Le Coup d’état de Chéri-Bibi

VIII – MOSSIEUR HILAIRE

Mossieur Hilaire, je vous prie, voulez-vouslâcher un instant votre politique pour vous occuper de votrecommerce. Je vous demande pardon, messieurs, d’interrompre uneconversation aussi intéressante, mais, n’est-ce pas ? à côtédes intérêts de la République, il y a ceux de la Grande Épiceriemoderne.

Ainsi s’exprimait, dans un langage pompeux etchoisi, Mme Virginie-Zénaïde-Félicité Hilaire,s’adressant à son mari d’abord et aux amis de son mari ensuite,trois des principaux membres du club de l’Arsenal qui avaient portéau secrétariat de ce cercle politique, célèbre pour ses opinionsavancées et son influence à l’Hôtel de Ville, M. Hilairelui-même.

Ce n’était point cependant que M. Hilairese sentît un goût très prononcé pour les triomphes passagers de lavie publique, mais Mme Hilaire avait de l’ambitionpour deux et elle rêvait d’être la femme d’un conseillermunicipal.

Comme toujours, M. Hilaire avait cédé àMme Hilaire dont il avait une sainte terreur.

C’était une femme de tête.

Elle trônait au comptoir-caisse, et le mot« trôner » n’est point de trop pour suggérer l’image decette dame opulente et dominatrice, hissée au centre de cetappareil imposant qu’était le comptoir de la Grande Épiceriemoderne.

Ah ! Virginie, la petite servante duPollet, avait engraissé depuis qu’elle avait connu ce pauvre petitgarçon qu’était alors la Ficelle. (Chut ! si la Ficelle nousentendait !) Et qu’ils avaient quitté tous deux leur premierétablissement de la rue Saint-Roch.

– Une boîte de pois demi-fins, énuméraMme Hilaire, une boîte de pois fins, une boîte depois extra-fins ! Ah ! à propos, M. Hilaire,avons-nous encore des pommes coupées du Canada ?

– En tout cas, je vous prie de croirequ’à l’enterrement de Carlier et de Bonchamps on se comptera ;c’est mardi qu’on les enterre ! Funérailles nationales !s’écria l’un des plus « conséquents » membres du club del’Arsenal en chipant une poignée d’amandes dans un sac qui bâillaità sa portée.

– Monsieur Tholosée ! fit entendreMme Hilaire, voulez-vous aller voir avec vos amisau petit café du coin si j’y suis, car j’ai du travail par-dessusla tête ! Je vous enverrai M. Hilaire quand je n’auraiplus besoin de lui ! Allons, monsieur Hilaire, je vous aidemandé si nous avions encore des pommes coupées duCanada !

– C’est des têtes coupées qu’il nousfaudrait ! s’écria cette grande bringue de Tholosée enentraînant ses amis hors du magasin et en bousculant deux bravesbourgeois qui se faisaient tout petits pour le laisser passer.

– Entrez donc, messieurs, c’est un grandfou, il n’est pas méchant ! Eh bien, comment ça va, monsieurFlorent ? Et vous, monsieur Barkimel, vous m’avez l’air toutchose !

– Madame Hilaire, vous recevez des gensqui vous feront du tort ! émit timidementM. Barkimel.

– Pourquoi donc ? demandaM. Hilaire en se redressant, comme on dit, sur ses ergots, cesont mes amis du club de l’Arsenal ! Ils ne veulent que lebien du peuple. La preuve c’est qu’ils m’ont élu !

– Pour sauver la République !répliqua Florent en haussant les épaules.

– M. Hilaire n’est pas plus bêtequ’un autre, fit Mme Hilaire, froissée… Et ce n’estpas lui qui se laissera éblouir par les galons d’un soldat dequatre sous. Vous pouvez le dire de ma part au Subdamoun !

– Tu vas un peu loin, Virginie, relevaM. Hilaire, visiblement gêné.

– Fiche-moi la paix !

– Virginie… chacun peut avoir sesopinions ; nous avons les nôtres, mais il est inutile de nousfaire perdre la clientèle de Mme la marquise duTouchais !

