Le Coup d’état de Chéri-Bibi

XX – LA NOUVELLE TERREUR

Quand la première « charrette »apparut sur le quai, sortant du guichet de la Conciergerie, portantla grappe de ses condamnés à mort, mains liées derrière le dos,cheveux coupés sur le col nu, l’immense murmure populaire quimontait des bords du fleuve depuis la première heure du jour,s’apaisa d’un seul coup. Paris fit silence.

Il était deux heures de l’après-midi. Lesoleil était écrasant. Ah ! la peine de mort ne se cachaitplus ! Elle frappait en pleine lumière et il fallait lui fairecortège jusqu’à la place de la Concorde redevenue la place de laRévolution.

Seulement, cette charrette était un camionautomobile.

Plus de haridelle : quarantechevaux-vapeur… et c’était un chauffeur qui conduisait doucement,tout doucement ce nouveau camion de la mort.

Des gardes civiques étaient montés avec lescondamnés sur la plateforme roulante et les entouraient baïonnetteau canon. D’autres gardes, mais à cheval ceux-là, précédaient etsuivaient.

Et le sang allait couler ; beaucoup desang ! Coudry l’avait dit : « La République a besoind’une saignée ou elle est fichue ! » et, malgré lesefforts de Pagès, l’Assemblée nationale, réunie à Versailles, dansl’Orangerie, avait dès sa première séance qui avait suiviimmédiatement l’arrestation du commandant Jacques et de sesprincipaux complices, proclamé la République en danger et rétablila peine de mort contre tous les ennemis de l’État !Et la guillotine en permanence au cœur de Paris.

C’est en vain que le grand orateur del’extrême-gauche s’était élevé contre une loi de sang qui allaitdevenir la loi des suspects ; c’est en vain qu’il s’étaitécrié qu’il ne fallait point « en ce beau jour, tacher la robede la victoire républicaine », Mulot lui avait répliqué quecette robe était rouge et que le sang ne s’y verrait pas !

Tout ce qu’on avait bien voulu lui accorder,c’est que les exécutions n’auraient pas lieu en masse, sous lavolée des mitrailleuses, et qu’on leur laisserait certaines formeslégales !

Pagès, qui venait de faire voter l’institutiond’un comité de Salut public dont il avait été nommé président,avait dû se taire, sous peine d’une chute immédiate.

Depuis quinze jours, travaillant jour et nuit,les débris de l’Assemblée nationale, constituée en une sorte deConvention, rendaient décrets sur décrets, qui dépassaient lespires souvenirs que nous pouvons avoir de la Commune et même denotre première révolution. On n’avait pas à s’occuper du présidentde la République, qui avait été comme oublié et qui, dès le premierjour, avait donné sa démission. Paris avait été divisé en soixantesections, livrées administrativement aux pleins pouvoirs des clubsqui avaient élu, dans chacune de leur section, douze commissairestenus quotidiennement de rendre compte de leur mandat à leursélecteurs.

Ces commissaires avaient pour principalemission de signaler les suspects au « comité desurveillance » élu par l’Assemblée de Versailles et siégeant àParis.

Ces suspects étaient envoyés, sur mandatsdélivrés par ce comité de surveillance, au tribunalrévolutionnaire.

Les membres du tribunal révolutionnaire,siégeant au Palais de justice, dans la grand-chambre de la coursuprême, étaient choisis par le comité de Salut public sur uneliste remise par les sections, chaque section présentant unmembre.

Les jugements du tribunal révolutionnaireétaient sans appel et exécutoires dans les vingt-quatre heures.

Ah ! les sections avaient beaujeu !

Elles étaient les maîtresses de Paris depuissurtout que Flottard, le gouverneur civil du gouvernement militairede Paris, leur avaient fait distribuer des armes avec missiond’exercer le plus grand nombre possible de gardes civiques duloyalisme desquels elles pouvaient répondre.

Et pendant que l’on éloignait des grandesvilles, autant que faire se pouvait, l’armée régulière et qu’on lamassait sur les frontières, après une grandiloquente proclamationde paix au monde, les commissaires départementaux, expédiés danstoutes les régions par le comité de Salut public, organisaient outâchaient d’organiser le système des sections et des gardesciviques en province.

Certaines grandes villes, dominées tout desuite par les partis extrêmes, avaient suivi Paris ; mais il yavait une forte résistance dans d’autres villes qui venaient dedéclarer qu’elles sauveraient la France de la révolution !

