Le Coup d’état de Chéri-Bibi

XIV – CHÉRI-BIBI ET LA FICELLE

M. Hilaire suivait donc le marchand decacahuètes. Tout doucement l’autre s’était mis à remonter lesquais.

Il ne devait pas être loin de trois heures dumatin.

Des ombres singulières apparaissaient tout àcoup et disparaissaient presque aussitôt, frôlant le pèreCacahuètes qui, lui, ne paraissait s’étonner de rien, marchanttoujours cahin-caha, son petit baril au bras avec l’allure d’unevieille qui revient de faire ses provisions.

De l’autre côté de l’eau, des coups de siffletbizarres semblaient s’appeler et se répondre. La nuit étaitmenaçante de mystère. Enfin M. Hilaire regrettait de n’êtrepoint couché tranquillement à côté de Mme Hilaire,son épouse.

Et cependant il venait de retrouverChéri-Bibi !

Car c’était bien lui ! Il ne pouvait plusen douter et les dernières paroles relatives à la morue espagnoledont il régalait jadis son ami avaient définitivement éclairci sessoupçons !

Chéri-Bibi, qu’il avait tant aimé, qu’il avaittant pleuré, était vivant ! D’où venait donc que le cœur deM. Hilaire n’était point rempli d’une sublimeallégresse ?

Déchu moralement et physiquement, Chéri-Bibin’était plus qu’une ruine ! En vérité, cela, M. Hilaireosait à peine se le dire, au fond, tout au fond de son obscureconscience. N’eût-il point mieux valu pour Chéri-Bibi qu’il fûtmort, mort héroïquement, superbement, dans l’incendie de laFalaise, sous les ruines fumantes de la maison du Touchais, ou aubagne quand il y était retourné, que de ressusciter à nouveau auxyeux attristés de la Ficelle (chut ! de M. Hilaire) dansla lamentable carcasse d’un marchand de cacahuètes !

– Regardez-le, le pauvre, comme il traînela patte ! s’interpellait en douceur M. Hilaire… Si çan’est pas à pleurer ! Il doit être perclus derhumatismes ! Pourquoi n’est-il pas venu me trouver plustôt ? Sans doute parce qu’il avait honte… Je lui ferai unepetite rente sans en parler à Mme Hilaire, pauvreChéri-Bibi !

« Mais où va-t-il ? Oùva-t-il ? »

« Ah ! on entre dans le cul-de-sachistorique » Oui. M. Hilaire reconnaît le cul-de-sachistorique. C’est là que le duc d’Orléans fut assassiné au tempsdes Armagnacs. On était dans le quartier des Francs-Bourgeois, dansle quartier de M. Hilaire.

Quand M. Hilaire arriva au coin ducul-de-sac, qu’un pâle reflet de lune éclairait bien faiblement, ilallongea la tête et vit Papa Cacahuètes en grande conversation avecun petit gars à casquette et à accroche-cœur sur les tempes, dontl’aspect seul causa à M. Hilaire une répugnance que nousrenonçons à décrire.

« Voilà donc les gens qu’il fréquentemaintenant ! »

Le gars à casquette se trouvait entre lesbrancards d’une voiture à bras qui paraissait lourdement chargée dedeux sacs. Il l’avait tirée jusque-là et, sans doute, attendait-ildes ordres. C’est alors que Papa Cacahuètes lança un sifflementstrident, qui fit bondir de l’ombre M. Hilaire, comme il luiarrivait autrefois quand Chéri-Bibi l’appelait pour une besognepressée. M. Hilaire ne se rendit compte de la spontanéitétouchante de son geste que lorsqu’il fut près de Papa Cacahuètes.M. Hilaire rougit dans l’ombre et Papa Cacahuètes se mit àrire à petits coups déplaisants en grinçant entre ses dents (car illes avait conservées toutes… une mâchoire terrible) :

– Bravo ! M. Hilaire !

L’épicier eut un haut-le-corps et fit un pasde retraite… Décidément, Chéri-Bibi allait le compromettre !il eut envie de lui souffler : « Ne me nommez pas, jesuis dans mon quartier ! »

Mais, après tout ce qu’il venait de voir, ilétait inutile d’apprendre à Chéri-Bibi qu’il habitait dans cequartier-là !