– Qu’elle la garde, sa clientèle !Une pimbêche !

– Virginie, je t’en prie ! s’écriaM. Hilaire, hors de lui ! Tu oublies donc ?

– Qu’est-ce que j’oublie ? Qu’est-ceque j’oublie ? clama-t-elle.

Et carrément elle descendit du comptoir…

– Ah ! Monsieur Hilaire, nous allonsnous expliquer une fois pour toutes ! et nous verrons si, àl’avenir, tu auras encore des mots à double entente qui« médusent » tes amis ! Veux-tu me faire le plaisirde passer un instant dans la salle à manger ?

M. Hilaire ne se le fit pas répéter deuxfois…

La porte fut refermée avec fracas !

– Qu’est-ce qu’il va prendre !susurra M. Florent, consterné.

Mme Hilaire, dans la salle àmanger obscure et humide, se laissait aller à la fougue de soncaractère vindicatif.

– J’oublie quoi ? Que j’ai été ladomestique de Mme la marquise ? Eh bien, oui,je l’oublie, parce qu’il me convient de ne point me rappeler untemps où si j’étais moins que rien, M. Hilaire, lui, n’étaitqu’un imbécile qui se laissait tondre la laine sur ledos !

– Virginie ! Je t’en prie… Onpourrait t’entendre… Ne crie pas si fort !

– Je crierai si ça me plaît… A-t-onjamais vu un tel dadais avec sa Mme lamarquise ! Tu en as plein la bouche quand tu prononces cesmots-là. Oh ! ne fais pas le malin, tu sais. Au fond, jeconnais tes sentiments… Tu as beau faire le démocrate, tu nedemanderais peut-être pas mieux que de retourner lui cirer seschaussures à Mme la marquise et à son Jacques defils qui joue les petits Bonaparte que ça en est à crever derire ! Tais-toi ! Tu n’as jamais eu qu’une âme delarbin !

– Virginie…

À ce moment, on frappa à la porte.

– C’est quelqu’un qui désirerait parler àM. Hilaire…

Virginie alla regarder à travers le carreaudont elle fit glisser le rideau, du bout des doigts.

– Tiens ! fit-elle, voilà justementl’ancienne bonne sœur, la dame de compagnie de ta marquise !Je vais la recevoir, moi, ne te dérange pas !

Et elle rentra dans le magasin, se plantadevant Jacqueline et lui dit :

– Madame désire ?

Jacqueline, n’apercevant pas M. Hilaire,paraissait embarrassée. Elle dit, avec une certainehésitation :

– Mon Dieu, madame, je désirerais avoirdu savon…

– À quel parfum, madame ? Nous enavons au…

– Oh ! madame, simplement un morceaude savon de Marseille, pour la lessive…

– Bien, madame, mais je ne pouvais pasdeviner, n’est-ce pas ? Garçon, occupez-vous de Madame, etelle gravit les degrés du trône.

Quand elle fut servie, Jacqueline prit soncourage à deux mains, car cette grosse dame qui la regardait d’unefaçon si majestueuse du haut de son comptoir lui faisait un peupeur et elle osa lui demander si monsieur Hilaire n’était paslà.

– Si, madame, il est là, mais je vouspréviens qu’il est très occupé.

– J’aurais un petit mot à lui dire.

– Mais, madame, je le luitransmettrai.

– C’est de la part deMme la marquise du Touchais…

– Que ce soit de la part de n’importequi, madame, je suis Mme Hilaire ! je vousprierai de me confier ce que vous avez à dire à mon mari.

À ce moment, la porte de la salle à mangers’ouvrit et M. Hilaire fit entendre ces motsrésolus :

– Mademoiselle Jacqueline, voulez-vouspasser dans la salle à manger, je vous prie ?

Jacqueline, tout effarée, mais heureuse decette intervention inattendue, s’empressa de profiter del’invitation pour fuir la terrible Mme Hilaire…

Et la porte se referma sur celle qui avait étésœur Sainte-Marie-des-Anges et sur celui qui avait été laFicelle.

