Le Coup d’état de Chéri-Bibi

XXXVII – DEUX PERSONNES ATTENDENT DANS LEPETIT SALON

– C’est bien ! fit le Subdamoun,d’une voix instantanément changée. Faites attendre !

Et il pria les deux femmes de le laisserseul…

La douce émotion de tout à l’heure avaitdisparu, faisant place à une agitation qu’il essayait vainement dedissimuler.

Comme les deux femmes restaient stupéfaites decette transformation, il leur fit un signe bref d’avoir àdisparaître et il s’assit à son bureau.

Il essayait de « sereconquérir ».

L’ennemi était dans la place, car, évidemment,c’était un ennemi qui lui apportait une révélation pareille, unennemi à mort !

Il ne voulait point, avant la partie quiallait se jouer, laisser voir son atroce inquiétude. Il devait dèsl’abord traiter l’ennemi en imposteur ! car l’impostureconstituait son seul et dernier espoir !

Oui, il voulait croire qu’on allaitmentir ! Et il devait montrer, en face d’une pareillemachination, un front calme !

Malheureusement, les réflexions qu’il avaitfaites sur certains événements de ces derniers temps lui rendaienttrès difficile le calme nécessaire.

Il eût préféré se trouver dans la brousse, enplein piège sauvage que dans ce vieil hôtel si calme, où lesdeux personnes l’attendaient dans le petit salon !

Il avait choisi ce petit salon parce qu’ilétait fort retiré, à l’extrémité d’un corridor, qui servaitsouvent, dans la journée, de chambre de repos à sa mère et où l’onpouvait causer en toute tranquillité, sans crainte d’éveiller uneoreille indiscrète.

Le Subdamoun ouvrit un tiroir et sortit unrevolver qu’il arma.

Il mit le revolver dans sa poche, et puis ilarpenta la pièce de long en large. Il s’efforçait d’arrêter unplan. Il n’y parvenait pas.

Soudain, la porte s’ouvrit. Il se trouva enface de sa mère qui paraissait aussi agitée que lui.

– Jacques ! fit-elle, qu’ya-t-il ? En passant devant le petit salon, dont la porte étaitrestée entrouverte, j’ai entendu une voix qui disait :« Va-t-il nous faire attendre encore longtemps ? »Et j’ai reconnu cette voix : c’était celle de la baronned’Askof !

Le Subdamoun, sur ses gardes, parvint à cacherun peu l’émotion que lui causait le prononcé de ce nom.

La baronne d’Askof ! C’était làl’ennemie !

Il songea à tout ce que le baron avait pufaire ou faire faire au nom du Subdamoun quand ils avaient encorepartie liée et, intérieurement, il en frémit. Au fond de quel abîmeroulait-il donc ?

La marquise insistait :

– Jacques ! pourquoi n’as-tu plusconfiance en moi ? Je suis sûre qu’un grand danger temenace !

– Vous vous trompez, ma mère,répondit-il. J’ai rendez-vous avec la baronne d’Askof parce quenous devons finir de régler certaines affaires concernant lepassé ; mais je ne cours aucun danger.

Elle ne bougeait pas. Il en marqua del’impatience :

– Vous devriez aller vous reposer. Jevous avais, du reste, demandé de me laisser recevoir ces gens… sansvous en préoccuper !

Il ne lui avait jamais parlé ainsi. Elle enfut plus épouvantée encore :

– Tu ne te vois pas, malheureuxenfant ! Depuis quelques jours, on ne te reconnaît plus !Toi, ordinairement si maître de tes sentiments, tu n’arrives pas ànous cacher ton inquiétude. Pourquoi ne te confies-tu pas àmoi ? Ces Askof, je les ai toujours considérés comme desbandits…

– Le fait est, accorda le Subdamoun, queje les crois capables de tout !

– Ah ! tu vois ! Eh bien, nereçois pas ces gens-là ! Il ne faut plus qu’ils viennent cheztoi ! Il faut rompre avec eux !

– C’est justement pour rompre qu’il fautque je les reçoive… Et puis, tu oublies que cette entrevue avec labaronne peut ne pas être inutile à la réalisation des projets deFrédéric et de Marie-Thérèse.

