Le Coup d’état de Chéri-Bibi

XIII – AIMER – MOURIR

Ils restèrent quelques instants silencieuxpuis Véra ne put retenir un gémissement désespéré.

– Quelle nuit ! fit-elle, en sepassant la main sur sa figure ravagée, vieillie, en quelquesheures, de dix ans ! Et sais-tu ce que me disait Marie-Thérèseavant que tu n’arrives ? Que tu avais assassiné son père, à lachasse !

– Non !

– Ah ! ce qu’elle te hait !

– Dame ! répliqua Askof assezfroidement, si elle croit que je lui ai tué son père ? Maisc’est une idée qui ne me surprend guère… et que j’ai lue biensouvent dans ses mauvais yeux… Mais enfin, elle ne l’avait jamaisencore formulée ! Qu’est-ce qu’il lui a donc prisaujourd’hui ?

– Je l’ai surprise écrivant et lisant deslettres d’amour.

– À qui ? De qui ?

– Frédéric !

– Frédéric Héloni ?

– Oui, elle est férue de ce garçon, elleveut l’épouser ! Au premier mot que j’ai prononcé pour l’endissuader, elle m’a traitée avec une violence inouïe et m’areproché mon second mariage et ton crime ! C’est le mot dontelle s’est servi !

– Oui… Oui… C’est bon… Etalors ?

– Et alors, je l’ai menacée de l’enfermerdans un couvent, puis, la voyant menaçante j’ai fini par lui direqu’elle épouserait qui elle voudrait, que cela, après tout, m’étaitabsolument égal !

Le baron avait son plus méchantsourire :

– Ces petites sont folles, dit-il.Décidément, le galon leur tourne la tête !Mlle de la Morlière aime Jacques,Marie-Thérèse aime Frédéric, c’est charmant, touchant,idyllique ! Seulement, si elles savaient combien, au fond, cesbeaux officiers se moquent d’elles et qu’ils n’en veulent qu’à leurgalette !

– Tu as les preuves de cela,toi ?

– Dans ma poche ! lesvoici !

Et Askof tira de son portefeuille le coquetsachet qu’il avait ramassé sur la table du boudoir, sachet quicontenait les lettres de Jacques à Sonia Liskinne.

Il les fit passer sous les yeux de Véra qui neput cacher le plaisir qu’elle prenait à cette lecture !

– Mais il y a tout ce qu’il nous fautlà-dedans, s’exclama-t-elle… Il est impossible, en lisant ceslettres, de douter des liens qui unissent Jacques et Sonia… et, ence qui concerne Frédéric, voici trois petits mots qui sont des plusexplicites… La partie de campagne à quatre, hein ? Jacques,Sonia, Frédéric et Lucienne Drice, l’actrice, et ces mots deJacques : « Heureusement que Lucienne était fort occupéeavec Frédéric ; elle n’a pu rien entendre de notreconversation ! » Ah ! les pauvres petiteschéries !

– Véra, je vais te prêter cela ! Tuiras montrer ces lettres à Marie-Thérèse, mais il faut queMarie-Thérèse les montre aussi à Lydie ! Voici comment tu vast’y prendre ; Marie-Thérèse te demandera de lui laisserpendant quelques heures ces papiers en sa possession… elle est trèspieuse… Tu lui feras jurer sur le Christ qu’elle te rendra ceslettres après qu’elle les aura montrées àMlle de la Morlière, tu lui feras jurer aussiqu’elle ne les montrera qu’à elle. Va, Véra, jet’attends !

La baronne ne se le fit pas répéter. Elleramassa les lettres, les glissa dans le sachet et s’en alla frapperà la porte de sa fille. Marie-Thérèse lui ouvrit aussitôt.

La séance ne fut pas longue.

Sitôt que sa mère fut partie, Marie-Thérèses’habilla, ouvrit sa porte et écouta. N’ayant entendu aucun bruit,elle se glissa dans le corridor, arriva au vestibule, la clef étaitdans la serrure. Marie-Thérèse fut bientôt sur le palier.

Elle descendit, demanda le cordon et se trouvadehors. Au coin de la rue un fiacre passait à vide. Elle appela,jeta l’adresse de la marquise du Touchais et monta.

