Le Coup d’état de Chéri-Bibi

XXIX – OÙ M. FLORENT COMMENCE ÀCOMPRENDRE QU’IL N’AVAIT RIEN COMPRIS À LA SECONDE GRANDERÉVOLUTION FRANÇAISE

M. Florent eût peut-être continué à seconduire devant le tribunal révolutionnaire d’une façon indigne desa haute infortune si, en entrant dans la vaste salle où lescrosses des sectionnaires l’avaient si brutalement poussé, iln’avait reconnu au centre de l’appareil judiciaire M. Barkimellui-même.

Oui, en vérité, le hasard ou la Providenceavait voulu que M. Barkimel présidât le tribunalrévolutionnaire, le jour même où M. Florent allait êtrejugé !

Celui-ci en conçut immédiatement un immenseespoir et c’est alors que, soutenu par cette idée que tout n’étaitpas encore perdu pour lui et mesurant la honte qu’il y aurait àétaler sa pusillanimité devant un homme qu’il avait toujoursconsidéré comme son inférieur, c’est alors, disons-nous, qu’ilparvint à se redresser en une posture qui ne manquait pointd’affecter quelque noblesse :

– Silence ! glapit tout à coup unaffreux bonhomme qui faisait fonction d’huissier et qui avait ungrand sabre sous le bras.

Du reste, dans ce singulier tribunal, tout lemonde, excepté les accusés, bien entendu, avait un sabre.

M. Barkimel lui-même, en habit gris,ceinturé d’une magnifique écharpe, avait un sabre au côté.

Il était assis devant une table sur laquelleon voyait des papiers, une écritoire, des pipes et quelquesbouteilles. À côté de lui étaient les assesseurs ; puis, unedouzaine de personnes assises ou debout qui étaient les jurés etdont deux étaient en veste et en tablier.

L’accusateur public, mal peigné et dont lalèvre féroce laissait tomber une moustache formidable, se tenaitdans le coin de droite, derrière une petite table surchargée dedossiers.

En présence du président, trois hommessurveillaient un prisonnier qui paraissait âgé de soixante ans.Deux gardes civiques s’avancèrent vers M. Barkimel, demandantà présenter au président, en faveur du vieillard que l’on était entrain de juger, et qui paraissait bien peu redoutable, une pétitionde la section de Saint-Sulpice ; mais M. Barkimel, d’uneterrible voix de rogomme que M. Florent ne lui connaissaitpas, leur répondit « que ces demandes étaient inutiles, pourles traîtres ! » et il se versa un grand verre de vinqu’il vida d’une lampée, en regardant le ministère public, commes’il lui disait : « À votre santé, monsieurl’accusateur ! » Alors le prisonnier s’écria :

– C’est affreux ! Votre jugement estun assassinat !

– Vous dites tous ça ! s’écriaM. Barkimel. Vous finissez par nous ennuyer !

Mais l’honorable vieillard était secoué parune sainte colère.

– Les générations futures, s’écria-t-ilencore, se refuseront à croire que ces forfaits ont pu avoir lieuchez un peuple civilisé, en présence d’un corps législatif.

– Je m’en f… des générationsfutures ! emmenez-le, ordonna M. Barkimel, après avoirconsulté de l’œil tous les jurés qui levaient la main pour lacondamnation.

Le vieillard fut entraîné rapidement.

« Mais il est épouvantable ! se ditM. Florent. Quel juge terrible ! et comme il boit !avertissons-le tout de suite de ma présence ! »

Et M. Florent toussa.

Aussitôt M. Barkimel redressa vivement latête et aperçut M. Florent. Visiblement, il pâlit et se mit àprononcer quelques paroles sans suite qui semblèrent étonner sesassesseurs.

– Notre président boit trop, déclara l’und’eux, et il éloigna le verre et la bouteille.

L’habitude de « consommer » du vinaux audiences du tribunal révolutionnaire avait été priserécemment, à la suite des grandes chaleurs. D’abord, on avaitapporté de l’eau, car on étouffait tellement dans la salled’audience que les juges qui siégeaient pendant des heuresenduraient un véritable supplice. Et puis ce fut de la limonade.Enfin, chacun apporta ce qui lui faisait plaisir.

