Le Coup d’état de Chéri-Bibi

XXVIII – LA COUR DES NÉO-GIRONDINS

L’accumulation des détenus politiques dans laConciergerie n’avait permis l’isolement que pour certains d’entreeux.

Et encore, il n’y avait que le Subdamoun quifût seul dans sa cellule.

Les autres étaient au régime commun, et, dansla journée, se rencontraient et se voyaient presque librement dansla cour, qui était, en quelque sorte, au centre des cachotspolitiques.

Cette cour impressionna singulièrementM. Florent, avec son aspect de cloître, ses murs jaunis, aupied desquels se promenaient les gardes civiques, le fusil chargésur l’épaule, baïonnette au canon… sa table de pierre et safontaine autour de laquelle, sur des chaises de paille, toute unesociété de jolies femmes, têtes nues, faisaient cercle avec desgrâces héroïques d’autrefois.

À l’époque qui nous occupe, les prisonnierspouvaient approcher ces dames librement ; hommes et femmes, àl’heure du plein air, se trouvaient ainsi mêlés ; et lesmalins qui avaient commencé par s’étonner de cette aimabletolérance, avaient fini par en conclure que c’était là unstratagème pour exciter à la conversation.

Ils étaient persuadés, en effet, qu’ils necessaient, dans leur prison, d’être surveillés et que leursmoindres propos étaient rapportés, par des espions, à l’abominableTalbot.

Pendant les premiers jours, chacun et chacunes’étaient donc tenus sur ses gardes, dévisageant les visagesinconnus, et se méfiant d’une parole même amie ; mais cettecontrainte ne tarda pas à paraître insupportable à tous et ce futla belle Sonia elle-même qui incita ses « invités etinvitées » à s’entretenir aussi librement dans son« cercle de la Conciergerie » que dans son salon duboulevard Pereire.

Quand M. Florent mit, pour la premièrefois, le pied dans cet endroit « select », il y avaitdéjà huit jours qu’il était enfermé.

Une fièvre intense l’avait retenu sur songrabat.

Askof, lui, n’y manquait jamais et rapportaità M. Florent des nouvelles qui n’étaient point bonnes.

C’était en vain que le comité de Salut public,de la présidence duquel Pagès avait donné sa démission, avait voulufaire entendre des paroles de modération au comité de surveillance,c’est en vain que ce qui restait de l’Assemblée nationale, essayantde se ressaisir et de réagir contre le torrent de cette fureurvengeresse, suppliait Coudry et ses hommes de ne point« recommencer les erreurs du passé », Coudry, acclamé partoutes les sections, était en passe de devenir le maître de Pariset Paris, déjà, se dressait contre Versailles.

Enfin, pour couronner ce sinistre tableau, lebaron avait encore glissé à l’oreille de M. Florent qu’ilétait fort possible que, pour calmer l’opinion publique,le gouvernement de l’Hôtel de Ville, comme on commençait déjà àl’appeler, imitât les fameux massacres de septembre.

– Ah ! mon Dieu ! avait soupiréM. Florent en claquant de la mâchoire, les massacres deseptembre ! est-il possible !

– Bah ! avait philosophé le baron,que l’on meure d’un coup de pique ou du couperet, c’est toujours àpeu près la même chose, allez ! L’ennuyeux est de mourir quandon tient encore à la vie !

M. Florent tenait encore à la vie, lebaron d’Askof y trouvait aussi bien des charmes, surtout depuisqu’il avait revu la belle Sonia et que son amour pour cettemagnifique créature avait pris des proportions quasi héroïques, aumilieu des circonstances dans lesquelles il se développait.

Askof était tout étonné de n’être pas encoredehors et de n’avoir pas revu l’envoyé de Chéri-Bibi, cecommissaire inspecteur qu’il avait contribué si curieusement àfaire nommer à ce poste par sa propre arrestation, à lui,Askof.

Le baron désirait ardemment d’être libre pourtravailler à la délivrance de sa belle amie qui lui avait fait, dureste, le plus tendre accueil.