Quelques minutes plus tard elle sonnait à unpetit pavillon au coin de la cour de l’hôtel du Touchais.

Le concierge se leva, vint voir au judas dequoi il s’agissait. Il était trois heures et demie du matin.

– Il faut que je voieMlle de la Morlière tout de suite !

Et comme il restait là, stupide, essayant decomprendre, elle lui dit :

– Si vous ne voulez pas me laisserentrer, faites-la prévenir par Mlle Jacqueline,mais surtout ne réveillez pas Mme la marquise.

– Écoutez, mademoiselle, nous allons bienvoir… Entrez donc ! et il finit par entrouvrir un battant dela porte cochère, puis l’ayant refermé soigneusement :

– Mlle Jacqueline se lèvetous les jours à quatre heures pour aller à la messe de cinq heuresà Saint-Paul ; ça ne fera jamais qu’une demi-heure de prisesur son sommeil… Attendez-moi là, voulez-vous ?

Deux minutes après, il revenait et faisaitsigne à Mlle Marie-Thérèse de le suivre.

La vieille Jacqueline, les yeux encore bouffisde sommeil, enveloppée dans un long châle, l’attendait anxieuse,ahurie, sur le seuil de sa chambre.

Elle la fit entrer :

Qu’y a-t-il ?

– Laissez-moi aller trouver Lydie, toutde suite, tout de suite, ma bonne Jacqueline !

– Chut ! pas si fort. Qu’ya-t-il ? mon Dieu ! Vous ne venez pas nous apprendre unmalheur ? Qui vous pousse à une heure pareille ?

– Rassurez-vous, Jacqueline ! il nes’agit que de moi ! Je ne veux plus rentrer chez mes parents…Je veux me mettre sous la protection de la marquise et de ma chèreLydie ! Je suis si malheureuse, si vous saviez, Jacqueline…Laissez-moi voir Lydie tout de suite, voulez-vous ?

– Attendez ici, je vais laprévenir ! Quelle misère !

Elle s’enveloppa étroitement dans son châle etdisparut. Bientôt elle revenait et conduisait à son tour la jeunefille dans la chambre de Lydie ; puis elle les quitta, disantqu’elle allait s’habiller pour assister à la messe de cinqheures.

Lydie était restée assise sur son lit ;elle n’avait pu prononcer une parole à l’entrée de Marie-Thérèse.Elle regardait son amie sans comprendre, mais elle redoutaitquelque chose d’affreux.

Marie-Thérèse referma la porte au verrou. Puiselle s’en revint vers Lydie, qui put voir alors son effrayantepâleur. Elle n’eut même point la force de l’interroger, et.Marie-Thérèse dit simplement :

– Je veux mourir avec toi !

– Ils sont donc morts ?s’exclama la malheureuse enfant en portant la main à son cœur…

– Non, Lydie, non, ils ne sont pas morts,mais ils ne nous aiment plus !

– Oh ! Marie-Thérèse, c’est pour medire cela que tu es venue si tôt !

– Oui, et pour te montrer cela… Tu mediras si c’est bien là l’écriture de Jacques… Moi j’ai bien cru lareconnaître… :

– Et moi, je reconnais ce parfum…

Lydie disait cela en retournant entre sesdoigts tremblants le sachet au chiffre de Sonia que venait de luiremettre Marie-Thérèse…

Marie-Thérèse, impatiente, tira les lettres dusachet et commença de lire impitoyablement, à voix basse etoppressée… « Ma chère Sonia. »

Elle lut tout, cependant que Lydie, étenduesur son lit, fixait sur elle de grands yeux pleins de larmes… deslarmes qui pleuraient son amour détruit, sa jeune vie perdue, carc’était sûr… elle ne pourrait pas survivre à cela !

Mais c’est en vain que Marie-Thérèse voulutlui faire jeter un regard sur les lettres… elle s’y refusa.

– Je n’ai point besoin de reconnaître sonécriture, dit-elle… je reconnais ses phrases… ses mots… à moiaussi, il disait autrefois que j’étais :l’unique ! Marie-Thérèse, comment allons-nousmourir ?

