Le Coup d’état de Chéri-Bibi

ÉPILOGUE

Heureusement, il n’en mourut pas. Et toutel’aventure se termina mieux qu’on eût pu le croire après lestragiques événements de ces derniers chapitres.

L’adresse avec laquelle Chéri-Bibi arrangeatoutes choses contribua pour beaucoup à rendre l’existencesupportable aux membres les plus cruellement éprouvés de cetteintéressante famille.

La fameuse lettre de démission du Subdamounfut expédiée à l’assemblée par les soins héroïques du marchand decacahuètes lui-même, qui, la mort dans l’âme, avait renoncédéfinitivement à la gloire politique pour son fils. L’hôtel de laMorlière fut fermé, ce dont nul ne s’étonna, puisque le Subdamounannonçait sa résolution de se retirer de la vie publique et degoûter un repos bien gagné.

Il fut, du reste, loué plus qu’on ne sauraitdire : et à ce propos, il fit, autant que jamais, figure dehéros : sa conduite ne manqua point d’être comparée à celle deCincinnatus, célèbre pour s’en être allé labourer son champ aprèsavoir sauvé la patrie.

Mais si, à la vérité, on se réjouit de cettedisparition, c’est que la popularité de Jacques était jugéeredoutable, d’abord par ceux qui craignaient qu’il voulût toutaccaparer, ensuite par ceux qui, l’ayant plus longuement approché,l’avaient estimé à sa réelle valeur, qui n’était point, comme onavait voulu le croire, tout à fait transcendante. Un instant,celle-ci avait pu faire illusion à cause du grand courage civiqueet militaire de Jacques et de ses allures de « petitcaporal » retour d’Égypte.

Au fond, ce n’était pas « unpolitique ». Il affectait un grand mépris des contingences,mais se laissait gouverner par elles. Il voulait paraîtreinsensible et c’était un tendre. Il était fait pour emporter uneredoute et pour donner son cœur. Celui-ci, il ne sut point ledéfendre contre sa belle maîtresse et c’est ce qui le précipita,mais il eut le bon sens de le donner finalement à une honnêteépouse et c’est ce qui, bourgeoisement, le sauva.

Quand il fut guéri de la blessure qu’ils’était faite au cuir chevelu, il ne vit plus que les bras blancsde Mlle de la Morlière. Cette pauvre Cécily,qui avait failli déjà devenir folle au cours de son existencemouvementée, échappa une fois de plus à cette pénible catastropheen voyant revenir à la vie son fils qu’elle avait cru mort.

Un tel drame devait effacer le passé.

Ils se réveillèrent tous avec un ardent besoinde repos et de bonheur calme au sein de l’oubli des champs, dans uncoin de France ignoré du monde et de la politique, comme il enexiste encore au fond de quelques-unes de nos provinces les plusreculées.

*

**

Deux mois s’étaient écoulés depuis lesderniers « incidents ».

Sur la plage arrière d’un magnifiquetransatlantique qui venait de quitter le Havre pour les Antilles,dans le calme du soir, deux voyageurs étendus sur desrocking-chairs échangeaient quelques propos avant de réintégrer lescabines de luxe que Chéri-Bibi n’avait pas hésité à retenir afin derendre le voyage plus attrayant pour son ami la Ficelle.

Chéri-Bibi disait :

– Nous ne sommes plus jeunes, monHilaire… Certes, je me sens, quant à moi, tout bouillonnant encored’une vie terrible et surhumaine… et je sais que, de ton côté, tun’es pas encore manchot ; mais maintenant que nous voilà enroute pour les Amériques et que je ne crains plus d’éveiller en toides regrets qui eussent pu te retenir en France, je ne serais pointfâché de connaître les bonnes raisons qui t’ont déterminé à quitterle paradis de la Grande Épicerie pour suivre, dans quelque nouvelenfer, ton vieux Chéri-Bibi de marquis !

