Le Coup d’état de Chéri-Bibi

XII – LES TREIZE CACAHUÈTES DU BAROND’ASKOF

Nous n’avons pas encore pénétré dans lecharmant intérieur du baron et de la baronne d’Askof, lesquelshabitaient un vaste appartement situé en face du squareMonceau.

Le plus bel ornement de la famille étaitincontestablement Marie-Thérèse, l’amie de Lydie, une brune auteint ambré et rose, au profil très légèrement aquilin, au jeunefront de volonté et aux grands yeux sombres singulièrement beaux,mais qui manquaient de douceur.

La mère de Marie-Thérèse était jalouse de safille. Elle trouvait insupportable d’avoir à ses côtés cette belleenfant qui lui volait des hommages. C’est surtout le second mariagede la baronne qui avait rompu tout lien de tendresse entre la mèreet la fille.

Marie-Thérèse n’avait jamais pu voir Askofsans lui dire quelque chose de désagréable. Elle le trouvaitbellâtre, vaniteux, inquiétant, sournois, redoutable.

Elle ne comprenait point que sa mère se fûtlaissée influencer par une « nature » aussihostile ; elle ne lui pardonnait surtout pas la rapidité aveclaquelle la nouvelle union avait été contractée, après la morttragique du père.

Et, à propos de cet accident, Marie-Thérèseosait à peine s’avouer à elle-même que d’Askof, qui avait été dunombre des chasseurs, était capable de tout !

Cependant, il y avait eu une sorte de trêveentre la mère et la fille depuis quelques mois.

En fait, Marie-Thérèse était maintenantuniquement occupée de ses affaires à elle qui se résumaient toutesdans son amour pour Frédéric Héloni.

Les deux jeunes gens s’étaient rencontrés chezdes amis communs et comme Marie-Thérèse fréquentait les mêmes coursque Lydie, les deux jeunes filles n’avaient bientôt plus eu desecrets l’une pour l’autre.

Cette nuit-là, Marie-Thérèse venait d’êtresurprise par la baronne dans le moment qu’elle répondait àFrédéric.

La dispute avait atteint aussitôt un diapasonélevé.

– Vous me dites que Frédéric n’a pas lesou, mais Askof n’était pas riche non plus quand vous avez consentià l’épouser ! Vous dites qu’il n’en veut qu’à ma fortune…Askof a pris la vôtre et peut-être un peu de la mienne !

– Je sais depuis longtemps que je n’aipas de plus cruelle ennemie que toi, mais je t’enfermerai dans uncouvent jusqu’à ta majorité !

– En vérité ! ma chère mère, je m’enéchapperai, je vous le jure, pour crier partout que votre Askof aassassiné mon père à la chasse !

Véra reçut le coup et en fut si étourdie qu’illui fut impossible d’abord de répondre. Elle jeta à sa fille unregard égaré et une teinte livide se répandit sur ses traits tout àl’heure enflammés. Enfin, elle reprit quelque force et quelquesouffle pour s’écrier :

– Malheureuse ! Commentoses-tu ?

… Mais il était trop tard ! Et sa fillene le lui envoya pas dire :

– Trop tard, maman ! Tu asavoué ! Tu le savais, tu le savais ! Mais moi, je ne lesavais pas ! Je m’en doutais tout simplement, et tu viens deme l’avouer !

– Je te jure, balbutia la mèreéperdue.

– Ne jure pas ! Papa t’entend !Papa t’entend ! Sur ta part de paradis, ne jure pas ! Tucomprends, maman, que je ne t’accuse pas ! Non !Non ! Ça non… Mais c’est lui qui l’a tué ! Tu en es sûrecomme j’en suis sûre maintenant ! Et tu… Oh ! je ne veuxplus te voir !

– Et moi, gémit la baronne, je ne teconnais plus ! J’ai une fille qui délire, qui accuse sa mère,qui accuse son beau-père… et qui ne sait que me haïr… parce qu’onla prie de réfléchir avant de donner sa main à un intrigant envérité !