– À l’Assemblée, disaient ces magistratsd’un jour, les représentants du peuple ont bien coutume de soutenirla force de leurs discours avec les liqueurs et le cru de leurchoix, qui donc aurait le courage de refuser un verre de vin à unjuge qui a besoin de tout son courage pour ne point se laisserattendrir par les larmes hypocrites des ennemis de lanation !

Mais était-ce bien le vin qu’il avait bu quitournait ainsi sur le cœur de M. le président Barkimel et lefaisait si pâle… et pendant quelques secondes, sibalbutiant ?

M. l’accusateur public ne semblait pointpartager, à ce point de vue, l’erreur des juges assesseurs.

Sans doute avait-il surpris le coup d’œiléchangé entre les deux hommes ; sans doute avait-il été avertique quelque anomalie pourrait se produire ce jour-là dans le coursde la justice révolutionnaire, toujours est-il que l’homme à laterrible moustache se leva et prononça ces menaçantesparoles :

– Si monsieur le président n’y voit aucuninconvénient, nous allons maintenant juger l’accusé Florent. Commele dossier que je viens de faire passer au tribunal le démontrenettement, il a mérité, même aux yeux les plus prévenus en safaveur, dix fois la peine de mort !

Par ces mots prononcés sur le mode glacé,M. Barkimel se sentit visé au moins autant que M. Florentlui-même.

Il comprit que la minute était aussi gravepour le juge que pour l’accusé ; aussi, rassemblant toutes sesforces morales, il parvint à surmonter un émoi qui pouvait lui êtrefatal et il déclara d’une voix sourde :

– Je ne vois aucun inconvénientà ce qu’on juge immédiatement l’accusé Florent. Gardes !amenez-le devant moi !

M. Florent sentit des mains quis’appesantissaient sur ses épaules. Aussitôt, il s’écria :

– Je suis innocent ! Je suis unpartisan inéluctablede la révolution ! Vous necommettrez point le crime de vous souiller de mon sang !J’ai confiance dans mes juges !

Cette dernière phrase, dite d’une certainefaçon par M. Florent, fut trouvée horriblement compromettantepar M. Barkimel. Celui-ci répliqua aussitôt en fronçant lesourcil et sans regarder M. Florent :

– Le sang des ennemis de la nationest, pour les yeux des vrais patriotes, l’objet qui les flatte leplus !

M. Florent n’en pouvait croire sesoreilles. Était-il possible qu’une pareille phrase lui eût étéadressée, à lui, par M, Barkimel ? Il sentit que ses idéescommençaient à se brouiller dans sa tête et il redouta de manquerde sang-froid, une fois de plus, et de se perdre àjamais !

– Je suis heureux, monsieur le président,déclara l’accusateur public, de vous voir dans de pareillesdispositions à l’égard de l’accusé Florent. Des rapports secretsm’avaient donné à entendre que vous étiez son ami et que voustenteriez tout pour le sauver !

– Moi ! s’exclama M. Barkimel,en mettant la main droite sur son cœur. Moi ! sauver un ennemide la nation ! Je ferais cela, moi ! qui ai donné icimême tant de preuves de mon civisme !

Et il ajouta, toujours sans regarderM. Florent :

– Du reste cet homme n’est point monami !

M. Florent claquait des dents ! Ilne savait plus, cette fois, si M. Barkimel ne le lâchait pointtout à fait ! s’il ne le répudiait point, en vérité !

– Les rapports secrets, continuaitimperturbablement l’accusateur public, vous représentent commene pouvant vous passer l’un de l’autre !

M. Barkimel se leva. Il paraissaitlui-même l’accusé. Aussi redressa-t-il la main pour attester qu’onle calomniait. Sans doute, il connaissaitM. Florent ; mais de là à être son ami !

– J’en appelle àM. Florent… s’écria-t-il. Nous n’avons jamais pu nous entendresur rien ! Est-ce vrai, monsieur Florent ? Je m’en remetsà la bonne foi de l’accusé !

– Il est exact, répondit, comme dans unrêve, l’accusé, il est exact que nous avons eu quelques petitesdiscussions !