« On ne s’est jamais rencontré,pensa-t-il, parce qu’il doit sortir pour aller vendre sescacahuètes à l’heure où je me couche ! »

Quand il eut fini de rire, le vieillard dit enmontrant le jeune homme à la casquette :

– Monsieur Hilaire, je vous présente lejeune Mazeppa, employé chez un cafetier où il est chargé de viderles fonds de petits verres. Entre-temps, il fait mes commissions.Il vient de m’apporter deux sacs de cacahuètes que vous aurez labonté de décharger avec moi, car Mazeppa est pressé, son patron leréclame ! Je peux compter sur vous, monsieurHilaire ?

– Oui, oui ! Mais commentdonc !

M. Hilaire ne savait plus où se mettre.Ce fut bien autre chose quand M. Mazeppa, après avoir saluérespectueusement Papa Cacahuètes, lui serra la main, à lui comme àun vrai « poteau ».

Mais déjà Chéri-Bibi le mettait à labesogne.

Il dut soulever avec lui l’un des sacs. JamaisM. Hilaire n’aurait pensé qu’un sac de cacahuètes pouvait êtreaussi lourd !

Chose extraordinaire ! Il pliait, lui,sous la charge, et Chéri-Bibi la soulevait sans effort apparent…« Tiens, tiens, pensa-t-il, il est moins déjeté que jepensais ! »

Papa Cacahuètes avait poussé la porte basse deson caveau, car c’est là qu’il habitait, et il guidaitl’expédition :

– Prends garde à te casser lamargoulette, fit-il, de sa voix rauque… C’est déjà arrivé dans letemps, à c’t’endroit-là, au dab d’Orléans ; pas la peine der’commencer l’histoire, s’pas ? Attention ! Y a dixmarches ! dix marches à descendre, et nous sommes au premierétage !

Ils étaient dans une nuit profonde !M. Hilaire, suait, soufflait.

– T’as vieilli, la Ficelle ! grognale vieillard.

– Chut !

– Te demande pardon, monsieurHilaire !

– Silence !

– Ben, comment veux-tu que jet’appelle ?

– Ne m’appelez pas !

On entendit dans l’ombre comme une sorte derugissement et M. Hilaire laissa échapper son sac qui continuade descendre sans lui !

– Remonte ! fit la voix qui avaitrugi.

M. Hilaire remonta à reculons, comme pourrepousser l’agression de l’ombre.

Cependant, il parvint au niveau du cul-de-sacsain et sauf. Mais sous la clarté lunaire, la figure terrible dumarchand de cacahuètes apparut, presque aussitôt.

Le vieillard était tremblant de fureur. Ils’en fut tout seul à la charrette qui dressait vers le ciel sesbrancards suppliants ; d’un seul effort et avec un« han » d’effroyable orgueil, Chéri-Bibi jeta sur son dosle second sac de cacahuètes : et alors, se retournant versM. Hilaire et lui montrant l’extrémité de la ruelle oùcliquetait la lueur blafarde du réverbère :

– Va-t-en ! commanda-t-il.

Et il s’enfonça dans son caveau, la chargeénorme du sac sur son épaule, et repoussant derrière lui, d’un coupde pied méprisant, la porte qui se referma, le séparant d’uncompagnon indigne.

M. Hilaire se traîna jusqu’à la porte, ilen secoua la clenche, il fit entendre les plus pitoyablesgémissements, il eut des mots d’une douceur admirable, car sonrepentir était sincère.

Oui, il comprenait la colère de Chéri-Bibi etson indignité à lui, M. Hilaire !

Et il demandait pardon !« Chéri-Bibi ! Chéri-Bibi ! pardonne-moi,gémissait-il… Ouvre-moi ta porte… ouvre-moi ton cœur ! C’estmoi, la Ficelle, qui t’en supplie ! C’est votre serviteur,monsieur le marquis, qui se traîne à vos pieds ! »

Il ne put continuer ses beaux discours :l’émotion l’étouffait ; les larmes le noyaient et certainementM. Hilaire menaçait de succomber à son désespoir quand laporte basse se rouvrit, quand une main le ramassa sur le pavé où iltraînait ses soupirs et son remords et l’attira dans le trou, sousterre, dans cette nuit de cave où il se sentit tout à coup entredes bras puissants qui l’étreignaient et sur un cœur qui battaitavec rudesse au rythme de la plus sublime amitié : celle quipardonne !