Mlle Liskinne ignorait toutela part que le baron avait prise dans la catastrophe commune, maisl’eût-elle connue qu’elle lui eût pardonné quand même.

N’avait-elle point pardonné à Lavobourg quiles avait tous livrés ?

– Vous avez commis un crime, monami ! avait-elle dit à son amant, mais c’est un crimed’amour ! Baisez-moi la main !

Lavobourg s’était jeté sur cette main, avecmélancolie. Askof l’avait prise avec passion.

Quand M. Florent pénétra dans la cour, lasociété y était brillante.

Ces dames et leurs « cavaliers »jouaient à la main chaude.

La Tiffoni, Lucienne Drice, Yolande Théry,dont les amants avaient déjà passé devant le tribunalrévolutionnaire, ou allaient porter leur tête sur l’échafaud,toutes ces belles maîtresses de la République, en attendant leurtour de manifester publiquement leur courage, s’essayaient dans leparticulier à montrer une indifférence joyeuse pour le destin quiles attendait.

Dans le moment, c’était Lavobourg qui était àgenoux devant Sonia, la tête enfouie dans sa jupe, une main ouvertedans le dos.

Et cependant que ces dames s’amusaient àdonner à Lavobourg, ainsi aveuglé, de grandes claques dans la main,le baron d’Askof, penché sur le cou nu de la belle Sonia, semblaitmoins lui parler de près que l’embrasser derrière l’oreille.

La moitié des détenus étaient amoureux deMlle Liskinne, et, avant que de grimper autribunal, d’où on les voyait rarement redescendre, ils luienvoyaient des « poulets » qu’on lisait en commun et quifaisaient agréablement passer une heure ou deux.

Depuis deux jours, on s’amusait bien d’unM. Saw, qui avait été comme M. Florent incarcéré pouravoir envoyé aux journaux les plus avancés des articles extrêmementviolents ornés de toute la rhétorique des anciens Montagnards.

Comme tant d’autres, M. Saw était tombéamoureux de la belle Sonia et il ne le lui avait point caché.

– Hélas ! madame, avait-il tout desuite ajouté, car c’était un galant homme, mes amours ne sont pointdangereuses. Ayant passé toute ma vie dans les livres, elles sontpurement littéraires. Ainsi ai-je aimé Mme Roland,la belle Lucile, Thérésa et leurs compagnes, ainsi vous ai-je aimé,madame, vous qui leur ressemblez tant par le cœur et par l’espritet qui les dépassez par la beauté !

La Tiffoni, Lucienne Drice et Yolande avaientapplaudi M. Saw et celui-ci avait trouvé encore desgalanteries à leur adresse, renouvelées de ses lectures.

– Mesdames, leur avait-il dit,amusez-vous, vous ne vous amuserez jamais autant que vos aînéesfrançaises ! Ah ! si j’avais seulement ici mesMémoires de madame Elliot ! vous verriez comment ons’amusait aux Carmes, à la Conciergerie et ailleurs ! et celavous donnerait peut-être l’audace, ajouta-t-il avec quelque maliceet clignant des yeux, et vous inciterait à d’autres jeux que ceuxde la main chaude, des quatre coins et de colin-maillard !

On traita M. Saw de vieux polisson ;il n’en fallut point davantage pour qu’il fît une démarche aux finsde prêter certains livres qu’il avait chez lui àMlle Sonia Liskinne. Il demanda que son guichetierfût autorisé à aller lui-même, en une heure de loisir, les réclamerà sa femme de ménage.

Cette prière fut transmise hiérarchiquement àM. le directeur Talbot, lequel en fit part aussitôt àM. le commissaire inspecteur.

– Je trouve, déclara M. Hilaire enfronçant ses augustes sourcils, je trouve à cette demande uneallure des plus louches ! Une pareille préoccupation delecture, dans un moment où M. Saw et cette dame Liskinne vontpasser devant leurs juges, ne cacherait-elle point quelqueentreprise dont nous pourrions ne pas avoir entièrement à nousféliciter ? Je ferai la commission moi-même et je verrai biende quoi il retourne !

