Le Coup d’état de Chéri-Bibi

XXXII – OÙ CHÉRI-BIBI RETROUVE SONFILS

Au haut de la cheminée, Chéri-Bibi halait àlui la corde. Il lui semblait entendre au pied de la tour unerumeur insolite. Sans doute était-on sorti de la Conciergerie pouravertir les gardes civiques qui se trouvaient sur le quai du dramequi se passait sur le toit.

Et soudain, des coups de feuretentirent ; des balles vinrent ricocher sur le toit enpoivrière.

La position devenait critique. Il fallait sehâter. Chéri-Bibi brassait la corde et enfin une tête, un corpsapparurent. Chéri-Bibi le saisit avec une joie sauvage.

– C’est moi ! fit la voixhaletante et assez inquiète de M. Hilaire.

Il y eut sous le ciel noir un hurlement defureur et Chéri-Bibi rejeta M. Hilaire dans lacheminée !

M. Hilaire arriva en bas avec un grandfracas et dans un assez piètre état. Il avait les mains et levisage en sang et se plaignait de maux de reins.

– Là ! qu’est-ce que je vous avaisdit ? fit-il au Subdamoun qui déplorait l’événement, cependantque la porte, sous l’assaut furieux du dehors, commençait àcéder.

Mais le commandant n’eut point le temps deplaindre M. Hilaire : il fut entraîné, emporté, ficelécomme un paquet par le démon redescendu du ciel et hissé dans lemoment que la porte sautait enfin de ses gonds.

On tira des coups de fusil dans la cheminée.Par un miracle, ils ne furent atteints ni l’homme ni lui.

Une décharge, partie des quais de la Seine,les accueillit encore à leur sortie de la cheminée. Là non plus ilsne furent point touchés ! L’homme avait pris le Subdamoun dansses bras. Il le serrait sans brutalité, presque avec tendresse. Ilglissa avec lui jusqu’à la gouttière.

– Nous sommes sauvés ! ditl’homme.

Le Subdamoun n’en crut pas un mot, mais toutde même il admira l’homme. Celui-ci l’avait poussé du côté opposéau quai, le mettant ainsi à l’abri des salves tirées par les gardesciviques et aussi des entreprises de quelques vieux gardes de laConciergerie qui se montraient aux mansardes des toits.

L’homme accrochait le grappin de sa corde àune gouttière et la laissait pendre sur des toits en contre-bas.Puis il mit cette corde entre les mains du Subdamoun. Le commandantcomprit qu’il devait se lancer dans le vide.

La corde se balançait sous le poids. Enfin leSubdamoun prit pied.

L’homme, pour ne point se séparer de sa corde,en détacha le grappin, l’enroula autour de son épaule et se laissatomber le long d’une gouttière avec une adresse surprenante.

Il fut aux côtés du Subdamoun assez à tempspour l’empêcher de faire un mauvais pas qui eût pu lui êtrefatal.

L’obscurité étant presque complète, il necomprenait point comment l’homme voyait des choses qui restaientindistinctes pour ses regards à lui, cependant exercés audanger.

On se trouvait dans un véritable chaos detoits et d’ombres. Des cheminées surgissaient tout à coup commeautant d’ennemis qui les guettaient.

Parfois le Subdamoun ne parvenait point àdissimuler un tressaillement parce qu’il avait été surpris. Alorsl’homme lui disait : « N’ayez pas peur ! » Etpuis, tout à coup, il se reprenait. Il disait : « Je vousdemande pardon ! » Il était honteux d’avoir recommandé auSubdamoun de ne pas avoir peur !

Le Subdamoun comprenait cela et il étaittouché.

Il n’avait pas vu le visage de l’homme, mêmedans l’ombre ; il était sûr de ne pas connaître sonsauveur.

Tout d’abord, il ne s’étonna point outremesure de ce dévouement anonyme. Sur les champs de bataille, ilavait été à même de juger le besoin qu’ont les humbles de sedévouer corps et âme aux chefs. Celui-là était sans doute un obscursoldat de la grande bataille civile que le Subdamoun avait menéecontre les pouvoirs établis.

Tout de même, ce qui se passa sur les toitsdevait lui donner la plus haute idée non seulement de la force,mais encore de la tranquillité d’âme avec laquelle son sauveursupprimait tout obstacle pouvant gêner leur fuite.