– Mon bon Hilaire ! Tu m’aimes donctoujours ?

– Si je vous aime ! Ah !monsieur le marquis !

– Non ! non… dis-moi Chéri-Bibi,comme aux premiers jours ! et tutoie-moi !

–. Si je t’aime, Chéri-Bibi !C’est-à-dire que je ne t’ai jamais autant aimé ! Ma vie, monbien, tout est à toi ! tout t’appartient ! Dispose de moicomme autrefois.

– Autrefois ! Ah ! LaFicelle ! Autrefois ! Tiens, laisse-moi pleurer, mon ami…Te rappelles-tu ce jour où nous descendions ensemble pour lapremière fois la côte de Dieppe ? Nous arrivâmes au Pollet, jete montrai la boucherie où l’on m’avait mis jadis en apprentissageet où j’avais appris à donner mon premier coup decouteau…

– Si je me rappelle, monsieur lemarquis ! Avec quelle émotion vous regardiez l’étalage !Vous disiez : « Rien n’a changé ! » Jereconnais le « saigneur », je reconnais le« tinet ». Ici, il y a toujours eu de la viandecoche !

– Et quand la marquise nous attendait, mabonne et douce Cécily ? et qu’elle nous saluait de loin, sigracieusement, en agitant son mouchoir de dentelles ?

– D’une main, monsieur le marquis,car de l’autre, elle tenait votre enfant dans sesbras !

À cette évocation succéda un silence plein delarmes.

– Voyons, il faut être un peuraisonnable ! Là, laisse-moi allumer un bout de chandelle… nebouge pas ! tu pourrais te casser une patte !

Bientôt, un modeste luminaire brilla au poingde Chéri-Bibi et il fit faire à M. Hilaire le tour de sesappartements. C’était quelque chose de bien triste, de bien nu, debien moisi. Des caves ! Ce n’était pas autre chose que descaves, au mobilier d’un sommaire qui faisait pitié àM. Hilaire, lequel avait une belle chambre à coucher en acajoupur Louis-Philippe.

M. Hilaire poussa un soupir.

– Mon bon la Ficelle, tu trouves que toutest bien pauvre ici ? C’est que je ne t’ai pas tout montré.Viens ! Maintenant tu vas voir mes richesses !

Il prit un trousseau de clefs et, au bout d’unhumide couloir, il ouvrit une porte dissimulée derrière desplanches. Alors, avec sa chandelle, il alluma dix bougies…M. Hilaire recula ébloui !

Les murs de cette petite cave touteresplendissante de lumière étaient couverts des portraits d’unefemme et d’un enfant ! Mais quels portraits ! Jamais, surles murs des basiliques byzantines, tant de joyaux, tant de perles,tant de colliers n’avaient été suspendus avec plus d’amour autourd’une icône de la vierge et de l’enfant Jésus !

C’étaient là les portraits de Cécily aux joursles plus heureux de sa beauté et de sa maternité. Et c’étaient lesportraits du petit Jacques, à tous les âges, depuis le berceau.

– Ah ! mon Dieu ! exprimaM. Hilaire, touché jusqu’au fond du cœur par ce spectaclemerveilleux, je l’ai toujours dit que vous étiez un homme defamille.

– Je n’ai jamais demandé qu’à vivretranquillement entre ma femme et mon fils, en bon époux et en bonpère, répliqua le vieillard, et ce n’est pas de ma faute s’il en aété autrement !

Mais, M. Hilaire se mit à réfléchir que,si tous les joyaux qui étaient là étaient « du vrai », ily avait dans cette cave une bien jolie fortune !

– Tout ce que je gagne y passe ! fitentendre Papa Cacahuètes, qui répondait ainsi à la pensée intime deM. Hilaire.

Et M. Hilaire eut un haut-le-corps…

Il songea que ce ne pouvait être avec la ventede quelques cacahuètes que le vieillard se payait le luxe d’offrirde tels bijoux à sa femme et à son fils !

Cependant Chéri-Bibi était en extase devantles portraits.