M. Talbot donna raison à M. Hilaire,et c’est ainsi que le lendemain, qui est le jour qui nous occupe,M. Florent vit entrer dans la cour M. le directeur etM. Hilaire lui-même qui passa tout près de son ancien ami etn’eut point l’air de l’avoir même aperçu.

Mais M. Hilaire portait sous le bras unvolume qui attira tout de suite l’attention de l’ex-papetier.

À l’aspect de cette reliure noisette usée etsale, et de certain gaufrage spécial de son invention, le sang deM. Florent, comme on dit, ne fit qu’un tour.

M. Hilaire portait maintenant le livre àla main et M. Florent allongea le cou pour voir s’iln’apercevait point sur l’une de ses faces cette étiquette rouge quiavait été sa gloire, à lui, Florent, pendant plus de vingt ans, etsur laquelle on lisait :

« CABINET LITTÉRAIRE DES FRANCS-BOURGEOIS. »

Mais cette étiquette, il ne la découvritpoint, et sans doute l’avait-on grattée !

Ah ! s’il pouvait être sûr que ce livrelui avait été dérobé, peut-être avant de mourir aurait-il laconsolation d’apprendre le nom du misérable qui avait, pendant desannées, pillé sa « bibliothèque circulante » sans qu’ilpût le soupçonner jamais, et qui avait fâcheusement empoisonné sesdernières années de commerce et de littérature !

Comme il en était là de ses angoisses et deses hésitations, M. Florent reçut un coup au cœur enapercevant M. Saw, son ancien client, qui pénétrait dans lacour en saluant ces dames.

M. Talbot appela M. Saw et lui ditque M. le commissaire inspecteur s’était rendu lui-même audomicile du prisonnier, avait visité sa bibliothèque qui était d’ungoût déplorable et digne de la confiscation. Cependant il avait eutout de même la bonté de lui rapporter l’un de ces volumes qu’ilavait parcouru et qui avait trouvé grâce devant lui. M. Sawpouvait donc prêter ce livre à ces dames, pour leurdistraction.

Pendant que M. le directeur parlait etque M. Saw l’écoutait, M. Hilaire, toujours ceinturé desa magnifique écharpe rouge, s’avançait vers la belle Sonia et,après l’avoir saluée, lui remettait le livre en disant :

– Vous voyez, madame, que nous ne sommespoint des tigres ! Amusez-vous bien pendant qu’il en est tempsencore et lisez vite ! car ni vous ni moi ne sommesmaîtres de l’heure !

– Je vous remercie de laprécaution ! répondit Sonia en souriant, et je vouspromets de ne point perdre de temps.

Aussitôt elle ouvrit le volume et lut touthaut le titre, d’une voix qu’elle essaya d’affermir, mais quitremblait un peu : « Mémoires sur la Révolutionfrançaise, par Mme Elliot, traduit del’anglais par le comte de Baillon, avec une appréciation originalede Sainte-Beuve. »

Évidemment, ce n’était point ce titre quifaisait trembler la voix de la belle Sonia, mais bien ce qu’ellepouvait lire au-dessus et qui y avait été collé :

« Lettre des comitéscontre-révolutionnaires de Lyon, de Bordeaux, de Toulouse, deMarseille, de Lille, de Nancy et de Tours au commandant Jacques duTouchais, prisonnier des ennemis de la nation. »

Nul, à l’exception de Lavobourg et du barond’Askof, ne s’était aperçu de cet émoi.

M, Hilaire avait entraîné M. Talbot etM. Saw lui-même dans le fond de la cour et là leur tenait despropos qui devaient être fort intéressants, mais que l’histoire dela seconde Terreur française n’a pas enregistrés.

Quant à M. Florent, il était moinspréoccupé par la lectrice que par la reliure.