– Ton Askof est un assassin et Frédéricest un honnête homme !

– Laisse-moi te dire… laisse-moi te direque tu l’épouseras demain si tu veux ! Tu feras tout ce que tuvoudras !

À ce moment on frappa à la porte de la chambrede la jeune fille et une servante polonaise appela sa maîtresse. Lebaron était rentré et demandait à voir à l’instant même labaronne.

Véra poussa un soupir, tourna vers sa filleune figure désespérée et, d’un pas traînant, elle sortit.

La porte se referma durement derrière elle.Elle eut la sensation qu’elle venait d’être jetée dehors comme unechienne.

Askof l’attendait dans sa chambre à lui.

Quand ils se virent, ils ne se reconnurentplus. Mais si elle était devenue en cinq minutes une chose laide etrépugnante, son Georges avait une telle figure d’effroi, présentaitun si pauvre visage de bête traquée à mort, que ce fut elle qui eûtle premier cri :

– Qu’est-ce que tu as ?

– Écoute, Véra, sais-tu ce quim’arrive ?

– Non ! dis vite !

– Eh bien, ma petite… J’ai reçutreize cacahuètes !

Elle le regardait d’abord comme si ellen’avait pas bien entendu… et puis elle répéta d’un airhébété : treize ? qu’est-ce que tu me dis ?Treize ?

– C’est lui-même qui me les acomptées ! fit-il en se laissant glisser à côté d’elle sur uncanapé qui reçut leur mutuelle, incroyable, extraordinaireterreur.

Maintenant, elle avait tout oublié de ce quis’était passé entre sa fille et elle, rien n’existait plus pourelle que les treize cacahuètes !

Et elle entourait son Georges de ses brastremblants.

– Qu’est-ce que tu as fait, mon pauvrepetit ? fit-elle en le regardant comme une mère peut regarderson enfant condamné à mort.

Il haussa les épaules :

– Est-ce que je sais, moi ? Il me ledira ou me le fera dire peut-être avant que je crève !

– Tais-toi ! tais-toi ! ne dispas cela ! Si tu étais sûr de cela, tu ne me le diraispas ! Tu sais bien qu’il ne peut pas se passer de toi… Tu luies trop utile ! La dernière fois, il a bien pardonné ! Ilpardonnera encore cette fois !

Askof secoua la tête. « La dernière fois,il m’a averti. Il m’a dit que c’était “la dernière fois” ! et,tu sais, quand il dit quelque chose ! Enfin… queveux-tu ? nous n’avons plus qu’à attendre !

– Mon pauvre petit ! Monpauvre petit ! Et tu n’as pas essayé de fuir ? Il eut unsourire sinistre.

– Où ? Tu sais bien que si jen’étais pas rentré chez moi, directement, il me faisait régler moncompte ! As-tu donc oublié ce qui est arrivé à Bastard ?Sitôt qu’il eut reçu les treize, il a voulu prendre del’air. Le lendemain, sa veuve allait reconnaître son cadavre audépôt mortuaire ! Non ! vois-tu, je suisrentré !

– Mais nous ne serons donc jamaisdébarrassés de cet homme ?

– Jamais !

– Mais il ne mourra donc jamais !Mais on ne le tuera donc jamais, lui !

– Le tuer ! La mort luiobéit ! Si tu savais ! je ne t’ai dit que la moitiéde ce que je sais de cet homme et moi-même je suis encore siignorant de tant de choses qui constituent sa puissance ! Tusouhaites qu’il disparaisse, malheureuse, tu souhaites par celamême notre ruine ! Car crois bien qu’il a tout prévu et qu’ilne redoute nulle trahison. Un jour, il m’a dit : « Lelendemain de ma mort, même de ma mort naturelle, vousserez perdus, vous et les vôtres…

– Quel supplice ! Ne me diras-tudonc jamais, Georges, ce que tu as fait pour être ainsi dans lamain de ce monstre ?