– Je ne manque jamais, expliqua lebonhomme, de leuroffrir un petit cadeau pour leur fête,pour leur anniversaire et chaque fois que je retrouve sur lecalendrier la date d’un événement heureux de notre bonne vied’autrefois ! Ma chère femme, mon cher enfant ! Monpetit ! Tiens, la Ficelle, je vais te montrer quelquechose…

Ce disant il ouvrit un coffre puiscontinua :

– Quand j’ai su qu’il allait entrer dansl’armée, j’en ai été plus fier que l’on ne saurait dire ! À labonne heure ! Un Touchais ! Un Touchais ne pouvait êtrequ’un soldat ! un bel officier avec un beau sabre ! et jelui ai offert son premier sabre ! Tiens, voilà son premiersabre ! Maintenant, je vais te montrer autre chose !Voici la croix de la Légion d’honneur de mon fils (il l’embrassa.)Figure-toi que je la lui avais offerte bien avant que legouvernement la lui donnât ; j’envoyais cette croix bienmystérieusement à la mère en lui faisant dire qu’un admirateur deson fils serait heureux qu’elle voulût bien accepter ce présent etl’attacher elle-même sur sa poitrine ! Tu penses si je rêvaisen attendant la réponse ! Hélas ! la réponse ne se fitpas attendre…, Cécily fit retourner la croix, disant qu’elle nepouvait accepter le présent d’un inconnu… j’en ai pleuré huitjours ! Elle l’avait sans doute trouvée trop riche !Regarde donc ces diamants ! Ah ! que j’ai pleuré !Mon fils est le plus intelligent, et le plus beau, et le plusfort ! Il mettra la République dans sa poche ! Il seraroi ! Je lui fais faire une couronne en ce moment à Paris chezle premier joaillier de la rue de la Paix ! Enfin… je vais tedire encore une chose ! une chose ineffable… Je voisCécily tous les jours !

– Tu vois Cécily ! Vousvoyez Mme la marquise, tous les jours ?

– Comme je te vois, mon bonHilaire !

– Mais elle ne sort jamais !

– Ah ! tu sais cela, toi ! Ehbien ! mais c’est peut-être qu’elle me reçoit !

– Elle vous reçoit ?

– Tu vois bien que je plaisante… Maistiens ! monte avec moi sur ce banc ! regarde par cettepetite ouverture grillagée et dis-moi ce que tu vois ?

– Je vois, à la lumière de la lune, unjardin avec de vieux bancs de pierre moussue, du lierre sur lesmurs et de l’herbe dans les allées… un petit jardin bientriste.

– Il n’est point triste quandelle vient s’y promener, soupira Chéri-Bibi, et il meparaît alors plus grand que l’univers !

– C’est donc là qu’elle habite ?demanda la Ficelle… Je suis allé pourtant quelquefois chez elle,mais je ne connaissais point le côté jardin de l’hôtel de laMorlière.

– Vois-tu, mon bon La Ficelle, du momentque Dieu m’a donné ce petit soupirail, je n’ai plus rien à luirefuser !

– À qui ?

– À Dieu ! Il peut me demandertous les crimes dont il a besoin, il les a !

M. Hilaire, maintenant tout à faitrassuré sur la santé de Chéri-Bibi, commençait à avoir un peu moinsde pitié pour lui, en même temps qu’il lui rendait beaucoup de sonadmiration terrifiée d’antan ; mais il ne parvenait point,après ce qu’il venait d’entendre, à se délivrer complètement d’unecertaine inquiétude en ce qui le concernait, lui,M. Hilaire.

Aussi ce ne fut pas sans un certain émoi qu’ils’entendit interpeller, bien amicalement cependant, en ces termespourtant engageants :

– Et toi, mon bon Hilaire, voyons,qu’est-ce que tu deviens ?

Maintenant ils étaient revenus dans le taudis,entre un grabat, un vieux bureau à trois pattes et les deux sacs decacahuètes qui gisaient toujours dans un coin.

– Eh bien, mais, répondit M. Hilaireavec un sourire un peu niais… eh bien, mais ça ne va pas tropmal…

– Et ta Virginie, reprit Chéri-Bibi,a-t-elle un caractère toujours difficile ?

– Euh ! euh !