– J’ai pensé, répondit doucement la fillede Véra en passant son bras sous la tête appesantie de son amie,j’ai pensé que ce serait très facile ici… Vous avez partout lechauffage au gaz, nous n’avons qu’à rester dans ta chambre… et qu’àouvrir les robinets.

– Oui, c’est une bonne idée, affirmaLydie, justement c’est Jacqueline qui va ouvrir le compteur tousles matins, pour faire chauffer son café au lait dans sa chambre…avant son départ pour la messe… quand elle reviendra de la messe…Pour peu que nous lui donnions une ou deux courses à faire, nousserons sûrement mortes !

Marie-Thérèse embrassa tendrement Lydie puis,reprenant le sachet et les lettres, elle se dirigea vers lesecrétaire-bureau qui était dans un coin de la chambre.

– Que fais-tu ? Marie-Thérèse.

– Je prépare une commission pourJacqueline ! J’ai promis, j’ai même juré à ma mère que ceslettres seraient rendues au baron d’Askof, je vais les mettre sousenveloppe, ainsi que le sachet, et Jacqueline, au sortir de lamesse, ira les porter chez moi.

– C’est ton beau-père qui a surpris cettecorrespondance ? demanda Lydie.

– Oui, c’est la première fois qu’il merend service. Ah ! tu ne sais pas ce que j’ai appris égalementcette nuit ? Que le baron avait tué mon père à lachasse ? Ma mère le savait, je le lui ai dit à elle !Elle n’a pas eu la force de nier… ou si mal ! Tu comprends sij’en ai assez de la vie ! Vivre avec une famille pareille ourisquer d’épouser un… un Frédéric Héloni !

– Ma chérie, interrompit Lydie de sa voixla plus douce, ne disons point de mal de nos fiancés ! Nousles avons tant aimés ! Moi ? je crois que j’aime toujoursJacques !

– Alors, laisse-moi mourir toute seule.Toi, tu as des amis, la famille de Jacques t’a adoptée, la marquiset’aime comme sa fille, tu peux être heureuse encore ! Moi, jen’ai plus rien et je n’aime plus Frédéric… laisse-moi mourir touteseule !

– Pourquoi parles-tu ainsi, ma bonneThérèse ? C’est justement parce que j’aime toujours Jacquesque je veux mourir !

Elle eut la force de se lever, de se traînerjusqu’au secrétaire, de prendre la place que lui cédaitMarie-Thérèse qui venait de sceller sous enveloppe le sachet et leslettres.

Elle ouvrit un tiroir, y prit une fleurdesséchée qu’elle y avait mise le soir où Jacques lui avait, pourla première fois, parlé le doux langage de l’amour, fleur qu’elleavait respirée ce soir-là, sur sa poitrine, à la boutonnière de sonsmoking, soir de lumière et de joie, où ils s’étaient juré d’êtrel’un à l’autre éternellement…

Elle se pencha sur son secrétaire.

« Jacques, vous avez cru que vousm’aimiez, mais vous n’aimiez que la gloire ; celle-ci m’a tropfait attendre, et maintenant vous m’avez oubliée !Adieu ! mon ami chéri, adieu pour toujours, je vouspardonne ! Gardez en souvenir de moi cette fleur que j’avaisconservée en souvenir de mon amour ! »

Et elle signa son nom sur lequel tomba unelarme.

Elle glissa la fleur dans la lettre, cachetaet écrivit sur l’enveloppe : « À porter avenue d’Iéna età remettre au commandant ».

– C’est fait, dit Lydie en tendant le plià Marie-Thérèse, va remettre toi-même ces enveloppes à Jacquelineet dis-lui qu’elle porte tout cela, au sortir de lamesse !

– Et si j’écrivais un mot aussi àFrédéric ! fit Marie-Thérèse subitement. Moi, je désire qu’ilsache une chose, c’est que c’est lui qui me tue et que je ne luipardonne pas !

Et elle écrivit :

« Frédéric, votre conduite et celle deJacques nous ont enlevé le goût de la vie ! Adieu donc,messieurs, et soyez heureux avec ces dames !

Un dernier conseil : ne point pénétrerdans la chambre de Lydie avec de la lumière. »

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