– Ce que j’ai fait ! Il n’a eu qu’àouvrir la main et j’y suis tombé ! Je voulais de l’or et cettemain en était pleine !

– Mais tout cet or, où leprend-il ?

– Quand on a tous les secrets dumonde, Véra, on a tout l’or du monde !Seulement, avec cet or, il m’a acheté ! et sa main m’a retenupour toujours ! À cet homme, j’ai vendu mon âme et mon corpset mon intelligence, et mon cœur… et ma haine… oui, j’aivendu jusqu’à cette chose sacrée : la haine ! ÉcouteVéra, il faut que je te dise des choses, car demain… qui sait sidemain je serai encore là pour te les dire ?

– Tais-toi, Georges ! tu ne le croispas… et si cela arrivait, je te jure que je saurais te venger,moi !

Il se dressa devant elle dans une agitationsubite.

– Le saurais-tu Véra, lesaurais-tu ?

– Je le tuerais ! Moi-même, je lefrapperais, pour qu’il sache bien que c’est toi que je venge,Askof !

– Ce que tu appelles me venger,Véra ! faire mourir un homme comme tout le monde !

– Que voudrais-tu donc ?

– Que tu le laisses vivre ! Maisquelle agonie, quelle lente agonie serait la sienne, si tu t’yprenais bien ! Écoute, je vais te dire certaines choses, etpuis tu trouveras les autres, qui constituent une partie du secretde cet homme, dans une lettre cachetée que je temontrerai !

À ce moment, on entendit un singuliersifflement dans la rue. Askof se dressa, effaré, s’avança jusqu’àla fenêtre, souleva légèrement un rideau ; il regarda dans lenoir, dans la nuit épaisse du square. D’autres coups de siffletplus éloignés se firent encore entendre, semblant se répondre lesuns aux autres.

Askof laissa retomber le rideau et revintauprès de Véra, frissonnante.

– Je suis bien gardé, dit-il… Ils sontsûrs que cette nuit, pendant qu’on fait le coup et quel’autre cambriole la République… je ne pourrai pas letrahir !

Et il ricana atrocement en pensant àLavobourg, qui devait faire cette besogne-là tout seul !

– Je suis sûre que tu as fait desbêtises ! dit Véra en essayant de le confesser. Si tu n’avaisrien fait, il ne te surveillerait pas ainsi et il n’aurait pas jouéà te terrifier avec ces treize cacahuètes !

– Oui, j’ai fait des bêtises, avoua Askofen allumant une cigarette, puis en ouvrant sa cave à liqueurs, danslaquelle il prit le flacon de « vodka »… C’est moi qui aidonné les indications grâce auxquelles la police a pu mettre lamain sur les papiers de Jacques et de Lavobourg… Tu as vu s’ils onttraîné longtemps dans la poche de Carlier, les papiers, ce qu’il aeu vite fait de les faire reprendre, le vieux, et comment !Mais quoi ! j’avais perdu la tête ! Quand je pense quel’autre va pouvoir réussir ! que tout le paysl’attend ! qu’il a pour lui les hommes, les femmes, laRépublique ! Ah ! Véra ! tu ne trouves pas çamonstrueux, toi ?

– Ce que je trouve extraordinaire,vois-tu, Georges, dans cette affaire, c’est que tu marques tant dehaine pour un homme qui ne t’a jamais fait de mal et qui, tout auplus, devrait te laisser indifférent ! Tu ne m’as jamais ditpourquoi tu le détestais ainsi !

– Si ! je te l’ai dit centfois ! Parce que tout le monde l’aime !

– Parce que Sonia Liskinne l’aime ?corrigea Véra soupçonneuse et jalouse.

Alors il éclata :

– Le moment est venu de te dire pourquoije le hais ! Je le hais parce que c’est monfrère !

– Hein ?