– Mais enfin, elle ne te rend plusmalheureux ? Comme c’est moi qui ai fait le mariage, je nem’en consolerais jamais ! Et puis, tu sais… tu n’aurais qu’unmot à me dire… je lui aurais bientôt fait passer le goût de lamélasse à ta Virginie !

M. Hilaire se leva, épouvanté.

– Ciel ! monsieur le marquis, netouchez pas à ma femme !

– Eh là ! je n’en ai nulleenvie…

– S’il lui arrivait jamais malheur, je laconnais, elle viendrait me tirer par les pieds toutes lesnuits ! Ah ! monsieur le marquis, ne me faites paspeur ! Qu’avez-vous donc cru ? Mais nous faisons bonménage depuis nos dernières aventures… nous sommes cités dans levoisinage comme des époux modèles… De temps en temps, nous avonsune petite discussion. Mais dans tous les ménages, n’est-ce pas, ona ses heures d’impatience ?

– Certainement !

– Et pourvu que je lui obéisse en tout etque je fasse ses quatre volontés, elle finit par mecéder !

– Cette brave Virginie !

– Oh ! elle a des qualités !Elle tient bien la caisse ! Il n’y en pas une comme elle pourla comptabilité ! Et elle m’est fidèle !

– Et toi, lui es-tu fidèle ?

– Oh ! ça, je vous le jure, monsieurle marquis ! Je n’ai jamais oublié vos principes en cettematière et j’aurais été le dernier des misérables si je n’avaispoint profité de vos leçons et de votre exemple !

– C’est bien, ami la Ficelle, réponditChéri-Bibi sur le ton le plus grave et en ne dissimulant pas sasatisfaction.

Chéri-Bibi n’avait jamais plaisanté sur lechapitre des mœurs.

– Mais je dois vous dire, continuaM. Hilaire, que ma femme est tellement tyrannique (car elleest tyrannique) qu’elle m’a fait faire de la politique malgrémoi !

Et M. Hilaire toussa.

– Eh ! mon cher ! Elle a bienfait, s’exclama Chéri-Bibi… Dans les temps troublés où nous sommes,nul n’a le droit de se désintéresser de la chose publique…

– Du moment que c’est votre avis, je suisheureux que Virginie se soit rencontrée avec vous sur ce point,soupira M. Hilaire, en essuyant quelques gouttes de sueur quilui perlaient aux tempes.

– Alors ta femme a voulu que tu fasses dela politique ? Sans doute a-t-elle de l’ambition pour toi, tafemme ?

– Oui, monsieur le marquis, réponditM. Hilaire de plus en plus embarrassé. Elle désire que je soisconseiller municipal.

– Bravo ! Bravo ! Nous t’yaiderons, ma parole ! Cela vaut mieux que de perdre son tempsau club !

« Mon Dieu ! gémit en lui-mêmeM. Hilaire, pourvu qu’il ne sache jamais que je suissecrétaire de l’Arsenal ! » et comme il se rappelasoudain la lecture du journal du soir faite au dancing du GrandParc, lecture qui lui avait appris, à lui, secrétaire du club del’Arsenal, les derniers travaux de la nuit et l’adoption de lamotion Tholosée réclamant la peine de mort contre le commandantJacques, il eut comme une sorte de défaillance.

– Eh là ! La Ficelle, tu n’es pasmalade ?

– Non ! Non ! J’ai eu comme unéblouissement… Ça m’arrive quelquefois…

– C’est la trop bonne nourriture, fitChéri-Bibi. Il faut soigner ça la Ficelle… Tu habites loin, mongarçon ?

– Non, pas très loin ! Comme quidirait à côté.

– Attends donc ! Ah ! ah !c’est donc cela ? La Grande Épicerie moderne ? C’est toi,Hilaire, qui est propriétaire de cette superbe épicerie ? etde ces superbes produits alimentaires ?

– C’est mon magasin !

– Tous mes compliments ! Tu en asfait du chemin depuis la rue Saint-Roch !

« Maintenant, mon petit la Ficelle,parlons sérieusement…, mais aide-moi d’abord à vider ces deux sacsde cacahuètes !