Il avait reçu une nouvelle commotion àl’énoncé du titre et il ne doutait plus que ces Mémoiresqui avaient figuré dans sa bibliothèque ne fussent à lui !

Ah ! s’il eût pu avoir le livre en main,ne fût-ce qu’une seconde !

Tout doucement, il se glissait du côté dugroupe qui faisait cercle autour de Sonia, mais alors il arriva quele baron d’Askof se détacha de ce groupe et vint à lui avec unegrande affectation d’amitié.

Il lui serra la main.

– Vraiment ! monsieur Florent !mon cher compagnon de chaîne ! comment vous êtes-vous décidé àsortir, monsieur Florent ?

M. Florent essayait de résister au baronqui, en même temps qu’il l’étourdissait de son verbiage,l’entraînait dans une galerie. Mais Askof ne le lâchait pas.M. Florent finit par lui dire :

– Écoutez, monsieur, il ne s’agit pointde tout cela, mais du livre…

– Ah ! ah ! il s’agit dulivre ! Et de quel livre ?

– Mais du livre que M. lecommissaire inspecteur a rapporté de chez M. Saw, sur lesindications de ce peu délicat personnage…

– Vous connaissez donc M. Saw,monsieur Florent ?

– Si je le connais, il a été client de mabibliothèque circulante pendant plus de vingt ans ! et je voisbien, hélas ! que de nombreux volumes de ma bibliothèque ontcessé de circuler…

– Monsieur Florent, vous avez del’esprit !

– Je ne sais point si j’ai de l’esprit,mais je voudrais bien avoir mon livre… queMlle Liskinne me le passe seulement un moment et jesaurai bien lui prouver que ces Mémoires deMme Elliot sont à moi !

– Si vous avez vraiment de l’esprit,monsieur Florent, déclara brusquement et sur un ton étrange lebaron, vous comprendrez qu’il ne faut pas insister pour avoir celivre, monsieur Florent !

– Et pourquoi donc ? demandaM. Florent, interloqué.

– Parce que je n’aime point lesmouchards ! répliqua le baron en prenantM. Florent aux épaules et en le regardant d’une façonterrible.

Persuadé qu’il avait fait une impressionredoutable sur M. Florent, le baron se détourna alors dupauvre homme et regagna le petit cercle que Sonia et ses amiesfaisaient au centre de la cour, tandis que les autres prisonniersse promenaient autour d’eux.

Sonia parcourait rapidement les feuilletscollés de la lettre au commandant Jacques, lettre qui commençaitainsi :

« Commandant ! la France n’a plusd’espoir qu’en vous, et cependant nous venons d’apprendre que vousavez refusé d’user du seul moyen d’évasion qui pourrait voussauver ! Vous n’en avez point le droit, commandant… »

À ce moment, un certain brouhaha et unimportant murmure qui s’élevaient au fond de la cour attirèrentl’attention générale. On détourna les yeux du côté de ce tumulte etalors Sonia vit s’avancer, parmi la foule des prisonniers quiaccouraient pour le mieux voir, le Subdamoun lui-même.

Il était d’une pâleur de cire. On eût dit unLazare sortant du tombeau. Mais, dans cet aspect funèbre, il avaitconservé ces admirables lignes du visage qui sont la marque du plusferme et du plus noble caractère. Hélas ! il ne pouvait plusavoir que la volonté de cacher au profane le désespoir d’une âmeécrasée par un trop lourd destin !

C’est en vain que Talbot, l’épaule appuyée àun pilier de la galerie, qui le protégeait de son ombre, guettaitchez cette illustre victime la manifestation passagère de la pluspetite défaillance.

Dans le morceau de pain qu’il avait rompu, àson petit déjeuner du matin, le commandant Jacques avait trouvé,sur une infime parcelle de papier, la phrase qui lui avait dicté saconduite. Il ne douta point que tout ceci ne tendît à rien moinsqu’à le faire revenir sur la volonté qu’il avait de ne se prêter àaucune tentative d’évasion, mais, par respect pour sa mère, il fitce qu’elle lui demandait.

