Le Coup d’état de Chéri-Bibi

XV – BRUMAIRE

En arrivant au Palais-Bourbon, le commandantJacques fut entrepris tout de suite par Michel et le patrioteLespinasse.

Et, pendant que les députés pénétraient enhâte et avec toutes les marques de la plus vive inquiétude dans lasalle des séances où les huissiers, prévenus à la dernière minutepar ceux des questeurs qui étaient de l’affaire, montraient desfigures ahuries, tous trois eurent un premier entretien.

– Tout va bien, fit Michel. Ils ont unepeur de tous les diables. Si vous réussissez, ils vous en serontlongtemps reconnaissants ; mais ne faites pas un faux pas ouils vous jettent par terre. Ils sont venus presque tous ici enfaisant les étonnés. Mais quoi ! disent-ils, il n’était pas enleur pouvoir de ne pas obéir à une convocation régulière !Vous voilà prévenu ! Tout ce qui semblera régulier, ils vousl’accorderont et ainsi se ménagent-ils une porte de sortie en casd’insuccès. Le tout est de faire vite ! Ah ! ilsvoudraient bien être déjà à Versailles ! et même en êtrerevenus, et moi aussi, je ne vous le cache pas ! Ils n’ont pasoublié que le coup de brumaire a failli rater parce qu’il a falludeux jours !

– Le malheur ! dit froidement lecommandant, est que nous n’aurons pas Lavobourg !

La foudre, tombant entre les deux députésn’eût point produit un effet plus terrible.

– Quoi ? balbutièrent-ils,quoi ? pas Lavobourg ? il va arriver Lavobourg ! Ildevrait déjà être là !

– Non ! il ne viendra pas ! Ilnous lâche !

– C’est donc cela que vous êtes sipâle ! Mais qui va présider la Chambre ? gémitMichel.

Jacques n’écoutait plus Michel. Il regardaitLespinasse qui tremblait d’impatience et d’angoisse de voir que« tout fichait le camp », puisque tout reposait surLavobourg.

– Lespinasse, fit Jacques, en le brûlantde son regard… Vous avez été soldat et bon soldat ! Vous allezm’obéir comme on obéit à un chef à la guerre !

– Ordonnez ! moncommandant !

– Vous allez vous rendre chezTissier.

– Le second vice-président de la Chambre…oui, mon commandant, il habite à deux pas… ce sera vitefait !

– Mais Tissier ne veut rien savoir !s’écria Michel. Je l’ai tâté moi-même… il laissera faire… etrestera dans son lit !

– Silence, monsieur, je vous prie !(et se retournant vers Lespinasse, il lui remit un dossier). Vousmontrerez ceci à Tissier… c’est l’un des dossiers de la commissiond’enquête… Vous lui montrerez son nom sur la liste de ceux que l’ondoit aujourd’hui même décréter d’accusation !

« S’il veut être sauvé, qu’ilvienne ! Ne lui dites pas que Lavobourg nous claque dans lamain ! Dites-lui au contraire que c’est Lavobourg quipréside ! Enfin, amenez-le ! Avec ce document, ce ne serapas difficile !

– Compris ! fit Lespinasse. Il fautque je vous l’amène ici, de gré ou de force ! C’est entendu,commandant ! Dans un quart d’heure, au plus tard, nous seronsici tous les deux !

– Vous me stupéfiez, exprima Michel quisoufflait bruyamment et s’épongeait déjà la sueur qui perlait surson vaste front… Vous me stupéfiez ! Jamais je n’aurais cruque Tissier, un ami de Pagès, fût sur la liste de la commissiond’enquête !

– Il n’y était pas, répondittranquillement Jacques… c’est moi qui l’y ai mis ! Et j’aiimité pour cela l’écriture de Coudry, mon cher !

– Un faux ! oh ! s’exclamaMichel avec admiration… vous n’avez pas reculé devant unfaux ?

– Ne perdons pas de temps, réponditJacques… Rassurez les inquiets ! Annoncez-leur que Lavobourg afait dire qu’il serait là dans cinq minutes ! Moi, je coursprendre des nouvelles du Sénat.

Et il courut au téléphone où il entraimmédiatement en communication avec Frédéric.

Au Sénat tout marchait merveilleusement.Frédéric lui donna de rapides détails, le mit au courant de l’étatdes esprits.

Et ça n’avait pas été long : le présidentavait mis en discussion un projet de loi portant révision de laConstitution, projet rédigé par Oudard et Barclef. Et le projetavait été voté immédiatement, sans la moindre obstruction.

– Vous savez ce que j’attends de vous,fit Jacques à Frédéric, toujours au téléphone.

– Oui, l’ordre du président du Sénatdonnant au général Mabel, commandant les troupes de Versailles, lamission de veiller sur la sécurité de l’Assemblée nationale… Leprésident est en train de le rédiger… je vousl’apporterai !

– Je vous attends ici ! La Chambreaura fini son travail dans dix minutes ! Que tout le mondeparte pour Versailles !

– Ils ne veulent pas partir avant d’avoirreçu la nouvelle que la Chambre, elle aussi, a voté la révision dela Constitution !

– Ils vont la recevoir ! À tout àl’heure, Frédéric.

Vingt députés auprès de la cabine téléphoniqueattendaient qu’il se tournât vers eux.

Il leur dit que tout était fini au Sénat, quela révision était votée ! Alors une rumeur de joie etd’enthousiasme se répandit jusque dans la salle.

Mais, que faisait Lavobourg ? Le bruit serépandit tout à coup qu’il avait trahi ! et ce fut uneconsternation immédiate, une peur glacée qui se répandit en uneseconde sur tous les groupes qui s’agitaient dans l’hémicycle.