D’un geste, le Vieillard avait tiré à lui legrabat, découvrant ainsi une trappe dans l’antique maçonnerie decette bâtisse plusieurs fois centenaire. Il rabattit la trappe… Unefraîcheur humide et froide envahit le misérable sous-sol ; enmême temps, on entendit comme une espèce de glou-glou de sourcesouterraine…

– Surtout, n’approche pas tropprès ! Cela coule dans les profondeurs et cela se perd on nesait où, dans les catacombes… une source qui apparaît et disparaît,replonge sous la terre, emportant tout ce qu’on lui confie, ne lerendant jamais ! Donne-lui quelques cacahuètes, laFicelle !

Cet étrange langage n’était point pourrassurer M. Hilaire.

– Tiens ! prends la pouche, par uncoin, comme moi, soulève et secoue et tire en arrière ! Là… Tuvois bien que ce n’est pas difficile !

Horreur ! De la pouche, glissait, avecune grande quantité de cacahuètes, un cadavre ! EtM. Hilaire reconnut l’orateur fougueux et si plein de vie etd’ardeur anarchiste qui tempêtait le matin même sur une table duclub des Francs-Archers, M. Hilaire laissa tomber le sacvide !

Et Chéri-Bibi, du bout de son pied, fit roulerle corps jusqu’au bout de la trappe, le corps bascula, disparut…Quelques secondes plus tard, on entendit un sourd« floch »… et tout fut dit pour celui-là !

C’est en vain que Chéri-Bibi essayad’emprunter le secours de son ami la Ficelle pour le second sac… laFicelle n’était plus qu’une statue de l’épouvante… Chéri-Bibi vidadonc le second sac tout seul et, encore, parmi les cacahuètes,apparut un second cadavre ! Cette fois, M. Hilairereconnut son ami Tholosée, du club de l’Arsenal ! Iltomba à genoux en joignant les mains.

Mais Chéri-Bibi referma la trappe du pied.

Sans doute avait-il assez donné à lamort, ce jour-là !

Il considéra avec pitié la pauvre chose quihaletait dans un coin de son taudis.

– Pourquoi gémis-tu ? exprima-t-il,d’une voix effroyablement calme, qu’importent quelques vagueshumanités ? Allons, debout, la Ficelle ! Rappelle toncœur et ton courage d’autrefois ! Regarde-moi et ne te fie pasaux apparences ! Vois… je suis aussi fort et plus terrible quejamais !

Ce disant le vieillard s’était redressé, sesjambes s’étaient détendues, sa taille avait grandi, sa poitrine,ses épaules, son torse magnifique se développaient dans toute leurampleur… L’écharpe qui lui cachait le visage était tombée et,au-dessus de ce corps de Titan, apparut une tête démoniaque,illuminée par le flamboiement de forge du regard de Chéri-Bibi, duregard délivré un instant des lunettes noires…

– Pourquoi recules-tu épouvanté, demandaChéri-Bibi, se croisant les bras sur son orgueilleusepoitrine ? Autrefois, tu ne me craignais pas et ta parole amieétait la seule qui me consolât aux heures de mafatalité ! Allons, debout, l’heure sonne encore ! Ona encore besoin de moi ! Dieu, voyant un jour tout le malqu’il fallait accomplir pour faire le bien, a reculé devant unepareille responsabilité et il a créé Chéri-Bibi !

Ce fut comme une apparition monstrueuse etmagnifique du génie du mal… et soudain tout cela disparut comme parenchantement.

M. Hilaire ne vit plus devant lui que lechétif vieillard qui se tourna vers lui en disant :

– À propos, monsieur Hilaire, comment sefait-il que vous ne m’ayez pas encore parlé de vos fonctions àl’Arsenal ?

M. Hilaire ne répondit pas.M. Hilaire, qui avait déjà éprouvé tant d’émotions au cours decette nuit historique, était incapable d’articuler une syllabe. Ilétouffait.

– L’Ar… l’Arsenal ! moi, je ne suispour rien là-dedans… c’est Virginie qui l’a voulu… on m’a nommémembre du club, membre du comité, on m’a nommé secrétaire, je n’ysuis absolument pour rien !

– Et tes discours !

– Ah ! ah ! mesdiscours ! Mon Dieu ! mes discours ! fitM. Hilaire qui pâlissait, pâlissait… Ils étaient bien anodins,mes discours… bien quelconques…

– Je te demande pardon !

– Comment, monsieur le marquis, on vous aparlé de mes discours ?

– Eh ! je les ai entendus !