– Dites que nous nous disputions toute lajournée comme des chiffonniers ! Dites donc cela,monsieur ! et vous aurez dit la vérité !

M. Barkimel s’échauffait, car il était deplus en plus persuadé que l’affaire pouvait tourner aussi mal pourlui que pour M. Florent. À cette lumière, voilà que lesdiscussions d’autrefois lui apparaissaient comme autant de crimesqu’il était de son devoir de reprocher à monsieurFlorent.Il s’exalta au souvenir de querelles qui pouvaient lui être siutiles !

– L’accusé devrait rougir, s’écria-t-il,de qualifier de petites discussions de véritables polémiques où jem’efforçais toujours de défendre la révolution !

– Oseriez-vous dire que jel’attaquais ? implora le pauvre Florent d’une voix angoissée,car il voyait bien qu’il n’avait plus à compter sur son amiBarkimel et qu’il s’était trompé jusqu’à cette minute sur leshonnêtes dispositions de ce redoutable magistrat.

– Si je l’oserais ! Vous ne parliezde cette révolution, monsieur, que pour la tourner enridicule, pour la comparer à la Révolution française, à l’ancienne,à la seule, disiez-vous, à la grande, à celle qui avait connu lesgéants de 93 !

– C’est suffisant, président !déclara le farouche accusateur, qui semblait mener seul les débats…Vous pouvez vous rasseoir… Tout ce que vous dites làcorrobore absolument les faits relatés dans le dossier ! Cethomme, je parle de l’accusé, serait indigne de toute pitié, sila pitié pouvait pénétrer dans cette enceinte ! C’estvotre avis, président ?

– Oui, répondit dans un souffle rauqueM. Barkimel, c’est mon avis ! Et il se laissaretomber sur sa chaise, comme à bout de forces.

Sa main droite, qui tenait un porte-plume,tremblait à ce point qu’elle le laissa échapper. Le porte-plumeroula jusqu’aux pieds de M. Florent.

M. Florent se baissa, ramassa leporte-plume, fit deux pas en avant d’une allure ferme et dégagée etdéposa l’objet sur la table, devant M. Barkimel.

– Merci ! soupira M. Barkimelsans regarder M. Florent.

La lâcheté de M. Barkimel venait de fairede M. Florent un héros !

Dès lors, il étonna tous ceux qui assistèrentà ces moments historiques, par sa hauteur morale, la lucidité de sapensée et la tranquillité avec laquelle il essayait de défendreencore une existence si fortement compromise.

– Messieurs, dit-il, en redressant latête, je ne suis point ce que l’on me reproche. J’ai pu taquiner, àpropos, en effet, de la révolution, le citoyen président ; sic’est un crime, vous le direz, je suis prêt à l’expier. Mais j’oseespérer toutefois que vous voudrez bien m’accorder la liberté queje vous demande, et à laquelle je suis attaché par besoin etpar principe !

Ici il y eut quelques rires. On admirait ladésinvolture de M. Florent.

– La parole est à monsieur l’accusateurpublic ! râla M. Barkimel.

– Messieurs du tribunal, messieurs lesjurés, commença l’homme à la moustache, l’accusé que vous avezdevant vous n’est point un criminel ordinaire. Nous savons quec’est un ami du Subdamoun et qu’il criait : « Vive leSubdamoun ! » à Versailles pendant que les amis de lanation réduisaient les factieux ; aussi nous eût-il été facilede le comprendre dans la « fournée » que l’on vousprépare, Subdamoun en tête, et si nous ne l’avons point voulu,c’est qu’avant tout M. Florent est un Droit del’homme.

– Les Droits de l’homme !je les ai toujours défendus, interrompit le malheureux, et je neserais pas ici si la Gazette des clubs avait publié lesarticles que je lui ai envoyés !

– Les voici ! repartit l’accusateur.Les reconnaissez-vous ?