– Première confidence ! ce ne serapas la seule, aujourd’hui ! ajouta-t-il, d’une voix basse etinquiète, mais écoute… écoute ce qui se passe dans larue !

Et il retourna hâtivement à la fenêtre.

Trois coups de sifflet venaient de retentir ànouveau. De nouvelles ombres glissaient rapidement devant lesgrilles du jardin, semblant aller au-devant d’une petite troupe quiaccourait… Et puis Askof ne vit plus rien… Tout se perdit dans lanuit.

Il lâcha le rideau, s’en fut à unetable-bureau dont il souleva l’ébénisterie et il montra à Véra unegrande enveloppe cachetée qui était très ingénieusement dissimuléelà.

La lettre dont je t’ai parlé, dit-il dans unsouffle et il laissa aussitôt retomber sur elle la plaquette quidissimulait merveilleusement la cachette.

Véra, alors toute bouleversée del’extraordinaire confidence, reprit :

– Son frère ! Tu es donc unTouchais !

– Et le premier ! fit Askof envidant son verre plein de vodka… C’est moi qui devais porter letitre de marquis ! C’est à moi qu’il appartient, à moiseul ! Mais il me l’a volé ! Jacques m’a tout volé !Comprends-tu pourquoi je le hais ?

– Non, fit Véra en secouant la tête… non…je ne comprends pas ! je sais qu’il avait un frère aîné quiest mort en Amérique… et à moins que tu ne sois cefrère-là !

– Je le suis !

– Tu n’es donc pas un Askof ?

– Tu ne l’as jamais cru !

– J’ai cru tout ce qu’il t’a plu de medire, Georges, tu le sais bien ! Nous autres, quand nousaimons, nous ne demandons qu’une chose, c’est qu’on nous aime et lereste importe peu… Et il n’y a qu’un crime qui, compte pour nous,c’est la trahison de celui que nous aimons ! Va donc ;mon chéri, va ! raconte-moi ton histoire : n’aie peur derien ! Puisque je t’aime tel que tu as été ! Toi, lefrère de Jacques ! mais tu ne lui ressembles enrien !

– N’est-ce pas ? Je te remercie dece cri-là ! Je le crois bâtard, ma chère ! et c’est unbâtard qui m’a volé ma place, mon rang !

Et la fortune ! ajouta Véra.

– Non ! la fortune, c’est moi quil’ai mangée ! Il me fallait bien une revanche, hein ?Ah ! si tu savais ce qu’un gamin, gâté comme je l’ai été parune mère malheureuse, peut souffrir lorsque, grandelet, déjà, ilvoit tout à coup les caresses de sa mère se détourner de lui pourse répandre sur le nouveau-né, sur le petit frère inattendu, tardvenu, qui, du jour au lendemain, devient le petit roi de lamaison !

Pour en finir avec cette première période demon histoire, sache qu’un beau jour je l’ai si bien arrangé à coupsde bêche qu’il faillit en mourir !

Alors, on m’expédia, on m’exila en Angleterre.Depuis ce jour-là ma mère et mon frère ne m’ont jamais revu !Comprends-moi bien, ils ont pu apercevoir, connaître même le barond’Askof, mais, pour eux, Bernard (c’était mon nom), Bernard estmort ! D’Angleterre, j’étais allé en Amérique où là j’ai mangécarrément dans les affaires et dans certaines histoires où setrouvait engagé l’honneur de mon frère, toute la fortune ou à peuprès !

Ce que fut ma vie à cette époque, toi qui meconnais, tu peux l’imaginer ! Je ne reculais devantrien ! J’avais la joie infernale de savoir que chacune de mesnouvelles… disons de mes nouvelles imaginations… frappait lesautres, là-bas, en France, les déchirait, les ruinait et enfin parun dernier coup, à San Francisco, j’avais rêvé de déshonorer àjamais le nom des Touchais, quand, soudain, un pauvre vieillard estvenu frapper à ma porte.

