’admiration.

Parmi ceux qui la dévisageaient avec le plusd’assiduité étaient trois personnages assis à une table à quelquespas de la loge.

C’étaient trois braves bourgeois qui nedevaient guère être habitués du lieu.

Ils paraissaient être plus offusqués par toutce qu’ils voyaient que transportés d’enthousiasme ! et latoilette de Sonia en particulier semblait exciter leurscritiques.

L’un d’eux fixait même l’artiste aveceffronterie. Elle tourna la tête et ne s’occupa plus de ces troisimbéciles qui ne savaient point rendre hommage à la beauté quandcelle-ci fait la grâce aux passants de lui montrer un peu de sesaimables secrets.

– Détourne la tête, courtisane éhontée,fit M. Barkimel à mi-voix, assez prudemment pour n’êtreentendu que de ses voisins, rougis si tu le peux encore, duscandale que tu provoques, femme indécente ! mais tu ne feraspas baisser les yeux à un honnête homme !

Mais M. Florent était d’un avisdifférent. Il ne l’envoya pas dire à M. Barkimel. Les deuxamis se chamaillèrent si bien que tout à coup M. Hilaire,visiblement agacé, se leva en priant ces messieurs de ne point sedéranger et en leur annonçant qu’il serait de retour tout de suite.Et il sortit du bal. C’était la troisième fois qu’il se livrait àce manège.

Il est incompréhensible ! exprimaM. Florent, et je me souviendrai de sa journée decongé !

Comme notre maître épicier venait de sortir,un monsieur, copieusement barbu, enveloppé d’un ample pardessus etcoiffé d’un chapeau de feutre mou qui lui descendait sur les yeux,vint s’installer sur sa chaise.

– Cette chaise est prise, déclaraM. Barkimel.

– Elle appartient à un de nos amis qui vavenir et qui ne sera pas content de trouver sa place occupée,ajouta M. Florent.

Mais les deux braves bourgeois pouvaient diretout ce qui leur plaisait, l’intrus ne paraissait même pas lesentendre.

– Enfin, monsieur, êtes-voussourd ?

– Quoi ? monsieur ? Qu’est-cequ’il y a ? Qu’est-ce que vous dites ?

– Nous vous disons que cette chaise estretenue !

– Non, messieurs, non, cette chaise n’estpas retenue. Quand une chaise est retenue, on met quelque chosedessus, mais il n’y avait rien sur cette chaise. Je la garde.

– Ah ça ! mais, monsieur, exprimaM. Florent avec une grande dignité qui fit l’admiration deM. Barkimel, ah ça ! nous prenez-vous pour desimbéciles !

Oui, messieurs ! répondit l’homme auchapeau mou.

MM. Barkimel et Florent se regardèrentavec des yeux de flamme comme s’ils se consultaient pour réduire enbouillie cet impertinent personnage ; puis, M. Florent,toujours avec la même dignité, laissa tomber ces mots :

– Du moment où vous le prenez sur ce ton,monsieur, nous n’avons plus rien à dire !

– Très bien ! fitM. Barkimel.

L’homme, avec sa chaise, s’éloignaitinsensiblement de la table, se rapprochant ainsi de la loge occupéepar la belle Sonia.

– Il a peur ! ditM. Florent.

– Tu lui as bien « rivé sonclou », dit M. Barkimel.

Sur ces entrefaites parut M. Hilaire, quis’étonna de n’avoir plus de chaise.

– C’est monsieur qui vous l’aprise ! expliqua M. Barkimel.

– Par exemple ! s’écriaM. Hilaire.

À ce moment, l’homme quitta la chaise ets’appuya de dos contre le coin de la loge de la belle Sonia etM. Hilaire courut reprendre son siège, ce qui fit sourirel’homme.

– Il n’a point « pipé »,observa M. Barkimel. Au fond, c’est un lâche.

– Sans compter qu’il a de drôles defaçons, cet olibrius, fit remarquer M. Florent. Regardez-le,comme il se glisse devant la loge, les mains derrière ledos !

– Moi, si j’étais à la place de la belleSonia, je me méfierais ! et je ne laisserais point pendrecomme ça mon réticule !

– Tenez ! voilà l’homme qui passedevant le réticule ! Il est passé ! et le réticule estparti !

– Au voleur ! s’écriaM. Hilaire d’une voix éclatante.

L’homme était déjà loin, se faufilant parmiles groupes du côté de la porte de sortie !

M. Hilaire se précipita : « Auvoleur ! Arrêtez cet homme ! » M. Hilaire futimmédiatement entouré, bousculé et même frappé.

– Quel voleur ? Quel voleur ?lui criait-on, et on le rouait de coups.