M. Florent reconnut ses articles et paruttomber de la lune quand l’accusateur continua :

– Le misérable avoue ! Ces infâmeslibelles, messieurs, faut-il vous les lire ? Ils sontl’œuvre d’un fossile qui a toujours vécu dans l’erreur de laRévolution bourgeoise ! Ils prônent la liberté dutravail ! Autant dire l’abominable tyrannie de l’offre et dela demande ! Ils chantent sur un mode vieillot la gloire deceux qui abolirent les jurandes et maîtrises, toutes ces sociétésamies du travailleur qu’avait su créer la vieille France et que lesbourgeois de 1789 supprimèrent pour livrer les citoyens de tous lespays aux accapareurs de la finance juive et cosmopolite ! D’untrait de plume, il condamne ainsi le noble effort par lequel nosadmirables syndicats ont restitué le droit d’autrefois ;c’est-à-dire le droit de la collectivité contre l’individu !contre le hideux droit de l’homme de 89 qui nous faits tous égaux,le faible et le fort, le pauvre et le riche sans donner à celui-làle moyen de se défendre contre celui-ci ! Bref, messieurs,j’accuse M. Florent ici présent d’avoir, avec un cynisme quidépasse tout ce que l’on peut imaginer, célébré les affreuxprincipes d’une révolution que la nôtre tend à étouffer à jamais etdont elle voudrait effacer même le souvenir ! Je vous ledemande, monsieur le président, je vous le demande, messieurs lesjurés, est-il à notre époque un crime pire que celui-ci ? Vousdirez le châtiment qu’il mérite !

Tous, les yeux étaient tournés vers leprésident. Alors, M. Barkimel ouvrit la bouche, et on entenditassez distinctement qu’il disait :

– La mort !

Tous les jurés répondirent : lamort !

Et M. Barkimel dit encore, en roulant desyeux de fou :

– Monsieur Florent, le tribunalrévolutionnaire, après avoir consulté le jury, vous condamne àmort !

Et il demanda du vin.

À ce moment, et comme les gardes sedisposaient à entraîner M. Florent, il y eut une bousculade aufond du prétoire et M. Florent vit s’avancer son concierge dela rue des Francs-Bourgeois, le citoyen Talon.

– Au nom du peuple, je demande laparole ! fit-il en montrant à l’assistance une face ravagéepar tous les vices. Vous avez condamné le nommé Florent à mort etvous avez bien fait ! C’est moi qui l’ai dénoncé ! maisil n’est pas ici le seul coupable. Je vous pose la question à tous.Est-ce que l’homme qui cache chez lui un pareil criminel et quitente de le faire échapper au châtiment des justes lois n’est pasau moins aussi coupable que lui ?

Aussitôt vingt voix se firententendre :

– Certainement ! certainement !il a raison ! laissez-le parler !

– Est-ce que cet homme-là ne mérite pas,comme Florent, la peine de mort ?

– Pire que la mort !répliqua l’accusateur public, car il encourage lecrime…

– Eh bien, cet homme qui a cachél’accusé, je le dénonce à la nation ! C’est leprésident ! hurla le terrible bonhomme, et il désignaitM. Barkimel d’une main ignoble et hostile.

M. Barkimel posa son verre qu’on avait eula charité de lui rendre, et il tourna vers le concierge une figurede mort.

– Moi ? fit-il…

C’est tout ce qu’il pouvait dire. Untremblement nerveux l’avait entrepris de la tête aux pieds.

– Oui, vous ! j’ai vu entrer lenommé Florent, mon locataire, chez vous ! Je l’ai dit à lagarde… On a cherché l’accusé chez vous ! On ne l’a pas trouvé,mais il y était, je le jure ! Maintenant, l’accusé qui étaitvotre ami et que vous avez eu la lâcheté de renier et que vous avezcondamné à mort, n’a plus aucune raison pour ne pas dire lavérité ! qu’il la dise ! on le croira !

L’accusateur se tourna vers M. Florent etl’incita, lui aussi, à dire si oui ou non le président du tribunallui avait offert une hospitalité criminelle !

Cette fois, M. Barkimel regardaitM. Florent ! Ah ! ce regard ! Tout ce qui luirestait de vie était passé dans ce regard-là ! Quelle muetteet lâche et terrifiée supplication dans le coup d’œil deM. Barkimel à M. Florent ! Mais, à son tour,M. Florent ne regardait pas M. Barkimel. Il leva la mainet déclara :

– Je jure que ce que dit cet homme estfaux ! Je jure que je n’ai jamais pénétré chezM. Barkimel depuis le premier jour de la révolution !

