Le Coup d’état de Chéri-Bibi

XXXVI – EN FAMILLE

On dînait à sept heures et demie à l’hôtel dela Morlière. Ce soir-là, à huit, le repas qui avait été maussadeétait achevé.

Frédéric Héloni avait profité de ce que safiancée Marie-Thérèse dînait en ville chez une amie de pension pourmettre la conversation sur les difficultés de son mariage avec unejeune fille dont il était impossible de retrouver la mère.

Le Subdamoun n’aimait point à entendre parlerdes Askof depuis qu’il savait que celui-ci l’avait trahi. Iln’ouvrit pas la bouche.

Sur quoi, Frédéric se leva, prit congé de lamarquise et de Lydie, et annonça qu’il sortait faire son tour.

Il ne serra même pas la main du Subdamoun.

Il lui tenait rancune de son étrangeprostration dans un moment où il aurait dû, selon lui, se proclamerle plus heureux des hommes.

Quand Frédéric fut parti, le Subdamoun se levaà son tour et annonça qu’il allait travailler toute la nuit.

Il avait donné des ordres pour que deuxpersonnes qu’il attendait à neuf heures fussent introduites dans lepetit salon. Il demanda à n’être point dérangé.

Il passa dans son cabinet de travail.

Aussitôt, Lydie se rapprocha de la marquise etCécily vit qu’elle pleurait.

– Lydie, mon enfant ! soupira Cécilyen l’embrassant.

– Mère, dit la jeune fille, ceci ne peutplus durer. Je suis trop malheureuse. Il est trop malheureux. Ilfaut que je lui parle. Et je ne peux plus attendre ! Il nem’aime plus. Il ne pense plus qu’à elle, il ne vit plus qu’avec sonsouvenir.

– Encore un peu de patience, Lydie…

– Je me trouve odieuse… Je n’ai point ledroit de lui cacher plus longtemps ce qu’elle a fait pour moi, jen’en ai point le droit vis-à-vis de lui et surtout vis-à-visd’elle ! Elle est morte pour moi ! Elle est morte à maplace ! Hélas ! pourquoi m’a-t-elle fait cadeau de lavie ? Ce sacrifice, je ne l’aurais jamais accepté ! Maispuisqu’il a été fait, il faut qu’il le sache !

– Il ne vous le pardonnerait peut-êtrejamais ma pauvre enfant !

La marquise regretta aussitôt d’avoir laissééchapper cette maladroite parole, qui, du reste, expliquait toutesa conduite et le soin avec lequel elle retenait les confidencestoujours prêtes à jaillir des lèvres de Lydie. En entendant cettephrase malheureuse, la jeune fille poussa un cri :

– Ah ! vous voyez bien qu’il nem’aime pas !

Et elle se leva :

– Je vais tout lui dire,annonça-t-elle.

Au ton de la phrase, Cécily comprit qu’il n’yavait plus à lutter.

– Allez donc ! fit la marquise, etrendez-le plus malheureux encore ! Lydie eut un gémissement,mais ne se retourna même pas. Elle s’en fut dans sa chambre et endescendit avec un coffret. Elle ne frappa point à la porte ducabinet du Subdamoun. Elle l’ouvrit.

Il était à son bureau, la tête enfouie dansses mains. Il ne l’entendait pas. Elle fit le tour du bureau, seplaça en face de lui, déposa le coffret sur la table, se mit àgenoux et attendit.

Il leva la tête et vit cette figure d’angeagenouillé qui pleurait.

– Lydie ! Que faites-vous ici ?lui demanda-t-il d’une voix très douce…

– Je vous apporte, lui répondit-elle dansun sanglot, la chevelure de votre amie…

Et elle ouvrit le coffret.

L’or radieux, l’or vivant des cheveux de lamorte jeta son reflet. Il se leva en chancelant. Ilbalbutiait :

– Qu’est-ce que vous dites ?Qu’est-ce que vous dites ? Et elle répéta, mourante :

– Je vous dis que je vous apporte lescheveux de Mlle Liskinne !