– Euh ! fit M. Hilaire, aprèsavoir fait entendre une légère toux destinée à cacher son embarras,il ne saurait y avoir de meilleure raison à ma conduite quel’amitié que j’ai toujours eue pour vous !

– N’empêche, releva immédiatementChéri-Bibi, que vous m’avez salement « plaqué », monsieurHilaire, en ce jour, où, pour la dernière fois, je fis le pluspressant appel à votre incommensurable dévouement !

– Je vous dirai donc encore, monsieur lemarquis, que c’est aussi le remords de mon inexcusable lâcheté ence dernier jour-là qui me fit tout abandonner pour vous ! etcourir vous rejoindre, par le souterrain, en cet hôtel de laMorlière, où j’arrivais, du reste, quand tout étaitterminé !

– Et mal terminé ! grondaChéri-Bibi. Si M. Hilaire s’était trouvé là plus tôt, j’auraispu faire disparaître assez à temps les nobles dépouilles deMme la baronne et de ce cher Petit-Bon-Dieu, pourme sauver moi-même sans être aperçu de mon Subdamoun de fils !Quand je pense que ce petit lustucru s’est payé le luxe de sebrûler la cervelle en apprenant que j’étais son père !N’est-ce point à vous dégoûter à jamais de travailler pour sesenfants !

» Ah ! j’étais encorecapable d’un bon sentiment, monsieur Hilaire, celui de lapaternité… et ça me l’a « refoulé », j’ose te ledire ! Mais par quel éclat d’en haut, par quelle révélation dela divine et cruelle Providence, Cécily a-t-elle pu deviner queChéri-Bibi et le marquis du Touchais ont pu faire jadis un seul etmême individu ? Sans cette révélation-là, j’étaiscuit !

– Oui, fit la Ficelle, puisque vous étiezassez bête, sauf le respect que je vous dois, pour laisserfaire ! C’est bien la Providence qui l’a voulu !Inclinons-nous une fois de plus devant elle, qui se plaît à dirigernos pas ! Nous ne sommes dans sa main que des fétus de paille.Je crois, moi, que Mme la marquise a pu vousreconnaître à certaines inflexions de votre voix, qui ont dû luirappeler certaines minutes inoubliables du passé !

Ainsi parlait M. Hilaire, qui se gardaitbien d’apprendre à Chéri-Bibi qu’il avait été, dans lacirconstance, le truchement unique de cette Providence dont ilavait la bouche pleine, car, pour rien au monde, il n’eût vouluconfier à Chéri-Bibi qu’il avait pénétré dans l’hôtel, juste àtemps pour le voir entrer dans le cabinet du Subdamoun, cependantque ce dernier, le revolver au poing, le suivait. M. Hilaireavait alors immédiatement compris qu’il allait se passer du« vilain » car il pensait bien que Chéri-Bibi netenterait même pas de se défendre !

Aussitôt M. Hilaire s’était résolu àrévéler à la marquise l’effroyable secret, le mystère de ladiabolique dualité et de la sainte unité du marquis et deChéri-Bibi : seul moyen d’éviter un parricide !

Chéri-Bibi avait donc été sauvé, mais comme àla suite de cette audacieuse initiative de M. Hilaire, leSubdamoun avait failli perdre la vie en se suicidant, et lamarquise perdre la raison, on comprendra que M. Hilairehésitait à s’en vanter.

Du reste, ce n’était point seulement sur cepoint qu’il dissimulait la vérité ! Quand M. Hilaireprétendait que c’était son extraordinaire amitié pour Chéri-Bibi,ainsi que le remords de lui avoir refusé ses services qui l’avaientpoussé à aller rejoindre son compagnon et son maître, ilmentait ! La véritable raison de cela, il finit par la dire,mais en dernier et sans avoir l’air d’y attacher autrementd’importance :

– Je n’oublierai jamais, quant à moi,reprit M. Hilaire après un silence, la douceur avec laquellemonsieur le marquis appelait jadis Mme la marquise.Ah ! quand monsieur le marquis avait dit dans cetemps-là : « Cécily ! » il avait toutdit. Certes, vous fûtes un ménage adorable. Je ne saurais,ajouta-t-il, en dire autant du mien. La vie y était devenue unenfer !