– C’est bien ! déclara l’accusateur.L’affaire est entendue. Le témoin sera arrêté pour faux témoignagetendant à faire condamner à mort un magistrat de la République.

La salle entière applaudit.

À ce moment un vieux guichetier s’avança etdit :

– Monsieur le président, c’est de laprison qu’on nous fait dire que l’autocar est paré et que si vousavez des condamnés, on pourrait en profiter pour les emmener toutde suite !

Le président n’eut pas à répondre :l’accusateur déclara aussitôt qu’on pouvait livrer M. Florentau bourreau !

Les gardes emmenèrent M. Florent…

Le soir de ce jour qui avait été si pleind’émotion pour M. Barkimel, des collègues durent ramener chezlui, en taxi, le magistrat qui avait présidé les débats du tribunalrévolutionnaire avec une si haute impartialité.

Il paraissait très souffrant. D’aucunsprétendaient « qu’il était un peu bu ».

M. Barkimel, d’une parole morne etbalbutiante, remercia, à sa porte, les amis du peuple qui avaienteu la bonté de l’accompagner.

Quand il fut seul, il essaya de monter lesdegrés de son escalier. Mais il s’arrêta bientôt et s’assit sur unemarche.

Tout tournait autour de lui…

Vers les dix heures du soir, on éteignitl’électricité dans l’escalier ; alors il poussa un profondsoupir et se leva.

Il était encore tout chancelant. Cependant ilne regagna point son appartement. Il sortit dans la rue et, frôlantles murs, il prit la direction de la Grande Épicerie moderne.

La voie était déserte, la devanture desmagasins baissée, et, quand il arriva, rien ne pouvait faire croireaux passants attardés que les habitants de cet honorable immeublene goûtaient point un repos bien gagné.

Toutefois, M. Barkimel s’arrêta devant lapetite porte basse et, à tout hasard, il frappa. Hilaire avait étéleur ami à tous deux. M. Barkimel avait un impérieuxbesoin de parler de M. Florent. Or, la porte tout doucements’ouvrit.

– Qui est là ? demanda la voix deM. Hilaire.

– C’est moi. Laissez-moi vous parler unpetit instant, supplia la voix désespérée de M. Barkimel.

Alors, il se baissa, passa sous la porte etvint s’échouer dans la boutique. Il s’assit sur un sac de noix,pendant que M. Hilaire refermait la porte.

Une petite lampe pigeon posée sur le comptoiréclairait mal la vaste pièce. Il y avait également de la lumièredans la salle à manger dont la porte à croisillons était fermée.Cependant, on entendait remuer dans cette salle.

– Vous pouvez parler, fit Hilaire. C’estMme Hilaire qui achève de « ranger ».Auriez-vous une mauvaise nouvelle à m’apprendre ?

– Oui, répondit l’autre, dans unsouffle : M. Florent est mort !

– Et c’est ce qui vous met danscet état ? répliqua M. Hilaire d’un air ma foi assezindifférent.

– Je croyais qu’il avait été votre amicomme il a été le mien ! fit M. Barkimel, en secouant latête… Mais je vois bien qu’il n’y a plus d’amis !

– En temps de révolution ! expliqual’autre, on à beaucoup de mal à les conserver !

– Je suis un maudit ! C’est moi quil’ai condamné à mort !

– Du moment que vous deviez juger votreami, vous ne pouviez que le condamner selon ses crimes ! Quelcrime avait-il donc commis ce pauvre M. Florent ?

– C’était un Droit del’homme ! Jusqu’à la dernière minute, il a soutenucourageusement ses opinions !

– Voyez-vous cela ! Un Droit del’homme ! s’exclama l’épicier. Mais le président ducomité de Salut public n’aurait pas pu le sauver !

– Mais moi, j’aurais dû lui tendre lamain ! Que son sang retombe sur ma tête !

– Ma foi, je n’ai plus rien à vous dire,exprima M. Hilaire, impatienté, et il faut aller vous coucher,monsieur Barkimel. Allons, adieu ! Mme Hilairem’attend !