De ces « centres de réaction », lescommissaires du comité de Salut public se plaignaient de ne pouvoirarriver à quelque chose qu’en faisant appel aux pires éléments dela population. « On ne croit pas à votre pouvoir,écrivaient-ils à Paris, on juge votre révolution éphémère ; ilfaudrait un coup de tonnerre pour illuminer lespopulations. »

Le coup de tonnerre arriva.

Ce fut la première charrette. Et, pour arriverplace de la Révolution, on lui fait faire le tour desBoulevards.

Au coin du boulevard Haussmann prolongé, dansun salon du café Werther, où quelques puissants du jour se sontréunis pour assister, derrière un rideau soulevé, au passage de lachose et à l’effet produit, il y a une grande discussion et unecertaine inquiétude.

Coudry fulmine contre le comité de Salutpublic et surtout contre Pagès qu’il accuse de modérantisme. C’estde la faute de ce dernier si l’on n’a point chauffé Paris à blanc,si l’on n’a point organisé des manifestations nécessaires dans unpareil moment.

La colère du jeune révolutionnaire ne fit quegrandir quand Cravely, qui venait rendre compte de la situation àMulot devenu délégué à l’Intérieur, en remplacement deHérisson (il n’y avait plus de ministres) s’étendit avec béatitudesur le calme de la population. Ils furent écrasés tous lesdeux.

– Alors, vous êtes satisfaits !Certes, oui ! elle est calme la population !

Elle a disparu ! elle se cache derrièreles fenêtres ! Alors, vous croyez que c’est pour ça que noustravaillons aux comités de surveillance, dites ! pour que vousorganisiez une procession autour de laquelle ceux qui suivent ontl’air de pleurer sur les victimes du tribunalrévolutionnaire ! N. de D. ! il fallait faire galoper lepeuple derrière la charrette ! Il fallait déchaîner voshurleurs ! Mais je ne vois que des soldats, des gardes !Les boulevards devraient crever de populo !

Il rageait ! Il écumait ! Habitué àses « sorties », Mulot haussait les épaules, caressait samoustache et sirotait son petit verre.

Sur ces entrefaites, Pagès entra. Il étaittrès pâle.

– Ah ! voilà le bourgeois ! lesalua Coudry.

– Le bourgeois, c’est vous, fit Pagès,d’une voix grave, en s’asseyant et en essuyant de son mouchoir àcarreaux la sueur froide qui perlait à son front blême… c’est vousqui faites une révolution bourgeoise et qui refaites toutes lesfautes de la bourgeoisie !

– Si elle ne vous plaît pas, notrerévolution, sortez-en ! lui cria Coudry.

– Vous m’épouvantez, Coudry ! vouset vos amis, vous nous poussez dans une voie où nul ne sait quandil s’arrêtera !

– C’est le propre des révolutions, moncher, répliqua Coudry. Encore une fois, vous voulez mettre tropd’ordre dans la révolution ! C’est ce qui vous perdra !Est-ce que le Subdamoun n’aurait pas dû payer le premier ?Est-ce qu’on ne lui devait pas une première charretted’honneur ? Qu’attend-on ? Voilà ce que le peuple deParis ne comprend pas ! Vous lui donnez des complices !et vous semblez vouloir épargner l’auteur principal !

– Certes, accorda Pagès, je vousabandonne le Subdamoun et même ses principaux aides, les Lavobourget autres traîtres à la République, et ce n’est pas moi qui airetardé d’une minute l’heure de leur châtiment.

– C’est moi, déclara Mulot, et vous savezbien pourquoi ! Nous avons tout intérêt à ne les livrer aubourreau que lorsque nous n’ignorerons plus rien du complot. Ilspeuvent encore nous être utiles pour certainesconfrontations ! Du reste, tout va être bientôt fini ; dumoins, je l’espère, n’est-ce pas Cravely ?

Le chef de la Sûreté politique, qui avait étéfaire un tour sur le boulevard et qui venait de rentrer dans lecabinet de ces messieurs, répliqua :

– Celui qui nous manque, et qui nousmanque bien, c’est le baron d’Askof. Le baron d’Askof avait toutorganisé chez la belle Sonia. Or, je suis à peu près sûr que nousallons mettre la main sur le baron, aujourd’hui même ou demain auplus tard. Nous allons connaître aussi la retraite de la famille duTouchais et quarante-huit heures ne se passeront pas avant que lamarquise et sa fille adoptive, la fiancée du Subdamoun, n’aientrejoint le commandant à la Conciergerie !