Ce pauvre vieillard, tu l’as reconnu, c’étaitlui ! C’était celui que tout le monde appelle ici « PapaCacahuètes. »

– Mais son nom ! son nom !supplia Sonia.

– Ne souhaite pas de savoir jamais sonnom, Véra… tu ne le sauras que lorsque je serai mort ! Alors,tu ouvriras cette lettre que je t’ai montrée et tu y liras entoutes lettres son nom !

– Et tu t’es donné à cet homme ?

– Oui ! Et quand cet homme est sortide chez moi avec ma signature, je savais que je venais dem’asservir à l’une de ces natures infernales qui sont assezpuissantes pour peser sur le destin du monde !

– Mais à qui ? À qui t’étais-tudonné ?

– Véra, quand j’ai dû, pour la premièrefois, te parler du marchand de cacahuètes…

– C’était la première fois que je tevoyais aussi pâle, aussi défait…

– C’est que c’était la première fois quej’avais fait éclater sa colère. Et il a bien fallu que je meconfesse à toi, que je te dise que ma vie dépendait de cet homme,qu’il était le maître de mes secrets et l’instrument d’une terribleassociation politique dont j’avais consenti à faire partie un jourde détresse, et à laquelle je devais obéir aveuglément ! Or,je t’ai menti, Véra, quand je t’ai parlé d’associationpolitique ! L’homme à qui je me suis donné est le Roi duBagne !

– Qu’est-ce que tu dis ? fit, deplus en plus affolée, Véra… Qu’est-ce que c’est que cela : leRoi du Bagne ?

– Ce que c’est, quelque chose comme lemaître du crime sur la terre ! Écoute, Véra, écoute ! Ily a toujours eu à toutes les époques, et cela ne s’est pas passéseulement dans les romans – c’est de l’histoire – il y a toujourseu dans la vie des peuples un être qui s’est trouvé le chef detoute la géhenne humaine, autour duquel se sont groupés dansl’ombre tous les damnés et tous les condamnés, tous les réprouvés,tous ceux qui ont perdu le droit de tuer ou de voler au grandjour, parce qu’ils se sont fait prendre une fois… Cette troupeprodigieuse de l’ombre, dispersée et cachée, masquée sous un fauxtitre ou sous un faux nom, obéit à un roi, le Roi du Bagne !Le Dab du Pré ! comme disent les bandits dans leurargot !

« C’est lui qui tient la caisse, lui quifait parvenir l’argent là où on en a besoin, et qui le recueillequand la moisson est venue… C’est lui qui supprime ceux qui ne luiobéissent pas comme il lui plaît, au nom de l’intérêt de tous, etsans qu’il y ait possibilité du moindre recours contrelui !

« Ses troupes ne lui font jamais défaut…,ses cohortes ne s’affaiblissent pas ! Le crime lui donnechaque année de nouveaux soldats… Et c’est organisé, sonrecrutement ! Une merveille !

« Et cette armée du mal, qui ladirige ? C’est lui ! tu entends,lui ! lui qui est le seul à savoir ce que sontdevenus exactement tous ses hommes et qui continue à avoir l’œilsur eux et à percevoir l’impôt sur eux, sur leur prospérité et surleur peur ! Tour à tour, il les aide et lesterrifie !

– Mais toi, fit Véra en frissonnant, toi,qu’as-tu donc fait pour accepter d’être un rouage dans cetteépouvantable machine ?

– Oh ! le premier des rouages !Cet homme m’a offert d’être son bras droit… c’est sa puissancequ’il a étalée, Dieu sait avec quel orgueil, qui m’a séduit !Et puis, ma petite, si je n’avais pas accepté, c’était biensimple : je me rendais parfaitement compte que, après uneproposition pareille, il ne me laisserait pas longtemps jouir del’existence ! Enfin, je te l’ai dit, j’étais à une minute dela vie où tout est perdu si le diable ne s’en mêle pas. Il estvenu ! Et en réalité, de moi, il n’avait besoin que d’unechose terrible… épouvantable…

– Que veux-tu dire encore ?