Or, dans le moment, un souffle venu du dehorspassa sur la lampe pigeon, qui s’éteignit au poing deM. Hilaire. Les vitres de la salle à manger restèrent seuleséclairées, et, à la place de la silhouette deMme Hilaire, M. Barkimel aperçut distinctementla singulière et terrible silhouette du marchand de cacahuètes quiécoutait, derrière les carreaux !

– Ah ! gémit-il. Vous êtes encoreavec cet affreux homme ! Vous verrez, monsieur Hilaire, qu’ilvous portera malheur ! Il ne nous est rien arrivé de bondepuis que nous le retrouvons partout !

Mais, déjà, la porte basse se refermaitderrière lui et M. Barkimel se retrouva tout seul dans la rue.Alors il repartit à pleurer et fut pris de rage contreM. Hilaire à cause que celui-ci avait accueilli avec unehonteuse indifférence la nouvelle de la mort deM. Florent !

– Cet homme sans cœur, exprima-t-il avecforce soupirs, a beau prétendre que j’ai fait mon devoir ; jene me consolerai jamais d’avoir fait mon devoir !

Monologuant ainsi, il erra toute la nuit commeun homme ivre.

Il ne put jamais dire ce qu’il avait faitentre l’heure de son départ de chez M. Hilaire et celle àlaquelle il reparut, au tribunal révolutionnaire, les reins ceintsde l’écharpe de sa haute magistrature.

Quand il s’avança au milieu du prétoire, onétait en train de juger le concierge qui l’avait accusé laveille.

Alors, M. Barkimel demanda à être entenduet, défaisant ses insignes, les déposant sur la table d’où ilprésidait les débats, le jour précédent, il déclara qu’il donnaitsa démission de juge, attendu qu’il en était indigne, car ilreconnaissait avoir, en effet, caché dans sa maison un ennemi de lanation, ainsi que l’avait affirmé le présent accusé ! Puis, setournant vers le concierge, il ajouta :

– Qu’on laisse donc aller cet homme enpaix ! Il a dit la vérité ! Et qu’on me juge à saplace ! J’ai mérité la peine de mort et je demande qu’on m’ycondamne sans plus de pitié que je n’en ai montré pour tous lesmalheureux qui ont défilé dans cette enceinte devant moi !

Des cris furieux accueillirent cette sublimedéposition et, cinq minutes plus tard, M. Barkimel, dûmentcondamné à mort comme il l’avait désiré, était descendu au dépôtdes condamnés.

On ne pouvait point l’exécuter ce jour-là, carl’autocar de la mort était déjà parti pour la place de laRévolution, mais il fut jeté dans un cachot que le guichetiercroyait vide ; or, la veille, on avait oublié là un condamnéqui était, lui aussi, descendu trop tard du Palais pour fairepartie de la fournée.

Quand la porte du cachot fut refermée et queles pas du guichetier se furent éloignés dans le corridor, l’hommequi avait été oublié en cet endroit et dont les yeux étaient faitsaux demi-ténèbres de la prison, s’écria :

– Mais c’est toi, Barkimel !

– Florent ! Tu n’es donc pointmort ?

– Ça n’est pas de ta faute ! ditFlorent.

– Possible ! s’exclama Barkimel ense jetant dans les bras de Florent, mais c’est aussi de la miennesi je suis ici !

« J’ai eu tant de remords de mon crimeque je me suis condamné à mort aujourd’hui, comme je t’avaiscondamné hier ! Et je ne mourrai heureux que si tu mepardonnes !

– Nous mourrons donc ensemble !s’écria Florent, en le couvrant de baisers, et les générationsfutures (M. Florent ne manquait jamais une occasion de faireintervenir les générations futures) nous donneront en exemple de lavéritable amitié !

Cependant, après cet accès héroïque, ilss’étreignirent plus simplement, pleurant et s’apitoyant maintenantsur leur sort, et regrettent tout de même de mourir avant le temps,comme de braves marchands de parapluies et de papier à lettresqu’ils n’avaient jamais tout à fait cessé d’être.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer