Le Coup d’état de Chéri-Bibi

XVII – VERSAILLES

Jacques regarda sa montre :

– Nous sommes en retard de cinq minutéssur l’heure qu’il avait lui-même fixée comme dernière limite de sonattente. C’est nous qui sommes en faute. Nous le retrouveronspeut-être en route !

Et l’auto repartit comme une flèche. Elletraversa le bois, les villages, les campagnes…

Chemin faisant, ils cherchèrent encore àapercevoir l’auto du général Mabel ; mais celui-ci devait êtredéjà à Versailles : il avait appris certainement ce quis’était passé à la Chambre et au Sénat, peut-être même avait-ildéjà vu le président du Sénat !

Les troupes, près de dix mille hommes dont ildisposait, devaient être déjà autour du château !

Ils dépassèrent plusieurs autos danslesquelles ils reconnurent des parlementaires amis.

Le vieux comte de Chaune disait alors enmontrant Jacques à Warren, de la grande maison Warren qui mit plusde vingt de ses voitures à la disposition du Sénat :

– Ce garçon-là sera, ce soir, au-dessousde Paillasse ou au-dessus d’Épaminondas !

Ils arrivèrent à Versailles sans grand retard,mais furent stupéfaits en débouchant sur la place du château den’apercevoir aucune troupe !

Où donc étaient les soldats de Mabel ? Oùdonc était Mabel lui-même ? Et où était le bataillon duSubdamoun qui aurait dû déjà se trouver dans la cour duchâteau ?

Un désordre indescriptible semblait régnerdans la cour. L’absence de la force armée affolait tous lesparlementaires. Les groupes se ruèrent vers Jacques dès qu’ils levirent descendre d’auto.

Eh bien ? s’écria-t-on autour de lui… EtMabel ? Où est Mabel ? On l’attend ! On vousattend ! Que se passe-t-il ?

– Mabel arrive ! leur cria Jacques.Entrez tout de suite dans la salle des séances ! Où est leprésident du Sénat ?

– Mais il attend Mabel ! Il vousattend ! Nous ne pouvons rien faire sans Mabel.

En s’élançant dans le palais, Jacques seheurta à Michel qui en sortait.

– Mabel ! Mabel ! lui criaMichel.

– Je le quitte ! Mais tout le mondeen séance ! Tout le monde en séance ! criait-il dans lescorridors. Il faisait l’huissier, il était furieux de la minedéconfite, blême, avachie, de la plupart de ceux qui étaient là etqui ne croyaient plus à rien parce qu’ils ne voyaient pas lesbaïonnettes qu’on leur avait promises.

Il y avait déjà des députés qui haussaient lesépaules. D’autres qui regrettaient d’être venus. D’autres quiraillaient les préoccupations somptuaires prises par le présidentdu Sénat, qui avait voulu que l’affaire se passât dans sadécoration ordinaire et qui avait fait donner des ordres dans lanuit pour que, à l’aile gauche du château, devant l’édifice duCongrès, on dressât un dais de toile !

C’est dans le salon réservé ordinairement auxministres, les jours de congrès, que Jacques trouva le président duSénat avec les membres du bureau, et Oudard et Barclef. Il enressortait presque aussitôt.

Sur une des banquettes de velours rouge àcrépines d’or de la galerie des bustes, Jacques retrouvaFrédéric :

– Venez ! lui cria-t-il. Ces gens-làne veulent rien faire sans Mabel et nous ne savons ce qu’il estdevenu ! Nous allons essayer de tout faire sans lui !

Dans la cour, sur la place, on courut derrièrelui :

– Où allez-vous ? Oùallez-vous ?

– J’ai rendez-vous avec Mabel. Dans cinqminutes, je suis là, avec le général et les troupes !

Il se fit conduire à la caserne où gîtaitprovisoirement le bataillon du Subdamoun, commandé par desofficiers de l’armée coloniale auxquels il pouvait toutdemander.

Celui qui l’avait remplacé à la tête de cettetroupe d’élite était un camarade qui avait fait campagne avec lui,sous ses ordres, le commandant Daniel.

Il le trouva à la caserne, attendantimpatiemment l’ordre de Mabel qui allait le mettre à la dispositionde Jacques.

Il fut stupéfait de le voir pénétrer auquartier avec Frédéric et l’entraîna dans une salle.

– Que se passe-t-il ?

– Vous ne savez pas ce qu’est devenu legénéral Mabel ?

– Non !

– Moi non plus ! Mais je viens dedire à tout le monde que je le quittais à l’instant. Voici l’ordredu président de l’Assemblée nationale qui lui ordonne d’assurer lasécurité des représentants du peuple. La Chambre et le Sénat ont,usant de leurs prérogatives constitutionnelles, décidé de réviserla Constitution. Si Mabel était là, il vous dirait, car la choseétait entendue avec lui, de réunir vos hommes et de les conduiredans la cour du château pour vous mettre à la disposition duprésident de l’Assemblée nationale. Voulez-vous imaginer que vousavez vu Mabel et obéir ainsi à la loi ? Dans une demi-heure,je serai nommé chef du gouvernement provisoire et je vouscouvrirai, quoi qu’il arrive !

– Commandant, répondit Daniel, ma vievous appartient ! Les deux hommes se jetèrent dans les brasl’un de l’autre.

– Merci Daniel ! Si vous ne m’aviezpas suivi, je n’avais plus qu’à me suicider ! Faitessonner ! Et au château, rapidement.

Daniel donna des ordres.

La caserne s’emplit aussitôt d’un remue-ménageguerrier.

– Ce n’est pas tout, fit Jacques à soncamarade, si vous voulez me servir jusqu’au bout, vous téléphonerezaux chefs des différents corps que vous avez l’ordre de Mabel derallier la place d’Armes et le château et que vous êtes chargé deleur transmettre cet ordre, auquel ils doivent obéirsur-le-champ.

– Compris ! Tout ce que vousvoudrez ! Supérieurs et inférieurs sont aussi impatientsd’agir que moi ! Nous ne risquons rien avec eux, du momentqu’ils sont couverts par le décret du président de l’Assembléenationale… Ah ! pourquoi le général Mabel n’est-il paslà ?

– Pas de vaines récriminations !Agissons !

Daniel courut au téléphone. Il en revintpresque aussitôt.

– Le colonel Brasin marche ! n’ademandé aucune explication, dit qu’il n’a qu’à obéir ! Mais legénéral Lavigne, s’étonne de n’avoir pas vu Mabel et demande qu’onlui montre un ordre.

– Frédéric ! Voilà où vous alleznous être utile ! Vous allez passer chez le général Lavigne etlui montrer le décret du président de l’Assemblée nationale !et dans toutes les casernes et à tous les chefs de corps !Dites que vous faites cette tournée sur l’ordre du général Mabel.Je compte sur vous pour les emballer ! Quant au général Mabel,il est censé attendre tout le monde au château ! Il ne peutquitter en ce moment l’assemblée où il est à l’ordre duprésident !

– Entendu, commandant ! Avec cepapier-là, je les ferai marcher à fond !

– Attendez que je vous donne un dernierordre, car je ne pourrai plus m’occuper de vous ! Quand vousm’amènerez la ligne, voilà ce que vous ferez : vous disposerezun cordon de troupes à une vingtaine de mètres des murs du château.Trois passages, ouverts place d’Armes, permettront auxparlementaires et aux ayants droit d’entrer.

– C’est compris ! :

– Frédéric ! Il ne faut pas que l’onvienne nous dire plus tard que les parlementaires n’ont pas pupasser ! Hein ? Vous saisissez ?

– Certes !

– Cependant, comme nous sommes déjàde trois quarts d’heure en retard, vous vous arrangerez d’ici unedemi-heure pour que personne ne passe plus, mais sans recevoird’ordre pour cela ! Tous ceux qui nous arriveront dansune demi-heure ne vous voudront peut-être pas beaucoup de bien,Frédéric ! Je vous dis des choses que je devrais dire augénéral Mabel.

– Mon commandant ! je ferai partout,comme s’il était là ! Et je donnerai des ordres en sonnom !

– Allez et bonne chance, monami !

Cinq minutes plus tard, Jacques était acclamédans la cour de la caserne par tout le bataillon sous lesarmes !

Un enthousiasme indescriptible s’emparait deces hommes à qui il n’avait pas été nécessaire d’expliquer ce queJacques attendait.

– Camarades ! leur cria Jacques, lemoment est venu de sauver la France ! En avant ! suivezvos chefs !

Aussitôt les tambours, les clairons se firententendre et le bataillon se mit en route vers la place d’Armes oùil arriva dans le moment que le colonel Brasin survenait à la têtede son régiment.

L’effet produit fut foudroyant, Jacquesparaissait plus que jamais le vrai maître de la situation. Il avaitpromis des soldats. Il en amenait.

Quand les parlementaires aperçurent lesuniformes kakis de la coloniale d’une part et les capotes de laligne de l’autre, ils ne purent s’empêcher d’applaudir comme desenfants.