Sonia s’était levée en l’apercevant, et sonémotion était telle que la belle artiste était devenue, pour lemoins, aussi pâle que lui !

Il eut, à son intention, son premier et tristesourire. Leurs regards se croisèrent et la vie de l’amour revint,en un instant, apporter des couleurs aux belles joues de lacaptive.

Elle ne fut point maîtresse de l’élan qui lajeta vers lui et presque dans ses bras. Dans ce moment, il compritqu’il avait eu pour cette adorable femme autre chose qu’un capricecoupable.

Et il s’avoua le crime qu’il commettait enaimant Sonia. Pauvre Lydie ! N’était-elle donc plusaimée ? Qui donc eût pu le prétendre ou tout au moinsl’affirmer ?

Nous touchons là au mystère du vaste cœur deshommes, sollicités par deux objets également aimables, mais siabsolument différents qu’on peut lui trouver, à ce cœur et surtouten temps de révolution, des excuses d’apprécier pleinement la vertude l’un sans avoir le courage de rejeter la séduction del’autre.

Ils ne surent d’abord que se dire et leurtrouble eût appris leur secret à un enfant.

Heureusement que le baron d’Askof était làpour sauver la situation.

Il protesta avec une joie bruyante, du plaisirde tous à revoir le Subdamoun. Il affirma que, depuis le premierjour, il ne manquait que Jacques pour qu’on pût se croire à l’unede ces petites fêtes intimes de l’hôtel du boulevard Pereire, fêtesqui n’avaient rien perdu de leur charme pour avoir été transportéesjusque « dans l’antichambre de l’échafaud ! »

– L’échafaud ! murmura Jacques.C’est vrai ! Mes pauvres amis ! Mepardonnerez-vous ?

– Nous vous remercions ! s’écria unci-devant… Nous vous remercions, car il n’était plus possible devivre dans cette abominable époque !

– Ce n’est pas à nous à vouspardonner ! interrompit encore Sonia… et elle ajouta, àmi-voix : « Ceux qui ont besoin du pardon l’ont déjàreçu, par mes soins et en votre nom… »

Ce disant, elle lui désignait le malheureuxLavobourg qui faisait une bien pitoyable mine dans son coin.

Le Subdamoun n’hésita point. Il s’avança verslui et lui tendit la main. Lavobourg accueillit ce geste amicalsans enthousiasme, car il eût oublié facilement toute l’horreur desa propre traîtrise politique pour ne se souvenir que d’avoir ététrompé par cet homme qui lui pardonnait !

– Allons ! Lavobourg, dit Jacques,nous allons tous mourir, tous comparaître bientôt devant notre seuljuge… Pardonnez-moi comme je vous pardonne !

Lavobourg fit signe de la tête que c’était unechose entendue.

Sonia fit asseoir Jacques près d’elle, et,persuadée qu’aucune des paroles échangées n’échappait aux oreillesde la police privée de M. Talbot, elle prit soin de conteravec une coquetterie légère et négligente l’emploi de son temps, ences longues heures de captivité.

– Nous lisions les Mémoires deMme Elliot ! C’est épouvantable et charmant…Tenez, commandant ! à vous de lire ! Moi, je suisfatiguée !

Et elle lui remit le volume, en adressant auSubdamoun un coup d’œil qui le mit tout de suite en éveil.

Il comprit qu’il tenait entre ses mains lemystère qui le poursuivait depuis le matin.

Il ouvrit le livre, négligemment et sut nemarquer aucune surprise quand ces lignes lui sautèrent auxyeux :

« Commandant, la France n’a plus d’espoirqu’en vous, et cependant nous venons d’apprendre que vous avezrefusé d’user du seul moyen d’évasion qui pourrait voussauver ! Vous n’avez point le droit,commandant ! »

Il lut tout haut un passage…

– Plus loin ! fit Sonia, j’ai déjàlu cela !