L’homme avait dirigé cette fuite de façon às’éloigner le plus vite possible des parages du quai, où l’oncontinuait à tirer des coups de fusil. Et, vaguement, le commandantse rendait compte qu’à travers les mille méandres de ces toits etgouttières parmi lesquels son étrange cicérone se mouvait commechez lui, tous deux tendaient à atteindre un point donné.

Un orage venait d’éclater. La pluie se prit àtomber à torrents.

L’homme défit son vêtement qui ressemblait àpeu près à une pèlerine et le jeta sur les épaules duSubdamoun.

Chose curieuse, le Subdamoun rejeta le manteauavec horreur. L’homme s’en aperçut et eut un gémissement :

« Je vous demande pardon ! »dit-il humblement.

– Je ne veux pas vous en priver, fit leSubdamoun en le ramassant et en lui tendant le vêtement. Vous enavez autant besoin que moi.

Et il était étonné lui-même del’extraordinaire mouvement de répugnance dont il n’avait pas été lemaître. L’homme n’insista pas.

Un éclair flamboya tout à coup d’une cheminéeà une autre. Cette fois le Subdamoun put voir le visage de sonsauveur. Il s’appuya à une ardoise, derrière lui, pénétréd’horreur : « Il a une gueule deforçat ! » gronda-t-il.

Heureusement, l’homme ne vit point la figuredu Subdamoun, il y eût lu un tel dégoût qu’il se fût peut-êtrelaissé tomber à la renverse, sur le pavé. Autour d’eux commençait àmonter un bruit de foule en rumeur.

– Attention, les toits se peuplent !fit la voix sourde du guide. À plat ventre !

En effet, quelques silhouettes passaient surun toit, à leur gauche ; des ombres casquées de pompiers quise laissèrent glisser ensuite entre deux pignons et que l’on ne vitplus, un instant.

L’homme s’en fut à la découverte et retrouval’ennemi entre le toit d’à côté et celui sur lequel lui et leSubdamoun étaient accrochés. Pour arriver plus vite à ce derniertoit, les pompiers jetèrent une échelle qui leur servit depasserelle.

Sur cette passerelle, ils glissèrent. LeSubdamoun, qui avait levé la tête, put les voir. Ils se détachaientcomme des ombres chinoises sur un coin de ciel éclairé par une lunede sang qui sortait d’un gros nuage.

L’homme, qui avait rampé, se redressa. Ilavait dans les mains les deux bouts de l’échelle ; et lagrappe humaine, hurlante, glissa d’un seul coup dans la cour, d’unehauteur de vingt mètres.

La lune se cacha à nouveau. Tout redevintnoir.

Le Subdamoun gémissait comme un enfant :« C’est horrible ! »

Soudain, l’homme s’arrêta. On entendait lesgalops et les cris des poursuivants derrière les toits qu’ilsescaladaient. Une mansarde. L’homme frappa à la vitre. Au bruit unetête parut.

– C’est toi, Fanor ? demandal’homme.

– Non, c’est moi, Masson, répondit latête.

L’homme s’empara de la tête et tira. Le corpssuivit en se débattant. Il fut jeté dans le vide. Le Subdamounrecula, épouvanté ; l’homme prit le Subdamoun et le déposaavec précaution dans, la chambre dont Masson venait sidramatiquement de sortir. Puis l’homme enjamba à son tour et fermala fenêtre.

– Et maintenant, silence !

– Ce que vous venez de faire là est uncrime !

– Si vous croyez que çam’amuse ! murmura la voix étouffée de l’homme, quis’attendrissait sur sa propre besogne.

Cependant, le Subdamoun, dans son coin,paraissait si affalé que l’homme crut devoir expliquer :

– Je ne connais pas Masson, moi !Ah ! si ça avait été Fanor ! Je me suis trompé demansarde, je vous demande bien pardon !

Le Subdamoun ne répondait pas.

Ils se voyaient à peine dans la nuit. Ilsétaient deux paquets d’ombre en face l’un de l’autre. Le Subdamounse demandait :

– Qui est-il ?

Et l’homme était consterné parce qu’il sentaitbien que son petit était fâché !