À la caisse, Mme Hilairesuffoquait. Dévorant sa honte, elle se mit à faire de longuesadditions dans le dessein d’arriver à reconquérir sonsang-froid.

Dans un coin du magasin, M. Florent etM. Barkimel qui s’étaient fait servir un petit porto aucomptoir de dégustation, détournaient la tête pour qu’ellepût croire qu’ils ne s’étaient pas aperçus de l’incident.

Retournons dans la salle à manger où, avec unedécision et une autorité dont il était lui-même étonné et, disonsle mot, épouvanté, car il ne pouvait s’empêcher de songer auxterribles conséquences de son coup de tête, M. Hilaire avaitfait entrer Mlle Jacqueline.

– Merci, monsieur Hilaire, dit la vieilledemoiselle, je viens vous demander un service de la part deMme la marquise.

– Dites vite ! fit Hilaire, qui, levisage tourné du côté de la porte, craignait de voir apparaître sonirascible épouse.

– Mme la marquise, en sepromenant le soir près du Grand Parc ou en sortant du théâtre, a euquelquefois l’occasion de rencontrer un vieillard tout courbé parles ans qui vend des olives et des cacahuètes. Elle voudrait savoirabsolument qui est ce personnage, sa condition au juste, son nom etoù il habite… et elle a songé à vous, qui lui avez toujours été sidévoué, jusqu’au moment où vous vous êtes lancé dans cette vilainepolitique.

– Halte-là ! s’exclamaM. Hilaire, Mademoiselle Jacqueline ! je ne vouspermettrai point de dire que je ne suis plus dévoué àMme la marquise. Jamais je n’oublierai qu’elle futjadis à Dieppe la marraine de notre pauvre petit, qui n’eut point,du reste, l’occasion de profiter d’une aussi haute protectionpuisqu’il attrapa la coqueluche et en mourut ! Paix à samémoire ! Je rendrai à Mme la marquise lepetit service qu’elle me demande ! Demain, après-demain auplus tard, Mme la marquise saura ce qu’elle désiresavoir ! Dites-le-lui de ma part !

Il ouvrit la porte et tous deux rentrèrentdans le magasin.

– Je vous assure, mademoiselleJacqueline, faisait tout haut M. Hilaire, je vous assure quenous ne pouvons baisser nos prix ! Il y a une telle crise surle commerce.

Ainsi conduisit-ilMlle Jacqueline jusqu’à la porte de la rue ;puis il revint vers le comptoir.

Mais Mme Hilaire ne disaitrien ; elle ne le regardait même pas et continuait à faire desadditions !

C’était le supplice qui commençait etM. Hilaire savait qu’il serait terrible.

Il poussa un soupir queMme Hilaire ne voulut pas entendre, car celaentrait dans le supplice de M. Hilaire que sa femme fûtsourde… Et ce n’était pas tout ! À sa surdité et à sonmutisme, elle ajouterait bientôt la mort par la faim ! toutsimplement…

Quand l’heure du déjeuner arriverait,Mme Hilaire déclarerait « qu’elle n’avait pasfaim »… et effectivement elle s’assiérait à table mais netoucherait à rien.

Et le soir, à dîner, elle repousseraitégalement toute nourriture, comme une suffragette en prison.

Si bien que vers les dix heures,Mme Hilaire, qui n’aurait rien pris de la journée,ce qui était vraiment excessif pour une personne habituée commeelle à ne se priver de rien… ne manquerait point de se trouver malet de s’écrouler sur le plancher.

C’est à ce moment que M. Hilaire devraitse précipiter sur sa victime en faisant entendre des cris dedésespoir qui feraient rouvrir les yeux et la bouche de son épouse.Les yeux seraient mourants, la bouche dirait d’une voixexpirante : « Porte-moi dans ma chambre ! »

La chambre était au premier étage etMme Hilaire pesait cent deux kilos !

Voilà pourquoi M. Hilaire soupirait.

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