Et, se penchant vers lui, lui faisant sentirsa chaude haleine, le frôlant de son bras nu, elle feuilleta lespages… et encore ces lignes passèrent sous les yeux ducommandant :

« Si vous le voulez, commandant, rienn’est perdu ! vous pouvez encore sauver laFrance ! »

Et plus loin :

« Vous n’avez pas le droit de vousrefuser ! Vous n’avez pas le droit de déserter dans lamort ! »

Plus il lisait, et plus il était troublé, plusil se sentait faiblir dans sa sinistre résolution.

À la fin, il comprit que la véritable lâchetéserait de ne point tenter le suprême combat.

Sonia fixait sur lui des yeux ardents, oùLavobourg et Askof ne virent que de l’amour.

Seulement, si Lavobourg ne s’en montraqu’accablé, Askof sentit monter en lui le flot de la haine, etd’une impitoyable jalousie. Jusque sur les marches de l’échafaud,ce frère qu’il abhorrait venait lui voler les sourires et lesregards de Sonia. Dans le moment que le baron croyait l’avoirreconquise, Jacques n’avait eu qu’à se présenter pour qu’elle luiéchappât encore.

Jacques referma le volume et le tendit à Soniaqui retint à la fois entre ses mains le livre et la main deJacques.

– Eh bien ? Qu’en pensez-vous ?lui demanda-t-elle, avec une intention certaine dans le regard.

Askof ne voyait plus que ces doigts qui sefrôlaient, que ces mains qui se prenaient et, fou de rage, ne semaîtrisant plus, il allait se jeter sur le livre et le leurarracher des mains comme une brute, quand il fut devancé dans cemouvement par l’intervention bien inattendue d’un prisonnier,auquel certainement personne ne pensait plus !

C’était M. Florent que le sentiment de lapropriété et de son juste droit avait poussé jusque-là et qui,s’étant emparé du bouquin, proclamait d’une voix rauque :« Ce livre est à moi ! je le garde ! »

Toute la compagnie, stupéfaite, et biennaturellement offusquée, s’était levée ; mais ceux qui, commeSonia et le Subdamoun, et aussi comme M. Hilaire,connaissaient tout le prix de ce livre ne purent s’empêcher detrembler d’effroi.

M. Hilaire était accouru derrièreM. Talbot, lequel ne comprenant rien à ce qui se passaitexigeait des explications immédiates.

M. Florent ne se fit point faute de luien donner.

– Monsieur le directeur, ce livre est àmoi, et je le prouve ! Il appartenait à ma bibliothèquecirculante. Je l’ai cherché pendant des années… et je comprendsmaintenant comment je le retrouve ici, puisque je vois dans cettecour mon ancien client, M. Saw !

Mais déjà M. Saw était surM. Florent et tentait de lui arracher le livre :

– J’ai acheté cet ouvrage !s’écriait M. Saw, avec toute l’indignation outrancière de lamauvaise foi… je l’ai acheté de mes deniers et je vous défends deme traiter de voleur !

– La preuve que vous êtes unvoleur ! tempêta M. Florent, je vais vous ladonner ! Il y a dans ce livre, une grande tache de café aulait que je saurai bien retrouver…

Et M. Florent allait ouvrir lesMémoires de Mme Elliot devant tout lemonde et découvrir ainsi ce que nous pouvons appeler « le potaux roses » quand M. Hilaire allongea la main à son touret prétendit, lui aussi, à s’emparer du volume.

– C’est moi qui ai apporté ici cetouvrage ; je le remporte ! fit-il, plus ému qu’il ne levoulait paraître.

Quant à Sonia, elle défaillait et il luifallut s’asseoir quand elle vit le livre échapper aux mains tenduesde M. Hilaire pour aboutir à celles deM. Talbot !

C’était M. Florent qui faisait ce beaucoup-là !

– Tenez, monsieur le directeur !tenez ! regardez vous-même si elle n’y est pas la tache decafé au lait !