Coudry demanda :

– Qu’est-ce qu’elle dit à laConciergerie, la belle Sonia ?

– Paraît qu’elle s’amuse ; oui, ellefait salon ; elle joue aux petits jeux de société.

– Sale cabotine ! fit Coudry, avecune moue de dégoût.

– On dit qu’elle a été aussi la maîtressed’Askof ! À propos d’Askof, je vais vous donner un conseil,Cravely : tâchez de nous le livrer pieds et poings liés avantvingt-quatre heures ou je ne réponds plus de vous !

– Ah ! fit Cravely, en pâlissant… Jecrois être à peu près sûr…

– Oui, ce que je vous en dis, c’est pourvotre bien ! Je vous avertis que le conseil de surveillance etle comité de sûreté générale ont décidé de demander au comité deSalut public votre renvoi et même une enquête sur votremagistrature, si vous n’avez pas arrêté Askof, demain soir au plustard. Nous sommes persuadés, au comité, que c’est lui la clef detoute l’affaire. C’est lui qui a été le truchement nécessaire entreSubdamoun et tous les autres ! Ne pas nous le livrer,c’est se faire son complice !

– Voilà huit jours que je le luidis ! appuya Mulot. Cravely a eu beau, dans la journée deVersailles, nous livrer une centaine de partisans de Subdamoun, etnon des moindres, et faire du zèle, et il a beau être mon homme,comme il a été celui de Carlier, le comité de Salut public l’auraitdéjà dégommé s’il ne nous avait promis Askof et la marquise duTouchais.

– Vous les aurez ! Vous lesaurez ! affirma Cravely, je vous jure, messieurs, que je faistout ce que je peux. J’attends ici même un agent qui doit me direquand et comment nous allons arrêter le baron qui n’a pas quittéParis.

À ce moment, trois coups de sifflet des plusaigus se firent entendre sur le boulevard. Cravely alla rejoindreCoudry à la fenêtre.

– Je crois bien que le voilà, mon agent,fit le chef de la Sûreté politique, de plus en plus ému, car cetteidée de la perte de sa place et de cette enquête sur samagistrature l’avait complètement bouleversé. Il avait rapidementécarté le rideau et fait un signe. Aussitôt un ignoble gamin jetasa casquette en l’air en regardant du côté de la fenêtre ;puis après trois autres coups de sifflet il disparut :

– C’est ce voyou, votre agent ?demanda Coudry.

– Non ! ce voyou est l’éclaireur demon agent. C’est un gamin nommé Mazeppa, une affreuse petitecrapule qui nous rend de grands services. Il vient de me fairecomprendre que j’ai un très grand intérêt à ne pas quitter ce caféet que mon agent va venir m’y retrouver incessamment.

Puis, baissant la voix, il ajouta :

– Monsieur Coudry, moi je ne demande qu’àvous faire plaisir et à vous être utile, à vous et à la nation.J’ai un service d’ordre terrible. Toutes les sections sont sous lesarmes comme vous pourrez le voir, formant la haie sur tout leparcours. C’est le peuple lui-même qui fait le serviced’ordre ; il est en quelque sorte militarisé, il ne peut doncpas manifester. Mais si vous voulez que je fasse donner mes« hurleurs », je les tiens, tout prêts, place de laRévolution.

– Vos hurleurs ! on lesconnaît ! Il n’y a pas de raison pour qu’ils interviennent,répliqua Coudry en tambourinant la vitre de ses doigts noueux, tantque la rue restera aussi calme, ou l’on nous accusera encore deprovocation ».

– Eh ! j’ai bien unecontre-manifestation qui attend les événements, à trois centsmètres d’ici. Je vais lui envoyer l’ordre de crier sur le passagede la charrette.

– Voilà mon homme ! s’écria-t-iltout à coup et il quitta rapidement le cabinet.

Coudry essayait de distinguer dans la foulequi encombrait les trottoirs, derrière la double haie des gardesciviques, celui que le chef de la Sûreté avait appelé « monhomme ! » Mais il ne vit rien de particulier qui pût lerenseigner à cet égard.

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