– Je touche là, Véra, au mystère desmystères qui sera ma troisième et dernière confidence… Iln’a besoin de mon travail que pour le triomphe de monfrère !

– C’est cela qui estincompréhensible ! murmura Véra… Comment est-il justement alléte chercher, toi, toi, le frère de Jacques pour faire triompherJacques que tu hais ?

– Il voulait me punir de ma haine !c’est lui qui me l’a dit depuis… Il voulait me châtier d’avoirfailli le tuer, un jour, dans nos querelles d’enfants, et, envérité, il ne pouvait inventer de plus extraordinairesupplice !

– Mais qu’est-ce que Jacques est donc àcet homme ?

– Voici qu’un jour, dans une de cesheures de fureur souveraine qui font parfois de ce vieillard lachose la plus hideuse et la plus redoutable à voir, voici ce qu’ilm’a dit, c’était un jour où j’avais déclaré que je n’étais pasdevenu un Askof pour travailler plus longtemps à la gloire desTouchais… il me prit dans ses bras, tu entends, dans ses bras… cepauvre vieillard… et ce n’était pas pour m’embrasser, je te prie dele croire ! D’abord, je pensai qu’il allait m’étouffer.J’étais comme dans un étau et je redoutais que cet étau ne seresserrât jusqu’à la mort… mais tout à coup, il me rejeta dans uncoin avec la force d’une catapulte. Et il me cracha ceci :

« – Toute ta vie, tu travailleras à celaet à bien d’autres choses encore ! Toute ta vie pour avoir osétoucher à un cheveu du petit Jacques ! Toute sa vie pour avoirfait pleurer sa mère, Cécily !

« Il ne dit point “la marquise”, il ditCécily !et, si tu savais sur quel ton ! avecquelle voix que je ne lui connaissais pas ! Et le malheureuxpleurait… oui, j’ai vu les larmes du Roi du Bagne. Il s’en alla.Cette façon dont il avait parlé de Jacques et de Cécilymedonna beaucoup à réfléchir ! Je t’ai dit que la marquise duTouchais, mariée mais bonne mère, n’avait pas toujours fait bonménage avec mon père… Eh bien ! je me suis mis à étudier cettepériode de l’histoire des Touchais, je me suis documenté…

« J’ai interrogé avec quelle prudence, tupeux m’en croire ! J’ai calculé, j’ai raisonné et j’ai oséconclure… Ma mère, une Française… née Bourelier, une jeune filletrès riche, mais du commun, avait pu avoir comme on dit quelque“connaissance” dans le pays… avant le mariage… un pauvre garçon quiaurait été par exemple fou d’amour de la demoiselle de la villa dela Falaise… la demoiselle se marie, devient marquise, estmalheureuse comme les pierres… le pauvre garçon, lui, qui pendantce temps, a “eu des malheurs” revient dans le pays ! Je suissûr qu’il a revu ma mère ! Comment ? Sous quel nom ?sous quel déguisement ? Comment l’a-t-il “aimée” ? Là estle mystère, le mystère profond, insondable ! Et je ne puis,sur ce garçon-là, t’en dire plus long parce qu’alors, je touche ausecret qui se paie avec la mort ! et que tu trouveras dans malettre, si je dois mourir !

« Eh bien, Véra, c’est là que tu tiens laformidable vengeance ! Tu n’auras qu’à jeter publiquement lenom que tu trouveras dans cette lettre dans les jambes de Jacquesdu Touchais ! Il trébuchera pour ne plus se releverjamais ! Et le Papa Cacahuètes en mourra !

– Tu crois donc ?

– Je crois que Jacques est son fils… jene le crois pas, j’en suis sûr !