– Vous les…

M. Hilaire s’affaissa sur la premièremarche de l’escalier.

– Voilà que tu manques d’air,maintenant ! fit Chéri-Bibi… attends un peu ! Je vaisouvrir la porte… et puis nous allons sortir… Ça te fera du bien età moi aussi. Du reste, nous allons aller faire ensemble un petittour à la campagne ! Regarde, voici l’aurore ! la belleaurore d’un beau jour ! En route !

Et il l’entraîna, répétant les phrases deM. Hilaire qui lui étaient restées dans la mémoire.« Citoyens ! assez de vaines paroles ! desactes ! Désignons à la vindicte publique tous ceux qui aurontélevé la voix en faveur du rétablissement d’un odieuxdespotisme ! et, s’il en est besoin que l’on nous rende la loides suspects ! »

– C’est Virginie ! soufflaM. Hilaire.

– Quoi ! Virginie ! C’est ellequi t’avait écrit ton discours ! Et bien tu l’en féliciteras.Moi je trouve qu’elle a admirablement mené notreaffaire !

– Vous… vous trouvez ?

– Quand je t’ai entendu prononcer cediscours-là, je me suis dit : « Ça, c’est rudementfort ! M. Hilaire est devenu le maître de lasituation ! Le club de l’Arsenal est ànous ! »

– Ouf ! soupira M. Hilaire,voilà justement ce que je me suis dit aussi : le club del’Arsenal est à nous !

– Désormais, continua imperturbablementChéri-Bibi, il pourra, ce terrible club, décider tout ce qu’ilvoudra, il ne le fera point sans nous !

– Oh ! il ne peut rien faire sansnous, quelle consolation de se dire cela !

– Nous serons dans le secret desdieux !

– Évidemment ! acquiesçaM. Hilaire, avec un nouveau soupir.

– Et quelle force pour nous quand nousnous présenterons au nom du club de l’Arsenal !

– Rien ne nous résistera,murmura plaintivement M. Hilaire.

– Nous connaîtrons ainsi les amis et lesennemis du commandant Jacques ! car tu dois être un« subdamoun » enragé, mon bon Hilaire !

– Enragé ! monsieur lemarquis !

– Dans le cas, reprit Chéri-Bibi, oùnotre entreprise contre la République de M. Hérissonne réussirait point autant que nousdevons l’espérer, c’estta situation exceptionnelle dans ton quartier qui noussauverait ! Qui oserait te soupçonner ? Ta cavedeviendrait le sûr refuge de nos amis proscrits ! C’est làqu’ils trouveraient une sécurité momentanée dont le besoin peuttoujours se faire sentir, car, enfin, il faut toutprévoir !

– Heu ! Heu ! fitM. Hilaire qui se reprit à tousser.

– Mets ton foulard ! conseillasagement Papa Cacahuètes…

– Heu ! Heu ! bien entendu, macave ! ma… cave est toujours là !

– Sans compter queMme Hilaire, d’après ce que tu m’as dit, saurait semontrer à la hauteur des circonstances… C’est elle qui seraitchargée de ravitailler les proscrits !

– Heu ! Heu !Mme Hilaire…

– Quoi,Mme Hilaire ?

– Eh bien ! Entre nous, il vaudraitmieux ne rien dire à Mme Hilaire !

– Ne t’affole point, mon bon Hilaire,reprit d’un air bonasse l’excellent vieillard… Pour le moment, ilne s’agit que de victoire ! Et nous allons tous les deuxachever de l’organiser.

– Je croyais que nous partions pour lacampagne ?

– Oui ! à Versailles ! c’est làque nous allons achever d’organiser la victoire… mais avant deprendre le train, tu vas te munir d’une cinquantaine delaissez-passer au sceau du club de l’Arsenal.

– Grands dieux ! s’exclamaM. Hilaire.

– Que se passe-t-il encore ? demandaPapa Cacahuètes… Ta conscience répugnerait-elle à de pareilsmoyens ?

– Aucunement, aucunement ! et jesuis bien heureux, au contraire, d’avoir cette occasion de vousrendre service…

– Eh bien ! alors ?

– Eh bien ! alors, ceslaissez-passer, il faut que j’aille les chercher chez moi.

– Naturellement !