Alors, c’était vrai ? Ils avaientréussi ? Ils étaient la loi et ils étaient la force ? Etil ne dépendait plus que d’eux de débarrasser le pays une bonnefois de ces sectaires dont ils avaient la terreur ! Ils nepouvaient pas le croire !

Dans la salle du Congrès, les grandsrépublicains comme Michel, Oudard et Barclef avaient pris enfinleur parti d’aboutir au plus tôt et de risquer le coup même sans legénéral Mabel dont la disparition était aussi inquiétante et aussinéfaste que celle de Lavobourg.

Et ils avaient imaginé de remplacer le dernierau gouvernement provisoire par Tissier, un vrai républicain, ami dePagès, qui ne laisserait pas, lui, cambrioler la République, touten la sauvant. Quand Tissier apprit qu’il allait être nommé, il futstupéfait.

Au fond, il continuait à se laisser pousserpar les autres, ne comprenant toujours rien à ce qui lui arrivait,ne se compromettant par aucune parole inutile et paraissant surtoutennuyé qu’on l’eût réveillé si tôt.

Sur ces entrefaites, Jacques accourut,cria :

– J’amène cinq mille hommes qui sontprêts à mourir pour vous, mon président ! et le président fitson entrée avec un cortège dans la salle des séances.

Jacques, au moment où il en franchissaitlui-même la porte, ne fut pas peu étonné d’apercevoir, des deuxcôtés de cette porte, deux magnifiques énormes huissiers à chaînesqui le saluèrent militairement au passage.

Il avait reconnu ses deux fidèlesgardiens : Jean-Jean et Polydore. Mais, bien entendu, il nes’attarda point à leur demander des explications.

Derrière lui, on se précipita. Députés,sénateurs envahissent les gradins. Une lueur blême tombe du vitragedu plafond éclairant d’un jour sinistre tout un groupe de« douteux », de « tard venus » qui ne saventpas encore « s’ils sont de l’affaire » et qui seréservent avec des mines hostiles.

Ils n’ont encore prononcé qu’un mot devantceux qui les poussent :

– La loi ! qu’on respecte d’abord laloi ! et nous verrons après !

Or, le président, là-haut, se lève et lit letexte constitutionnel en vertu duquel l’assemblée se trouve réunieà Versailles pour réviser la Constitution !

On n’est pas plus légal ! Qu’est-ce que« les légaux » veulent de plus ?

Le commandant se précipite à la tribune.

– Messieurs ! vous êtes lesreprésentants de la nation ! et si vous êtes ici, c’est quevous avez jugé, en votre âme et conscience, que l’état de chosesdans lequel nous nous débattons ne saurait durer ! En troisans, il nous conduirait au despotisme ! Mais nous voulons laRépublique, sur les bases de l’égalité, de la morale, de la libertécivile et de la tolérance politique ! Avec une bonneadministration, tous les citoyens oublieront les factions dont onles fit membres, et il leur sera permis enfin d’êtreFrançais !

« N’est-il pas honteux de voiraujourd’hui le pays, comme aux pires heures de son histoire,terrorisé par les clubs et les sectes révolutionnaires ! Ilest temps de rendre aux défenseurs de la patrie la confiance àlaquelle ils ont droit ! À entendre quelques factions, nousserions bientôt des ennemis de la République, nous qui l’avonsaffermie par nos travaux et notre courage ! Eh bien, encoreaujourd’hui, nous sommes venus pour vous sauver de l’anarchie quiest à vos portes et qui, si vous tardez, viendrait vous empêcher dedélibérer !

« La France veut la liberté pourtous !

« La nécessité qui s’impose, c’est derestaurer en France la notion du gouvernement avec l’idée de forceréglée, d’action continue et de stabilité que le mot Étatimplique !

« Assez de ce régime de châteaux decartes qui s’effondrent au moindre souffle ! Seul, ungouvernement, limité par de sérieuses garanties, mais assez fort,assez indépendant pour se soutenir autrement que par de tyranniquesviolences, peut nous pacifier à l’intérieur et àl’extérieur !

« Vous avez, messieurs, à discuter sur cepoint et à modifier la Constitution !

« Mais de tels problèmes ne se résolventpas en vingt-quatre heures ! Pour y travailler, vous avezbesoin d’une grande paix. Aussi, je vous adjure, au nom de laFrance, au nom de la République, de nommer jusqu’à la fin destravaux de l’Assemblée nationale, un gouvernement provisoire qui,sous la haute autorité du chef de l’État, dont nous laissons lapersonnalité en dehors de cette bataille, saura vous garder de vosennemis !