Et une fois encore Askof fut dressé haletant,sur ses jambes tremblantes. Dehors, un sifflet à roulettes faisaitentendre une sorte de grelottement bizarre et sinistre.

– Le sifflet de la mort !murmura-t-il dans un souffle… Il sait « quand nous pensons àle trahir » ! et il nous fait savoir par le« sifflet de la mort » ce qu’il en coûte ! Mais, aufond, il ne peut pas me tuer ! Il lui manquerait, après mamort, de me faire souffrir ! C’est son plaisir de me fairepeur ! Il ne peut pas s’en passer !

Véra réfléchissait profondément à tout cequ’elle venait d’entendre…

– Ce qu’il y a d’extraordinaire,fit-elle, c’est qu’il ne se soit trouvé personne, sinon pour ledénoncer, du moins pour le signaler à la police, ce marchand decacahuètes !

– Ma pauvre enfant ! Le dénoncer àla police ! On est venu vingt fois le dénoncer à la police… etpas seulement des gens de la bande… mais aussi des indicateursofficiels sont venus le dénoncer et aussi de braves bourgeois queles allures du père Cacahuètes inquiétaient, et encore des agentsqui trouvaient ses manières suspectes. Ces gens-là sont alléstrouver Cravely, le chef de la Sûreté, et lui ont signalé levieillard ! Cravely remerciait, faisait venir Papa Cacahuèteset lui disait :

« – Prenez garde, Cartel, vous allez êtrebrûlé… On commence à se méfier de vous !

« Mais ma pauvre Véra, Papa Cacahuètes enest de la police à Cravely ! C’est son principal indicateur.Il lui a donné assez de gages ! Il lui a donné assez d’anciensbagnards qui avaient cessé de lui plaire ! Papa Cacahuètes estle plus précieux auxiliaire de Cravely ! Sais-tu ce que PapaCacahuètes est pour Cravely ? Un forçat en rupture de ban,nommé Cartel ! Y es-tu ?

« Et crois-tu que c’est fort, hein ?un nommé Cartel, condamné à vingt ans de bagne pour escroquerie ettentative d’assassinat ! qui est venu en France, qui a offertson travail au chef de la Sûreté et qui lui a rendu immédiatementde tels services que Cravely s’en est remis au père Cacahuètes, machère, de la surveillance du commandant Jacques !

« C’est là-dessus que Papa Cacahuètes afourni au commandant Jacques deux héros qui ne le lâchent pas etqui l’avaient, du reste, accompagné au Subdamoun, les nommésJean-Jean et Polydore… Eh bien “Papa” n’a pas caché à Cravely queces deux types-là étaient eux-mêmes des évadés du bagne, et que,sous prétexte de surveiller le commandant, ils le gardaient pour lapolice dans laquelle ils rêvaient de faire une fin !

« Et c’est ce qui t’explique, ma petite,qu’on n’a pas touché aux deux mathurins en dépit de leurintervention un peu brutale au Parlement quand ils se sont ruésdans l’hémicycle pour défendre leur commandant !

– Oh ! fit Véra, vaincue, c’estgénial !

– Tu as dit le mot, ma chérie… Non !il n’y a rien à faire contre lui ! On n’a qu’à compter sestreize cacahuètes, qu’à écouter le sifflet de la mort et qu’àattendre ici le coup de foudre qui va peut-être me frapper !Le dénoncer à Cravely ! Tu penses si Cravely doit rire !Il n’y a qu’une chose qui ne le ferait pas rire, Cravely !S’il recevait, par exemple, le secret qui est écrit là ! (Etil montrait la place où il avait caché la lettre.) C’est à lui quetu le porteras, Véra !

– Pourquoi pas tout de suite ?

– Parce que nous n’aurions plus qu’àdisparaître… Attends donc que j’aie disparu ! Cette lettre nepeut pas être le salut, elle ne peut être qu’une vengeance !et encore dans la main d’une personne qui sait que, sa vengeanceaccomplie, elle doit mourir !

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