« Son petit »…

Il l’avait eu dans ses bras ! Chéri-Bibiavait tenu son fils dans ses bras ! Oh !respectueusement ! presque en tremblant… et sans oser leserrer sur sa poitrine ! sur son cœur !

Il se sentait absolument indigne !

La gloire de la République dans les bras de lagloire du bagne ! Il avait profané son enfant ! Il endemandait pardon à Dieu et il en remerciait le diable !

Tout à coup, le Subdamoun demanda à voixbasse :

– Je veux savoir qui vousêtes !

Chéri-Bibi tressaillit dans son ombre, de latête aux pieds.

– Votre nom ? réitéra l’autre.

Chéri-Bibi avait du mal à avaler sa salive.Enfin, le gosier débarrassé, il dit :

– Qu’est-ce que ça peut vous faire ?Je suis un agent de la Sûreté politique. Je ne dois pas avoir denom !

– Un agent de la Sûreté politique !répéta le Subdamoun qui n’en croyait pas ses oreilles.

– Oui ! Vous demanderez mon nom àM. Cravely, quand vous aurez réussi ! Jetravaille pour lui ; moi, je ne suis pour rien dans cetteaffaire-là. J’exécute une consigne. Comprenez-vous ?

Le Subdamoun n’en revenait pas.

– Mes affaires vont donc si bien que celaque Cravely est avec moi ? interrogea-t-il, sceptique.

– Très bien, si vous ne vous faites pas« poisser ». Mais le plus fort est fait. Nous n’avonsplus qu’à attendre. Seulement, auparavant, vous allez mettre lecostume de Masson.

– Qui est Masson ?

– Masson, comme son collègue Fanor, estun garçon de bureau au parquet de M. le procureur général,expliqua Chéri-Bibi ramassant, sur le lit qui se dressait dans uncoin de la mansarde, le costume et les insignes de ce malheureuxemployé et les déposant aux pieds du Subdamoun. Nous-mêmes, nousnous trouvons, en ce moment, sous les toits du parquet du procureurgénéral qui donne sur le boulevard du Palais. Nous n’aurons qu’àdescendre. Je connais les aîtres et si nous rencontrons quelquesgêneurs, vous n’aurez rien à dire. Vous me suivrez. Votre costumevous permet de passer partout. Ainsi arriverons-nous, sansencombre, à la Sûreté. Je sais un chemin qui est de tout repos.

– Mais vous ?

– Oh ! moi, on me connaît !Êtes-vous prêt ?

Cinq minutes plus tard, le Subdamoun etl’homme descendaient sans bruit les escaliers déserts du parquetgénéral : un lumignon, de-ci, de-là, éclairait les vastesespaces traversés, les parquets cirés et trop sonores au gré duSubdamoun.

Un nouveau sujet de stupéfaction pour celui-cifut une nouvelle transformation de l’homme qui en fit un misérablevieillard au dos courbé et aux jambes cagneuses.

Le Subdamoun se rappela vaguement plus tardavoir pénétré dans d’étroits et humides corridors dont le vieillardouvrait les portes avec un passe-partout.

Là, ils rencontrèrent des agents auxquels soncompagnon adressa des mots d’ordre incompréhensibles.

Puis tous deux se trouvèrent dehors, dans lanuit du boulevard. Le vieillard marchait en avant, et, laissantderrière lui tout le tumulte, il se dirigea vers le quai, enfilaune rue sombre et déserte. Au bout de la rue, une limousine, phareséteints, attendait. Le misérable vieillard s’en fut ouvrir laportière.

– Si vous voulez monter, monprince ! fit-il entendre de son abominable voix derogomme.

Jacques monta et l’autre referma la porte.

La limousine démarra. Elle n’avait point dechauffeur, on la conduisait de l’intérieur.

– Enfin, te voilà, Jacques !

– Frédéric !

Les deux compagnons d’armes avaient bien desquestions à se poser ; mais, tout de suite, le Subdamounvoulut que Frédéric lui dît quel était l’extraordinaire bonhommequi l’avait sauvé dans d’aussi prodigieuses conditions !

– C’est un grand ami d’Hilaire. Nouspouvons avoir confiance en lui.

– Je m’en suis aperçu ! acquiesça leSubdamoun en hochant la tête… Mais comment se nomme-t-il ?

– Je ne sais pas. Nous l’appelons :Le marchand de cacahuètes !

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