Et, cette fois, il ouvrit le livre, lefeuilletant hâtivement !

M. Hilaire était blême ; leSubdamoun, prêt déjà à recevoir ce nouveau coup de la fatalité,avait croisé les bras. Askof ricanait. Les quelques personnages quiavaient pu voir ou deviner, par-dessus l’épaule du lecteur et de lalectrice, une partie du mystère avaient le cœur étreint par uneindicible angoisse…

Encore une seconde et la supercherie allaitêtre découverte !

Soudain, une porte claqua et une voix destentor résonna dans la cour : « Appel des accusés devantle tribunal révolutionnaire ! » et le premier nom jetépar cette voix terrifiante fut celui de M. Florent.

M. Florent, qui allait tourner la page,s’abattit comme une masse.

– C’est bien fait ! dit M. Saw…mais aussitôt le nom de M. Saw ayant retenti après celui deM. Florent, il chancela à son tour et dut s’agripper àM. Talbot pour ne point tomber.

M. Talbot, pour se débarrasser deM. Saw, tendit le livre à M. Hilaire qui le mit danssa poche.

Maintenant, on ne souciait plus du livre. Ledirecteur lui-même l’avait oublié ! Il s’occupait, après avoirsecoué frénétiquement M. Saw, qui ne voulait point le lâcher,de faire jeter un seau d’eau fraîche sur la figure congestionnée deM. Florent, puis de faire aligner contre le mur les malheureuxqui allaient être conduits au tribunal.

M. Florent, sous la douche, était revenuà lui. On avait fini de le relever assez brutalement et, cependantque tout ce pauvre monde, destiné au bourreau, prenait de gré ou deforce le chemin qui conduisait au tribunal, l’ancien libraires’efforçait d’expliquer aux guichetiers et aux gardes civiquesqu’il était victime de la plus déplorable erreur. On avait beau luidire de se taire, il ne voulait rien entendre. Il finissait mêmepar crier comme un sourd, malgré les coups de crosse, et cela sousprétexte qu’à cause de sa timidité, il lui serait impossible, toutà l’heure, de prononcer un mot devant les juges.

Dans la cour, Mlle Liskinne,revenue d’une forte émotion, et se sachant loin des regards deTalbot, qu’Hilaire venait d’entraîner, Sonia s’était rapprochée duSubdamoun et reprenait :

– Voyez, mon ami, votre devoir est toutindiqué, et je suis stupéfaite que vous ayez attendu jusqu’à cejour pour le comprendre.

– J’ai cru tout perdu ! murmura-t-ilet je n’ai point voulu vous quitter, vous, personnellement,après vous avoir amenée jusque-là.

– Ne vous occupez point de moi,je vous en conjure, fit-elle en lui serrant furtivement lesmains.

– Je ne m’en irai point cependant d’icisans vous ! affirma-t-il.

– Je vous prendrais pour un enfant si unetelle considération pouvait vous arrêter en chemin !

– C’est que je vous aime,Sonia !

– Mon Dieu ! gémit-elle, et elles’arrêta une seconde, car la vie semblait s’être arrêtée en elle,tant l’accent de cette voix l’avait frappée au cœur. Jamais il nelui avait dit : « Je vous aime ! »

– Taisez-vous ! murmura-t-elle,craignez de commettre un sacrilège…

– Il n’y a point de pire sacrilège que dementir à l’amour. Je vous dis la vérité, Sonia : c’estvous que j’aime !

– Ah ! le bourreau peut venir,fit-elle, en fermant les yeux…

– Le bourreau ! fit-il. Qu’il viennedonc ! et laissez-nous mourir tous les deux !

– Quittez ces lieux, lui répondit-elle,il n’est pas possible que ces choses durent et elles cesseront toutde suite si le Subdamoun le veut. Soyez libre, Jacques !promettez-le moi, jurez-le !

– Oui, fit-il, c’est promis ! jeserai libre pour vous délivrer !

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