Le Coup d’état de Chéri-Bibi

II – LE CADAVRE À LA TRIBUNE

Le bruit du crime se répandit avec la rapiditéde la foudre. Il y eût un si prodigieux tumulte, une telle batailleautour de ce cadavre qu’on dut faire pénétrer un peloton de gardespour essayer de dégager les abords du parloir.

Mais ce fut en vain ; rien n’empêcha lesamis de Carlier d’emporter le corps sanglant de la victime vers lasalle des séances où ils pénétrèrent en hurlant : « Mortaux assassins ! Mort aux assassins ! »

Coudry, soutenant le buste de Carlier etMulot, qui s’était précipité tout de suite sur la serviette poursauver les papiers s’il en était temps encore, montraient d’affreuxvisages décomposés par une haine héroïque.

Des cris, des poings dressés, la rage deceux-ci, la consternation de ceux-là faisaient cortège à cesinistre trophée qui fut déposé, au pied de la tribune, sur latable des sténographes.

Aussitôt, ses amis se massèrent autour ducorps ; d’autres, dans des transports frénétiques juraient dele venger ; Pagès, qui avait conservé tout son sang-froid,essayait d’organiser ce désordre et s’entretenait tantôt avec lechef du gouvernement, qui avait fait mander le procureur général,et tantôt avec les questeurs, qui avaient fait fermer toutes lesportes.

Mulot avait ouvert la serviette de Carlier etn’y avait rien trouvé des papiers dérobés chez Lavobourg. Aussitôt,il avait rejoint Cravely dans un couloir et le directeur de laSûreté générale lui affirmait que pas un des complicesn’échapperait et qu’ils auraient bientôt la clef de toutel’affaire, car il avait fait suivre, par un de ses plus finslimiers, le visiteur inconnu à sa sortie du parloir.

Des amis avaient conseillé à Lavobourg de neplus se montrer s’il ne voulait pas être poignardé à son tour etsous le prétexte de le garder, Cravely, d’accord avec Joly, l’undes questeurs dont il était sûr, avait placé des agents auprès duvice-président et s’était ainsi assuré de sa personne.

C’est alors qu’un vieillard, qui avait unefigure de mourant et que soutenaient les huissiers, laissa tomberces mots du haut du fauteuil présidentiel :

– Messieurs, la séance continue.

C’était Bonchamps qui, dominant le malmystérieux qui lui brûlait les entrailles, s’était, au bruit del’assassinat, fait porter jusque-là pour ne point abandonner laprésidence de la Chambre, en d’aussi tragiques circonstances, auxmains de la réaction.

Cette apparition inattendue, ce gestemagnifique, ces paroles grandioses, ce calme suprême de la mortqu’il traînait déjà avec lui eurent le résultat immédiat d’apaiserun instant cette mer en furie.

La fureur d’un groupe qui s’était rué sur lecommandant Jacques, lequel, entouré de ses amis, n’avait pointbougé de son banc, resta comme suspendue.

Et la Chambre, tout entière, épouvantée del’horrible crime, acclama le brave homme qui la rendaitinstantanément à la dignité d’elle-même.

Mais les acclamations se calmaient à peine quetoute l’extrême-gauche se tourna vers un point unique, celui où lecommandant Jacques se tenait toujours, les bras croisés ; etla voix de Coudry, par-dessus toutes les autres, cria :

– L’assassin, le voilà !

– Je n’ai jamais versé le sang que surles champs de bataille. Je demande la parole.

La phrase avait sonné comme un coup declairon. C’était la première fois qu’on entendait cette voix etelle semblait sonner le ralliement dans un camp désemparé quel’ennemi attaquait de toutes parts. Il y eut un silence subit danslequel éclata cette autre phrase prononcée par Hérisson qui, déjà,se disposait à gravir les degrés de la tribune :

– Je cède mon tour de parole àl’accusé.

Jacques reçut la phrase en plein cœur et on levit blêmir encore pendant que l’extrême-gauche faisait un triompheau président du Conseil. Cependant, il descendit d’un pas élastiquevers l’hémicycle et fut, en deux bonds, à la tribune.

Là, il étendit la main au-dessus du cadavre deCarlier et s’écria :

– Je jure, sur le cadavre de Carlier, devous retrouver son assassin. Je jure que si la commission d’enquêteque vous allez nommer n’arrive point à faire la lumière sur cecrime, que je hais, je la ferai moi-même. Je jure que si voscommissaires et vos magistrats sont impuissants à découvrir lavérité, je n’aurai de cesse, moi, que je ne vous l’aie apportée,ici, dans mes deux mains qui ne connaissent point ce poignard, etqui n’ont jamais porté que l’épée de la France !

À ces mots, la moitié de la Chambre partit enbravos prolongés et il sembla bien qu’un grand nombre des partisansde Jacques se trouvaient comme soulagés d’un poids immense.

La voix de Mulot s’éleva :

– On a assassiné Carlier pour lui volerles papiers Lavobourg qui ne sont plus dans son portefeuille.

– Vous saviez donc, monsieur Mulot, quel’on avait volé M. Lavobourg ? reprit Jacques duTouchais, et sans doute connaissez-vous le voleur ? Ehbien ! Vous êtes plus avancé que nous, qui ignorons l’assassinde Carlier. La pince-monseigneur a commencé, le poignard continue.Mais je jure que mes amis et moi sommes à l’écart de toutes cesignominies. Et je vais vous dire pourquoi. Parce qu’il nous étaitindifférent, à mon ami Lavobourg et à moi, qu’on lût à cettetribune un papier sur lequel on avait tracé un semblant deConstitution. Est-il donc inconstitutionnel de vouloir réviser laConstitution ? Vous tous, qui criez si fort, avez été end’autres temps les premiers à la réclamer. Tous les bons citoyensla demandent aujourd’hui.

– Pour renverser la République !hurla Coudry.

– La République, qu’en avez-vousfait ? Qu’avez-vous fait de cette France qui, sicourageusement, s’était relevée des plus effroyablesdéchirements ? Qu’avez-vous fait de cette nation qui étonnaitl’Europe par sa prospérité constante et l’éclat de sesvertus ?

– Et vous, que voulez-vous faire de laRépublique ? Pourriez-vous nous le dire ?

– Je veux vous enchasser !

Ce fut terrible. Il y eut dans les dernièrestravées de l’extrême-gauche comme un raz de marée ; une vaguerugissante, un flot furieux déferla dans l’hémicycle et rebonditjusqu’à la tribune. Des poings levés, des coups, des figureshideuses, des bouches vociférantes pendant que dans les tribunespubliques des femmes clamaient leur effroi. Jacques avait étéarraché de là-haut comme une plume, et il se retrouva en bas, lesvêtements déchirés, le visage en sang et certainement il eût courule risque d’être mis en pièces si tout à coup n’étaient arrivés,telle une trombe, trois personnages qui, comme des chats, avaientsauté des tribunes : le lieutenant Frédéric et deux énormesgaillards qui, si nous osons dire, dispersèrent le rassemblement« en cinq sec ».

L’impétuosité d’un si exceptionnelenvahissement eût été suivie certainement de bien terriblesincidents si, tout à coup, la voix formidable d’un huissier nes’était fait entendre :

– Silence, messieurs, M. leprésident Bonchamps se meurt. Cela faisait deux cadavres pour uneseule séance : c’était assez.

Mais ces deux cadavres avaient sauvé lapolitique et peut-être la vie de ce jeune audacieux… On le laissa,suivi de ses gardes du corps, s’éloigner avec épouvante.

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