M. Hilaire, dégagé par un gardemunicipal, put enfin donner des explications :

– C’est un homme qui a volé le réticulede la belle Sonia !

Tous les regards se tournèrent vers la loge del’artiste.

– On vous a volé votre réticule ?demanda le garde.

– Moi ? répondit la belle Sonia,mais je n’avais pas de réticule !

– Mais enfin, je n’ai pas rêvé, s’écriaM. Hilaire, exaspéré… Il y avait bien là, tout à l’heure, unréticule qui pendait hors de la loge et que madame tenait à lamain !

– Cet homme est fou ! dit la belleSonia.

– Quand on a l’habitude de se divertir àce genre de plaisanterie, fit un autre, on reste dans les balsmusette !

– Monsieur n’a pas l’habitude defréquenter le beau monde, fit tout à coup une voix étrange,sourde, rauque, rocailleuse, qui semblait sortir de terre.

À cette voix, M. Hilaire tressaillit.

Il aperçut un vieillard effroyablement casséen deux par les ans qui se traînait ici et là, comme une larve,laissant derrière lui, à presque toutes les tables et sur le borddes loges, quelques-unes de ces petites cacahuètes dont il portaitun petit baril plein, à son bras tremblant.

– Ah ! voilà Papa Cacahuètes !voilà Papa Cacahuètes ! criait-on à diverses tables.

M. Hilaire avait enfin trouvé le marchandde cacahuètes qu’il cherchait. Il était tel queMlle Jacqueline le lui avait décrit. C’était bienlui qui intéressait tant la marquise du Touchais.

Alors, il oublia tout le reste pour ne pluss’occuper que de Papa Cacahuètes et il revint s’asseoir à sa tableen épiant toutes les manœuvres du singulier vieillard.

M. Hilaire, en lui-même, serépétait : « Cette voix ! Quelle est cettevoix ? J’ai déjà entendu cette voix-là quelque part,moi ! Mais quand ? Il me semble qu’il y alongtemps ! longtemps ! Bon ! le voilà qui revientpar ici ! Attention ! Il passe le long des loges !Voilà qu’on lui fait signe de la loge de la belle Sonia… Mais ils’en fiche ! Il ne se presse pas plus pour ça ! Là !Le voilà qui dépose un cornet de papier rose sur la loge. Maisqu’est-ce qu’elle a, la belle Sonia ? Eh bien ! et lemonsieur à la barbe d’or qui est à côté d’elle, il ne va pas setrouver mal ! »

De fait, dans la loge, le passage du PapaCacahuètes faisait sensation. Sonia s’était d’abord amusée de cevieillard bizarre, accueilli par les cris et les lazzis de tous.Puis elle s’était étonnée que la direction d’un établissement aussiriche permît à ce pauvre vieux de venir traîner ses loques aumilieu de tout son luxe.

– Ah ! c’est qu’il est biendifficile d’empêcher le père Cacahuètes de passer par où ilveut ! dit Askof ! Il est connu dans tous lesétablissements de nuit ! Il est l’ami de tous les fêtards, detoutes les noceuses… On dit qu’il a plus d’argent qu’il n’en al’air et qu’à force de vendre des olives et des cacahuètes, il aamassé un petit magot… Il y a beaucoup de légendes qui courent surle père Cacahuètes !

– J’ai entendu dire, émit Lavobourg,qu’il était de la police !

– C’est possible ! répliqua lebaron. Tout est possible dans cet ordre d’idées. Mais le pèreCacahuètes me paraît bien vieux, bien délabré pour qu’on attachequelque prix à ses services !

– Qu’y aurait-il de surprenant à ce quela police usât de lui pour faire parvenir certains motsd’ordre ! exprima Lavobourg à mi-voix. Nous en avons bien eul’idée, nous !

– Justement ! fit en riant le barond’Askof… j’ai eu cette idée de cacahuètes en voyant certain soir lepère Cacahuètes distribuer sa marchandise avec des airs demélodrame à ses clients ! Tenez, voilà le père Cacahuètes quirevient… faites-lui signe !

Lavobourg appela le bonhomme, Askof, au fondde la loge, le regard tranquille et le cœur en repos, regardaitvenir Papa Cacahuètes.

Le pauvre vieux s’avança sans se presser etdemanda à Sonia, de son effroyable voix rauque et sourde :

– Olives ? Cacahuètes ?

– Cacahuètes ! répondit Sonia.

– Pour combien, belle madame ?

– Pour ce que vous voudrez.

Le bonhomme prit une cuiller et s’en servitpour verser sa marchandise dans un cornet de papier qu’il ferma etqu’il déposa sur le bord de la loge.