Il arriva assez à temps pour soutenir la jeunefille et, si faible qu’il fût lui-même, il l’empêcha de glisser,tout au long, sur le tapis. Et, quand il l’eut à demi morte sur sonbras :

– Lydie ! fit-il, comme vous êtesbonne ! Je vous adore d’avoir fait cela ! Soyez-enpersuadée, ma Lydie…

Et il déposa sur le front de la jeune fille unbaiser qui la ranima. Cependant, il ne cessait de regarder d’un œilégaré ces cheveux, et il n’osait y toucher.

– Prenez-les ! Ils sont à vous,dit-elle… Je vous les donne !

Elle avait repris un peu de force, lesacrifice accompli. Il prit dans ses mains tremblantes le funèbrecadeau… Ses mains glissèrent sur cette soie merveilleuse qu’ilavait naguère si amoureusement caressée !

– Vous permettez ? fit-il. C’étaitune amie fidèle, qui est morte pour moi ! Vouspermettez ?

Elle ne pouvait lui répondre. Elle laissaitcouler ses larmes. Et, lui aussi, en embrassant les cheveux,pleurait…

– Pauvre femme, soupira-t-il, pauvreSonia ! Oh ! Lydie, vous êtes digne du plus grand amour,vous qui me procurez un moment pareil ! Ses cheveux ! Oùavez-vous eu ses cheveux, Lydie ?

– C’est elle qui me les a donnés, avantde mourir…

– Et comment cela, Lydie ?

– Nous partagions le même cachot…

– Vous avez ces cheveux depuis silongtemps, Lydie, et c’est seulement aujourd’hui que vous me lesapportez !

– Je suis en effet coupable, biencoupable, plus encore que vous ne le croyez, mon ami, avoua Lydie,baissant la tête sous le reproche qui commençait à sortir de cettebouche adorée. Je me disais que si je vous donnais ces cheveux etsi je vous apprenais dans quelles circonstances ils me sontparvenus, je me disais que vous ne me le pardonneriez peut-êtrejamais !

– Vous m’épouvantez, Lydie…

– Surtout, Jacques, soyez assuré qu’iln’y eut point de ma faute ! Cela, je vous le jure.

– Mais qu’est-il arrivé ?demanda-t-il, haletant.

Elle lui raconta tout et s’écria, dans undernier sanglot : « Aimez-la toujours, comme toujours jeprierai pour elle… »

Et elle retomba, épuisée.

Jacques avait laissé échapper un cri sourd…mais il s’arrêta dans son immense regret superflu… Regretter quel’autre fût morte, n’était-ce point regretter que celle-ci fûtvivante !

Il vit la faible enfant qui avait tantsouffert et qui si héroïquement venait lui dire :Aimez-la ! Pleurez-la toujours ! Il se baissa sur elle,la prit dans ses bras, et lui dit :

– Lydie, vous êtes digne d’elle !C’est moi qui suis indigne de votre amour à toutes deux ! Nousla pleurerons ensemble, Lydie, voulez-vous ! Emportez cesreliques. Elles sont à vous ! Nous ne nous en sépareronsjamais !

La jeune fille reprit des mains de Jacques cegage d’un amour auquel elle ne voulait plus croire… Et comme ellese soulevait, éperdue, étourdie, ne sachant plus où diriger sespas, le Subdamoun dit à la marquise qui était entréesilencieusement et qui avait assisté à la fin de la scène…

– Il y a dans ce coffret une chose quivous sera à jamais sacrée à vous, ma mère, comme à nous tous, parceque c’est la chevelure d’une femme qui a donné sa vie pour sauverla vie de ma femme !

Et il conduisit Lydie à sa mère.

Cette scène de famille des plusattendrissantes, se fût peut-être prolongée, si un domestiquen’était entré, annonçant que les deux personnes étaient là,dans le petit salon !

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