« Messieurs ! deux hommes suffisentà cette tâche qui, espérons-le, sera rapide :choisissez-les ! Choisissez-les vite et bien ! carj’entends déjà les rumeurs de la place publique ! et desfauteurs de discorde ! Que ces deux hommes soient forts etunis ! Choisissez un vieux républicain comme Tissier et unsoldat ! Vous en avez besoin ! Mais si vousconnaissez un soldat plus républicain que moi !prenez-le !

C’est sur ces mots qu’il descendit.

Un tonnerre d’applaudissements accueillit sapéroraison en même temps qu’un grand tumulte traversait la placed’Armes, la cour du château, la galerie des tombeaux, dite aussigalerie des bustes, et se répercutait jusque dans la salle desséances du Congrès.

C’étaient une douzaine de députés de gauche àla tête desquels on voyait Mulot et Coudry. Ils écumaient, ilstraînaient avec eux un membre hagard du gouvernement, le ministredes Travaux publics, le pauvre Taburet, le seul qu’ils avaient putrouver au cours de leur brusque ruée à Versailles. Ils avaient étémis au courant des événements par des indiscrétions inévitables etredoutaient d’arriver trop tard. Heureusement qu’il n’en étaitrien. Ils racontaient qu’Hérisson était devenu fou et qu’il avaitcouru de ministère en ministère en jurant comme un possédé. Ondisait qu’il avait jeté le ministre de la Guerre dans son auto etqu’ils étaient arrivés comme des énergumènes chez Flottard… Enfin,peu à peu, tout se savait… et on accourait à Versailles departout !

Quand il vit la horde glapissante faireirruption dans la salle du Congrès, Jacques comprit que, derrièreces douze-là, les autres allaient arriver !

Il courut à la porte et dit àJean-Jean :

– Courez tout de suite auprès deM. Frédéric et dites lui qu’il ne laisse plus passerpersonne ! Vous entendez ! plus personne !

Et il rentra dans la fournaise.

Déjà on se battait, Coudry et Mulotcriaient : « Vous êtes des voleurs, des assassins !vous avez voulu violer la Constitution ! assassiner laRépublique ! mais on ne vous laissera pas faire !Assassins ! Assassins ! »

Lespinasse s’était jeté à la gorge de Coudry,et Mulot essayait de les séparer.

Pendant ce temps, Jacques, Michel, Oudard,Barclef précipitaient les événements. Ils avaient la majorité. Ilfallait en user vite !

Le président mettait aux voix un projet de loisigné de vingt noms, notoirement républicains, nommant ungouvernement provisoire pour la durée des travaux del’Assemblée.

Un instant, certains malins avaient penséqu’il fallait prendre Jacques au mot et nommer un autre duumvir quele commandant avec Tissier, mais à la dernière minute le prodigieuxtumulte causé par l’arrivée des révolutionnaires les rejeta tousdans les bras de Jacques.

Le président sentait qu’il n’y avait plus uneminute à perdre et c’est ainsi que l’on avait catégoriquement misde côté l’idée de réunir une commission qui aurait tenu une séancede cinq minutes et qui serait revenue avec un rapport bâclé.

Il fallait aller au vote tout de suite sur leprojet et le rendre exécutoire à la minute.

L’Assemblée nationale, en son plein pouvoir,devait tout se permettre pour le salut de l’État.

Les plus trembleurs n’eussent point demandémieux que le vote fût acquis par « assis et debout »,mais le président s’y opposa. Il craignait les lâcheurs plus tardet il ne fallait point que la comédie dégénérât en farce.

Et puis, toute l’autorité du coup d’Étatviendrait de l’honnête dépouillement des bulletins et du voterégulier et public !

Encore une fois, que craignait-on ? Onn’avait qu’à laisser hurler les douze démocrates et leur dompteurCoudry et les autres n’avaient qu’à voter… Du reste, en un clind’œil, on tira les noms des trente-six scrutateurs qui seraientchargés de dépouiller le vote et de pointer les bulletins.

L’appel nominal commence ; au train dontvont les choses, tout sera fini dans trois quarts d’heurepeut-être, car on se rue à la tribune pour voter et pas une seconden’est perdue.

Ah ! il y a des manquants,heureusement ! Tous veulent du gouvernement provisoire, tousvotent pour le commandant Jacques et pour Tissier.Duumvirs !

C’est alors que Pagès, venant d’on ne savaitoù, surgit dans la salle des séances comme un diable d’une trappe.Les yeux lui sortaient de la tête, ses cheveux se tenaient droitssur son front habité par l’horreur de l’attentat qui avait étéperpétré et par la surprise de n’en avoir rien su. Il désigna toutà coup le commandant Jacques et prononça ces mots :

– Hors la loi !

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