Sonia aussitôt ne put s’empêcher de jeter unléger cri…

Le cornet était de papier rose… exactement lemême papier que celui qui contenait la fameuse liste qui avait étédérobée chez Jacques et retrouvée d’une façon si inexplicable chezelle !

– Oh ! ce papier ! dit-elle àvoix basse.

Et elle avança sa main tremblante.

– Qu’est-ce qu’il y a, belle dame ?demanda la voix rauque et sourde. C’est-y que ma marchandise nevous plaît point ?

– Si ! Si ! répondit hâtivementla belle Sonia, en finissant de développer le cornet.

Alors, sur le papier déplié, elle lut :« Vive le commandant Jacques ! »

– Ne trouvez-vous point celaextraordinaire ? murmura-t-elle en montrant le papier àLavobourg.

– J’ai des devises pour tous les goûts,moi ! Papa Cacahuètes se fiche pas mal de la politique !J’ai des devises : « Vive le commandantJacques ! » et j’en ai d’autres : « Vive legouvernement ! » Mais personne n’en veut, personne n’enveut du gouvernement ! C’est bien dommage, il va me resterpour compte.

– Ça va, ça va ! fit Lavobourgimpatienté.

– C’est bon, je m’en vais, fit PapaCacahuètes. Mais, t’nez, v’là quelques cacahuètes par-dessus lemarché ! c’est pour le monsieur qui vous accompagne, belledame ! non pas celui qui est si impatient, l’autre là-bas,celui qu’est au fond et qui ne dit rien !

Le baron tendit la main en souriant.

Le vieillard lui mit dedans un petit lot decacahuètes, mais qu’il compta au fur et à mesure.

– Une, deux, trois, quatre, cinq, six,sept, huit, neuf, dix, onze (à ce chiffre on vit le baron faire unmouvement de surprise)… douze (sa main trembla)… treize (le baronAskof s’appuya à la cloison)…

Sonia et Lavobourg le regardèrent. Il étaitdevenu effroyablement pâle.

– Qu’avez-vous ?

– Vous êtes malade ?

– Non ! oui ! unétourdissement !

– Eh bien ! partons, dit Sonia en selevant…

Elle jeta un coup d’œil sur Papa Cacahuètesqui, maintenant, bavardait avec les trois individus qui l’avaientdévisagée avec tant d’effronterie quand elle était arrivée dans saloge.

– Appuyez-vous sur mon bras, dit-elle àAskof ! vous me paraissez souffrir !

Si les légers incidents qui avaient marqué lepassage de Papa Cacahuètes dans la loge de la belle Sonia avaientému sérieusement la belle artiste, que dire de l’angoissegrandissante avec laquelle M. Hilaire écoutait maintenant lavoix du vieux !

Ah ! cette voix, ce qu’elle ressemblait àune autre voix qu’il avait bien chérie jadis ! Une voix qu’ilne pouvait jamais entendre sans tressaillir, une voix qui lui avaitinspiré toutes les peurs et tous les héroïsmes ! Certes !ce n’était pas la même ! Elle n’avait pas cet éclat horriblequi faisait trembler les entreponts aux temps prodigieux duBayardquand elle commandait le chambardement général et larévolte des forçats !

Ô souvenir ! Ô mémoire ! Ô livre dupassé qu’il avait bien pensé ne jamais rouvrir ! Tant de sangeffacé par tant d’honnêtes kilos de mélasse de la Grande Épiceriemoderne.

Pauvre M. Hilaire ! Pitoyable laFicelle ! Jadis mince comme un filin, aujourd’hui boudiné,grassouillet comme une andouille !

Voilà qu’il grelotte dans ses beaux habits dudimanche comme jadis dans les loques dont il recouvrait samisérable silhouette, au temps où il fallait tant travailler pourmériter un peu de paix dans cette vallée de larmes !

M. Hilaire, comme tout le monde, achetades cacahuètes.

– Dites donc, Papa Cacahuètes… fait-il ensurmontant l’émotion qui lui étreint la gorge… savez-vous bien quej’en vends, moi aussi, des cacahuètes ?

– Qué qu’vous voulez que ça mefasse ! répond le bonhomme fort désagréablement !…

– À vous, rien, peut-être, mais à moi, çame fait concurrence ! explique M. Hilaire qui veut êtreaimable en dépit de toutes les rebuffades du vieux.

– Monsieur est dans l’épicerie !exprime M. Florent.

– Vous n’avez pas besoin de le dire, çase voit !

– Combien je vous dois, mon bravehomme ? demande M. Hilaire, horriblement vexé.

– Il y a longtemps que Monseigneur estépicemard fit le bonhomme en empochant sa monnaie.

– Plus de quinze ans ! répondM. Barkimel.

– Quinze ans ! répéta PapaCacahuètes. La Bourse de commerce n’a plus qu’à bien setenir !

– Fichons le camp ! commandeaussitôt M. Hilaire dont la patience, cette fois, est àbout.

Mais le Papa Cacahuètes arrête un instant lebouillant M. Hilaire par les pans de son habit.

– Pardon, excuse, Monseigneur ? Maisdites-moi un peu, dans votre boutique, c’est-y qu’on vendraitde la morue ?

– Bien sûr qu’on vend de lamorue. Et puis après ?

– Mais d’la vraie, d’la bonne !D’la morue à l’espagnole ?

À ces mots, M. Hilaire chancela.Ah ! comme l’autre l’aimait, la morue àl’espagnole !

Tandis que, d’un air égaré, ses yeuxcherchaient la silhouette du marchand de cacahuètes qui avaitdisparu, ses lèvres murmuraient pour lui, pour lui tout seul et sibas que nul n’eût pu les entendre, les syllabes fatidiques quicommencent par un C et par un B.

– Ch… B… B ! Ch ! B…B… !

Dans le même moment, un grand tumulte éclatadans l’assemblée. Un homme était monté sur une table et lisait touthaut la dernière édition d’un journal du soir, le Journal desClubs, la feuille de Coudry. Et M. Hilaire, malgré lepiètre état auquel la morue à l’espagnole avait réduit son« moi », put entendre ceci :

« Club de l’Arsenal.Présidence du citoyen Tholosée. Compte rendu de la séance de nuit.Le citoyen Tholosée a mis aux voix et a réussi à faire voter parune assemblée délirante d’enthousiasme « patriote » unemotion tendant à ce que tous les clubs de la capitale demandent àla Chambre de rétablir la loi sur la peine de mort en matièrepolitique et au gouvernement de faire dresser la guillotine dupeuple sur la place de la Concorde quand cette place était digne des’appeler place de la Liberté ! En fin de séance, le citoyenTholosée a fait voter le vœu que la première tête qui tombera sousle couteau politique fût celle du commandant Jacques du Touchais,traître au pays et à la République ! »

Aussitôt, il y eut des cris, des acclamations,des injures, des horions ! On criait : « Vive lecommandant ! » et « À mort lecommandant ! » ou « À la maison de fous,Tholosée ! » « Au feu le club del’Arsenal ! » et, ce qui était plus important pourM. Hilaire : « À la rivière, le bureau del’Arsenal ! »

Aussitôt, M. Hilaire, qui s’était laissétomber défaillant sur une chaise, se trouva seul comme parenchantement. M. Barkimel et M. Florent avaientdisparu.

Puis tout à coup, il se trouve entouré d’ungroupe des plus hostiles. – Il paraît que c’est vous le secrétairede l’Arsenal ?

– Moi ! s’exclama M. Hilairequi eut un trait de génie… moi ! je ne sais paslire !

Le malheur était qu’il avait les pochesbourrées de journaux, ce dont on s’aperçut, et que ces journauxn’étaient point précisément de la nuance appréciée par les amis ducommandant !

« À l’eau ! À l’eau ! lesecrétaire du club de l’Arsenal ! » et déjà deux fortsgaillards faisaient mine de le charger sur leurs épaules.

Tout à coup, il y eut une voix rauque quiprononça :

– Voulez-vous bien laisser mon amitranquille ! vous n’allez pas lui faire du malpeut-être ! C’est un épicemard qui me donne mes cacahuètespour rien !

– Ah ! bien ! fallait le dire,Papa Cacahuètes !

Et ils lâchèrent ce pauvre M. Hilaire,qui déjà était plus mort que vif !

M. Hilaire regardait le marchand decacahuètes qui était resté près de lui, avec une émotionindicible ! Il ne pouvait dire dans sa reconnaissance que deuxmots, et encore il n’osait pas les prononcer bien haut…« Cher… Bib ! Cher ! Bib ! »soupirait-il les mains jointes, les genoux tremblants !

– Chut ! fit l’étrange vieillard enlevant un doigt sur sa bouche !

Et il lui fit le signe impératif de le suivre,tandis qu’il riait sourdement.

« Ah ! c’est bien son rire, jereconnais son rire ! On ne peut pas se tromper à un rirepareil ! Il n’y a pas deux rires au monde comme le rire de Ch…B… »

De quel pays de damnation revenait donc cerevenant ?

M. Hilaire, le physique malmené et lemoral profondément atteint, ne sachant exactement s’il devait seréjouir ou s’épouvanter d’une aussi prodigieuse rencontre,M. Hilaire traversa, derrière cette larve redoutable quirampait dans les ténèbres, le Grand Parc en tumulte.

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