– Et si j’entre chez moi, ma femme, je lecrains, fera quelques difficultés pour me laisserressortir !

– Tu lui diras que c’est pour la grandecause, mon bon Hilaire, et elle te laissera faire tout ce que tuvoudras !

– Ah ! bon ! vous ne laconnaissez pas !

– Va, Hilaire ! Va ! Voici làta splendide boutique ! Ce n’est pas le moment de te montrerpusillanime ! Va, mon ami, je t’attends !

L’ordre était catégorique, M. Hilaire nese le fit pas répéter et c’est avec une angoisse inexprimable qu’ils’avança vers le seuil de son auguste demeure.

Il ouvrit en tremblant la petite porte bassepercée dans la tôle de la devanture et la referma derrière lui.

Chéri-Bibi attendit. D’abord, rien ne vintattirer son attention, et puis, peu à peu, il s’intéressa à uncertain murmure grossissant qui venait du premier étage. Il sefaisait là-haut un certain tumulte. Ainsi on percevait nettement lebruit de la vaisselle cassée.

Et puis tout ce bruit sembla descendre, roulerdu premier étage au rez-de-chaussée avec un fracasextraordinaire.

De grands coups sourds retentissaient entreles cloisons, comme si elles eussent été bombardées de projectiles.Une vitre se brisa, on entendit des cris, des lamentations, dessupplications.

Chéri-Bibi se dit, sans autre émotion :« C’est Mme Hilaire qui se réveille » etil commençait à plaindre sérieusement son ami la Ficelle, quand sonattention fut soudain attirée par une sorte de gémissement quisortait de terre, à ses pieds.

C’est alors qu’il vit apparaître, à unsoupirail, donnant sur les fameuses caves de la Grande Épiceriemoderne, la tête ébouriffée, affolée et fortement contusionnée dece pauvre M. Hilaire.

– Vite ! aidez-moi à sortir de là,râlait le malheureux garçon… Elle arrive ! Vite !sauvez-moi !

– Prends ma main ! fit Chéri-Bibi enallongeant son énorme patte. L’autre s’y accrocha comme le naufragés’accroche à la branche qui, seule, peut le sauver d’unecatastrophe imminente.

… « Oh ! hisse ! »…et Chéri-Bibi sortit de l’enfer et de sa cave ce pauvreM. Hilaire, que Mme Hilaire continuait àchercher partout avec des imprécations dont l’écho fit filer lesdeux compères.

– As-tu au moins les cartes duclub ? demanda Papa Cacahuètes…

– Oui, oui ! je les ai, soufflaM. Hilaire en se frottant la tête… Ah ! là !là ! quelle tempête ! quelle femme ! Non !regardez-moi comme elle m’a arrangé ! N’est-ce pashonteux ?

Chéri-Bibi considéra M. Hilaire avec uncertain apitoiement.

Non ! Non ! vraiment M. Hilairen’était pas beau à regarder au sortir de sa cave, dans le matinblême de ce jour mémorable.

Il n’avait pas de faux col, plus decravate : le plastron de sa chemise avait été arraché. Sonbeau veston du dimanche n’était plus qu’une loque ; soncouvre-chef naturellement était resté sur le champ de bataille eton aurait payé bien cher M. Hilaire pour qu’il consentît àaller le rechercher.

– Tout de même, reprit-il après quelquesinstant de silence… je ne puis courir les rues, ni même me promenerà la campagne, dans cet appareil de désordre… Je suis fait comme unvoleur… ou plutôt comme un volé !

– Je vais te dire comment tu es fait,répliqua Chéri-Bibi… Tu es fait comme un orateur de club qui arencontré des contradicteurs payés par la réaction ! Je t’enprie, monsieur Hilaire, garde tes loques !

Ils étaient arrivés au coin d’une rue.M. Hilaire mit sa main sur le bras de Papa Cacahuètes.

– Chut !Mlle Jacqueline ! Lareconnaissez-vous ?

– Sœur Sainte-Marie-des-Anges !prononça Chéri-Bibi dans un souffle, cependant qu’il s’appuyait unpeu contre son compagnon… comme elle est matinale ! reprit-ilavec un soupir… je parie qu’elle va encore prier pourmoi !

– Elle va à la messe de cinq heures, àSaint-Paul…

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