Mais on rapporta presque aussitôt que lecommandant l’avait fait mettre dans l’impossibilité de nuire, etchacun se regarda avec un effroi nouveau, cela sortait des moyensordinaires ! Cela devenait de« l’irrégulier » ! Ils n’aimaient pas beaucoupça ! Et puis, tout à coup, ce furent des cris, des mouvementsd’impatience, le tumulte des pupitres, un énervementextraordinaire…

« Pourquoi n’en finissait-on pas ?Tout aurait pu être terminé depuis dix minutes ! Pourquoi lesavoir dérangés à cinq heures du matin pour délibérer à sixheures ! » et certains recommençaient à faire lesinnocents : « Pourquoi nous a-t-on convoqués ? Surquoi allons-nous avoir à délibérer ? Sur la révision ?Pourquoi ne nous a-t-on pas prévenus ? C’est insensé, nous nesavons rien ! On ne nous dit rien ! Qu’est-ce que toutcela signifie ? » et d’autres : « Nous sommesici parce que c’est notre devoir d’être ici… mais, quoi qu’ilarrive, nous nous en lavons les mains ! »

Pendant ce temps, Jacques, fébrile, attendaitson vice-président, que devait lui amener Lespinasse.

Comme il regardait avec anxiété du côté desquais blêmes et déserts, il ne fut pas peu stupéfait de voir seranger au bord du trottoir un taxi dans lequel il reconnutJacqueline.

Celle-ci descendit. Elle avait deux plis à lamain, mais, arrêtée au seuil par les garçons en livrée, elle leurremit les lettres en leur montrant le commandant.

Jacques avait déjà fait un pas vers elle.

On lui apporta aussitôt cette correspondance.Elle lui était adressée, ainsi qu’à Frédéric Héloni, et il reconnutles deux écritures de Lydie et de Marie-Thérèse.

Or, dans le même instant, arrivait enfinLespinasse entraînant Tissier.

Dès lors, rien n’exista plus pour lui que samission. Il était sûr désormais de triompher, s’il ne perdait pasune seconde, et il remit naturellement à plus tard « lesaffaires de cœur » et la lecture de sa lettre.

Tissier était pâle comme un mort !Lespinasse avait dû lui montrer la liste des accusés sur laquelleil avait lu son nom !

– On n’attendait plus que vous poursauver la République, lui jeta le commandant.

Et il l’entraîna jusque dans la salle desséances, où leur entrée fut saluée d’une rumeur impatiente.Personne ne savait plus de quoi il s’agissait, ni ce qu’il fallaitpenser de l’absence de Lavobourg.

L’arrivée de Tissier qui avait conservé desliens d’amitié avec Pagès, malgré une politique sensiblementdifférente, fit craindre à certains que l’affaire ne fût déjàéventée et perdue.

Mais Jacques, poussant Tissier sur les degrésde la tribune présidentielle, s’écria :

– Messieurs, en l’absence de notre amiLavobourg, victime d’un odieux attentat de nos adversaires, notreami Tissier vient présider, comme c’est son devoir, cette séance oùva se décider le sort de la République !

Des bravos frénétiques éclatèrent.

– Oh ! alors, du moment que Tissieren était, on avait confiance ! Lespinasse l’assit au fauteuilet Jacques bondit à la tribune.

– Messieurs, s’écria-t-il, le Sénat,suprême gardien de toutes les libertés républicaines, vient de nousdonner l’exemple en votant la révision de la Constitution et enordonnant la réunion immédiate de l’Assemblée nationale àVersailles ! Si vous ne le suivez pas sur-le-champ dans laseule voie de salut qui nous reste, c’en est fait de la Républiqueet des républicains, je dénonce ici l’affreux complot ourdi par lesfauteurs de terrorisme contre la patrie et la liberté !

La parole rude et enflammée de Jacques n’eutpas de peine à embraser toute cette troupe qui, maintenant, enavait trop entendu pour reculer.

Au milieu des cris, des interpellations, desbravos, Jacques lisait maintenant un rapport terrible sur lesmenées des clubs et le communisme envahissant la province. Enfin,après avoir jeté l’épouvante dans les cœurs en lisant la liste dessuspects, dressée par la commission d’enquête, il terminait par unappel au courage et à l’énergie patriotique de laChambre !

Aucun de ceux qui étaient là ne réclamad’explications. Le vote fut enlevé.

On tenait désormais le pivot sur lequel toutel’opération allait tourner. Il n’y aurait plus qu’à partir pourVersailles.

Sur ces entrefaites, Frédéric Héloni arrivaavec le décret du président du Sénat, nommant le général Mabelgardien de l’Assemblée nationale.

Il fut accueilli par un véritabledélire ! Tous se croyaient sauvés, arrachés définitivement àla terreur révolutionnaire et les maîtres d’une nouvelledestinée !

Légalement, constitutionnellement, ilsallaient donner un nouveau gouvernement à la France, et sans rienrisquer personnellement, puisqu’ils avaient l’armée aveceux !

– À Versailles ! À Versailles !À Versailles !

Déjà quelques députés qui venaient d’êtreavertis de ce qui se passait par des amis désireux de lesentraîner, accouraient, les uns à pied, les autres en voiture,réclamant des explications, furieux d’avoir été tenus àl’écart.

Si l’affaire, au cours de la journée qui nefaisait que commencer, hésitait sur le succès, c’étaient ceux-làqui la précipiteraient et se montreraient les plus féroces.

Jacques et Frédéric quittèrent la Chambre lesderniers après avoir serré deux cents mains et versé du couragedans tous les cœurs.

Comme ils montaient dans une auto qui devaitles conduire à la place de l’Étoile, où les attendait le généralMabel, Jacques repensa aux lettres que lui avait remises Jacquelineet qu’il avait oubliées. Il les sortit de sa poche.

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