– Qu’est-ce que vous me racontez là,monsieur Hilaire ? Mais la dernière fois que vous m’avez parléde Mme Hilaire, c’était avec des sanglots dans lavoix. Vous ne vous consoliez point de sa disparition !

– Eh ! c’est que je la croyaisdisparue ! s’exclama M. Hilaire.

– Elle n’est donc point morte ?

– Monsieur le marquis, la vérité est quece jour que je vous parlais d’elle pour la dernière fois, jecroyais bien, en effet, ne plus jamais la revoir. La paire debottines et le chignon brûlés m’avaient fait répandre des larmessur un sort que je croyais tragique et je revenais tristement,passé neuf heures du soir, par la rue du Roi d’Italie, me dirigeantvers la Grande Épicerie moderne, quand j’aperçus, venant à moi, lamain tendue et le sourire aux lèvres, vous ne devineriez jamaisqui ? Mes bons amis : MM. Barkimel et Florent.

« – Eh ! quoi ! m’écriai-je,vous voilà, ressuscités ! Allons prendre un petit verre sur lecomptoir pour fêter ce beau jour !

« Nous nous acheminâmes donc vers mademeure, cependant qu’ils me contaient comment ils avaient échappéà la guillotine et avec quelle prudence ils s’étaient cachésjusqu’au rétablissement du calme. Soudain, M. Florent medit :

« – Notre premier soin, àM. Barkimel et à moi, en revenant dans le quartier, a été defaire un petit tour par chez vous, en dépit de l’heure tardive… Ladevanture était baissée, mais la porte était encore ouverte.Seulement, nous n’avons pas osé entrer à cause deMme Hilaire.

« – Vous êtes bien bons, déclarai-je…Évidemment, j’ai du regret de la voir trépassée, mais cela nepouvait nous empêcher de trinquer à notre santé…

« MM. Barkimel et Florent meregardèrent comme si j’étais devenu fou !

« – Ah ! bah ! vous en avez debonnes et vous aimez toujours la plaisanterie ! s’exclamaM. Florent. Jamais Mme Hilaire ne s’est mieuxportée ! Elle remplit le comptoir !

« – Hein ?

– Quoi ?

« – Je ne les écoutais plus ! Jecourus d’une traite jusqu’à l’épicerie, je jetai prudemment un coupd’œil par un coin de la porte, à l’abri de l’auvent… et j’aperçus,en effet, Mme Hilaire qui se dressait, formidable,au comptoir et qui confiait au commis de garde l’irritation qu’elleavait contre moi de ce que je n’avais point perdu mes mauvaiseshabitudes !

« – Si ce n’est pas honteux,s’écriait-elle, de n’être pas rentré à des heurespareilles !

« Mon Dieu, monsieur le marquis, c’est ceque je me suis dit à moi-même ; j’avais honte de rentrer à uneheure aussi tardive, tellement honte que je ne suis pas rentré dutout.

– Mauvais mari ! exprima Chéri-Bibiqui souriait formidablement derrière ses énormes lunettes. Mauvaismari. Je comprends tout… C’est pour fuir le devoir conjugal,monsieur Hilaire, que vous daigner m’accompagner aux antipodes.

– Si seulement je savais ce que nousallons y faire, osa demanda M. Hilaire pour détourner laconversation.

– Eh ! bien, je vais vous confierça, à vous, monsieur Hilaire, malgré tout le mépris que votreconduite matrimoniale m’inspire. Après ce qui vient de m’arriver enFrance, je commence à être dégoûté des républiques. Je sais que,là-bas, ils ont besoin d’un empereur. Qu’est-ce que vous diriez deChéri-Bibi empereur !

– Je dis, s’exclama M. Hilaireenthousiasmé, que Chéri-Bibi n’a rien à se refuser.

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