– Tais-toi ! Tu oses me donner unpareil prétexte ! Marie-Thérèse attendra sa majorité s’il lefaut ! Et s’il ne s’agit que de cela, j’irai recevoir labaronne moi-même… Ta figure me fait peur et j’ai peur pour toi…

Il ferma les poings. Et puis tout à coup,devant le visage douloureux de sa mère, il céda :

– Écoute, mère, puisqu’il en est ainsi etqu’il faut en finir, je vais tout te dire en deux mots :Ces gens-là viennent, paraît-il, m’apporter la preuve que jen’ai été dans toute l’affaire du coup d’État que l’instrument d’unbandit ! Oui, d’un brigand de droit commun, d’unassassin ! Et ils viennent me dire le nom de cetassassin ! Tu vois bien qu’il faut que je les reçoive…

Cécily ne répondit pas. Elle n’en avait pas laforce. Toutes ses terreurs, toutes ses appréhensions, tout cequ’elle avait redouté depuis qu’elle avait remarqué comment lecrime profitait à son fils, l’image terrible et confuse del’homme qui l’avait sauvée elle-même, le souvenir hallucinant d’unecaptivité dans un souterrain où se traînait à ses genoux un esclaveimmonde, et surtout le nom du personnage qui s’était révélé parl’image dans la petite chapelle aux reliques, le nom fatal, le nomque les petits enfants de France avaient appris à redouter commecelui de l’ogre ou du loup-garou… tout cela surgit, réapparut,l’entoura d’une ronde diabolique, anéantit son esprit, brûla sesyeux, assourdit ses oreilles… ses oreilles qui tintaient du nom auxsyllabes si tragiquement sonnantes… « Chéri-Bibi !Chéri-Bibi ! » Elle étendit les bras et cria :

– N’y va pas ! N’y va pas !

Elle s’était agrippée à lui ; il lasecouait comme une entrave quelconque, oubliant qu’elle était samère… et elle râlait sans lâcher prise.

– N’y va pas ! N’y va pas !

Affolé à l’idée que sa mère voulait l’empêcherde savoir,il se précipita, la traînant derrière elle… Etils arrivèrent ainsi à la porte du petit salon qui avait étérefermée.

Là, il s’arrêta.

Il écouta.

Elle aussi, dominant subitement soncommencement de folie, s’était dressée et écoutait.

Ils n’entendaient rien, rien que le battementaffreux de leurs cœurs.

Il se décida à ouvrir la porte brusquement etils entrèrent.

Une lumière douce, tamisée par les fleurs deverre des lampes électriques, s’épandait sur le centre de la pièce,laissant les coins dans l’ombre.

Ils sétonnèrent. Il n’y avaitplus personne dans le petit salon !

– Partis ! s’écria leSubdamoun ; pourquoi sont-ils partis ?

Et cela l’épouvantait davantage encore qu’ilsfussent partis, quand il croyait les trouver là, à l’attendre.

Comme il avançait vers le milieu de la pièce,il glissa sur le tapis.

Il se pencha.

Sa main alla jusqu’au tapis ; puis ilregarda cette main à la lumière.

Il poussa un cri : elle étaitrouge ! Du sang ! Sa main était rouge de sang !

Alors il se jeta à genoux et regarda, regardala grande mare de sang qui coulait, glissant vers la fenêtre…

Là, près de la fenêtre, il ramassa, un chapeauun chapeau rond, en feutre, ordinaire, vulgaire, bossué… et… un peuplus loin, un sac… un sac de femme, un coquet réticule ouvert ettout maculé de sang.

Il se releva avec une figure hâve, des yeux defou :

– On a assassiné quelqu’un ici !Appelle ! Mais appelle donc ! Appelle lesdomestiques !

La marquise restait là, debout, la bouchegrande ouverte, les yeux pleins d’horreur, les mains tremblantes àses joues blêmes…

– Il les a encore tués ! Illes a encore tués !

Le Subdamoun s’arrachait les cheveux. Maisqui, il ? « Ah ! je veux savoir ! jeveux savoir ! »

Il se trouvait près de la fenêtre entrouvertequi donnait sur le jardin intérieur de l’hôtel. Cette fenêtre, sousune brise légère, fit entendre un léger grincement.

Le Subdamoun pensa aussitôt que le criminels’était enfui par là, avec ses cadavres !

D’un geste terrible, il finit d’ouvrir lafenêtre et bondit dans le jardin.

Le clair de lune lui fit voir, en face de lui,un homme penché sur un soupirail, qui poussait là quelquechose…

Au bruit que le Subdamoun avait fait ensautant, l’homme s’était retourné…

Et le Subdamoun reconnut « sonsauveur », celui qui l’avait fait fuir de la forteresse,l’homme qui avait tué M. Dimier et tant d’autres ! Ilsortit son revolver de sa poche et courut à l’homme.

Celui-ci vit bien qu’il n’aurait point letemps de se glisser par le soupirail et s’enfuit… avec une vélocitéincroyable… Il faisait des bonds insensés dans le jardin pouréchapper au Subdamoun…

Jacques criait : « Arrêtez, ou jetire ! » Mais l’homme, sans répondre, l’avait encoreévité et était revenu près de la fenêtre par laquelle le Subdamounavait pénétré dans le jardin.

L’homme sauta, par la fenêtre, dansl’hôtel.

Le petit salon était vide. Il le traversacomme une flèche, gravit un petit escalier qui conduisait aupremier étage, et trouva là, sur le palier, la marquise quiappelait en vain, d’une voix mourante, les domestiques.

Devant l’apparition épouvantable, elle tomba àgenoux.

L’homme dit :

– Cachez-moi, Cécily !

Et il entra dans la chambre de la marquise,dont il referma la porte.

« Cachez-moi,Cécily ! » La marquise poussa un cri… Cettevoix ! cette façon de dire : Cécily !Etpuis, ce suprême appel de celui qui avait, été le compagnon de sesjeux enfantins et qui, jadis, contentait ses moindres caprices de« demoiselle » et cette façon de prononcer ce mot :« Cécily ! »comme le marquis du Touchais, àson retour. Elle en frissonna jusque dans les moelles…

Quand Jacques apparut à son tour sur lepalier, elle répondit à ses questions furieuses :

– Non ! je ne l’ai pas vu !

Et elle entra dans sa chambre.

Elle ne le vit pas. Elle ne savait pas où ils’était caché. Elle dit tout haut :

– Ne bougez pas !

Les pas de Jacques s’approchèrent. LeSubdamoun ouvrit la porte de la chambre de sa mère. Il avaittoujours le revolver à la main. Sa rage et sa déconvenue lefaisaient écumer :

– Où sont les domestiques ? Il n’y apas un domestique ici ? C’est à croire que cet homme avaitpour complices tous les domestiques !

Sa mère ne lui répondait pas. Elle s’étaitmise à son prie-Dieu et priait.

Le Subdamoun ressortit, continuant sesaffolantes recherches. Il entra dans la chambre de Lydie quel’absorption d’un narcotique faisait dormir cette nuit-là plus qu’àl’ordinaire, sans doute à la suite de certaines précautions deChéri-Bibi.

Pendant l’absence du Subdamoun de la chambrede sa mère, il n’y eut entre la marquise et l’homme qui était cachélà quelque part, pas un mot d’échangé : il n’y eut entre euxque la prière qu’elle disait.

Jacques revint. Il dit :

– Cet homme est le démon et c’est cethomme qui m’a sauvé !

– Oui, fit-elle en quittant sonprie-Dieu…

– Vous doutiez-vous de cela ? mamère.

– Oui, dit-elle encore.

– Mais c’est la plus épouvantable descatastrophes ! Nous ne connaissons pas cet homme !

– Si, interrompit-elle. Moi, je leconnais !

– Vous le connaissez !

– Oui…

Il s’était levé. Il la fit asseoir de force.Il la brutalisait. Elle ne se défendit pas.

– Depuis longtemps ?

– Oui…

– Son nom ?

– Chéri-Bibi !

Il eut un sursaut. Sa raison chancelait. S’iln’y avait pas eu devant lui la figure tragique de sa mère, ilaurait dû croire qu’elle se moquait de lui ou qu’elle étaitelle-même une folle : Il était le protégé deChéri-Bibi, de Chéri-Bibi qui avait assassiné ses deuxgrands-pères ! Chéri-Bibi ! Ah ! ce nom !Il l’avait entendu autour de lui quand il était tout petit !Il avait été élevé dans un pays plein de la légende de sescrimes ! Dans une maison toute sanglante encore de sonpassage ! Il savait qu’on ne comptait plus, à cette époque, lenombre des victimes de Chéri-Bibi ! Quand il passait prèsd’une boucherie du Pollet, à Dieppe, sa miss l’arrêtait pour luiconter l’histoire du jeune garçon boucher qui avait appris derrièreces grillages à donner son premier coup decouteau !

Il se rappelait encore qu’on cessait tout àcoup de parler de Chéri-Bibi, quand la bonne, l’excellenteJacqueline, en religion sœur Sainte-Marie-des-Anges, s’approchait.Car cette sainte était la sœur de ce monstre !

Tout à coup le Subdamoun se mit à rire d’unefaçon effrayante.

– Voyons ! voyons !voyons ! Qu’est-ce que tout cela veut dire ? CeChéri-Bibi est mort depuis longtemps !

– Non !

– Mais vous croyiez vous-même qu’il étaitmort !

– Oui !

– Et depuis quand savez-vous qu’il estvivant ?

– Depuis que je sais que le marchandde cacahuètes et lui ne font qu’un !

– Et il y a longtemps de cela ?

– Non ! Il y a quelquesjours !

– Et vous ne l’avez pasdénoncé ?

– Il vous a sauvé !

– Que ne m’a-t-il tué à la place de sesvictimes ! s’écria le Subdamoun.

– Et moi aussi, hélas !gémit Cécily d’une voix étrange… Oui, vous avez raison, dix millefois raison, Jacques. Il n’y a point au monde depersonnes plus misérables que nous à cause de cemonstre ! Je ne l’ai point dénoncé, mais je le maudis.J’aurais préféré mourir de sa main que de nous savoir défendus parlui !

Le Subdamoun regardait sa mère. Elle parlaitsans le regarder, avec une singulière énergie dans son affreux étatde faiblesse. Il comprenait de moins en moins !

– Mais au nom de qui, mais au nom dequoi, s’écria-t-il, ce bandit a-t-il répandu autour de nous tant desang ? Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi cetteinfernale protection ? C’est cela que je voudrais que vous medisiez, ma mère !

Cécily ne baissa pas la tête. Elle parlaitcomme les voyantes qui aperçoivent des choses que les autres nevoient pas.

– J’ai eu bien des malheurs dans ma vie,Jacques, mais je viens d’apprendre que le plus grand est celuid’avoir été aimée jadis de ce petit misérable…

– Vous, ma mère !

– Oh ! il ne m’en a jamais dit unmot, mais hélas ! je le sais tout de même… Un Chéri-Bibi n’osepas parler en face à une honnête femme, mais il l’aime dansl’ombre !

– Et il lui voue ses coups decouteau !

Le Subdamoun avait jeté ce cri sauvage, puiss’était affalé sur le coin d’un canapé… Soudain il releva lefront :

– Ma mère, vous m’écrirez tout ce quevous savez de cet homme. Je ne veux plus vivre que pour une chose,et quand je l’aurai accomplie, nous disparaîtrons : je veuxretrouver Chéri-Bibi et le conduire moi-même à ses juges !

Jacques avait à peine achevé de prononcercette phrase que la porte d’un placard s’ouvrit et que l’homme seprésenta :

– Me voilà, dit-il, en croisant les bras.Je suis prêt à vous suivre ! Livrez-moi !

Le Subdamoun avait toujours son revolver à lamain ; il eut un mouvement instinctif et visa l’homme.

L’homme ajouta :

– Ou tuez-moi !

– Cela vaudrait peut-être mieux, fit leSubdamoun en repoussant la marquise qui s’était jetée sur son bras…mais pas devant ma mère !

– Où vous voudrez !

Cécily conseilla, d’une voix sourde, entre sesdents claquantes :

– Jacques, laisse partir cet homme !et que nous ne le revoyions jamais plus ! Qu’il disparaissecomme nous disparaîtrons nous-mêmes !

– Oh ! fit Jacques, monsieur et moi,nous avons quelques petits secrets à nous dire !

Et il ouvrit la porte de la chambre.

– Monsieur veut-il descendre dans moncabinet ? L’homme passa. Le Subdamoun, revolver au poing,suivait.

La marquise n’avait plus la force de sesoutenir. Elle n’essaya même pas de les suivre. Elle avait accompliun effort surhumain en essayant de cacher le monstre. Elle laissafaire le destin.

Et sa porte fut refermée. Mais elle n’étaitpas plutôt refermée qu’elle s’ouvrit à nouveau et qu’une ombre seglissait dans la pièce. Cécily était en plein cauchemar. Elle nes’étonnait plus de rien. Elle revint encore une fois à la réalitédes choses en entendant la voix de l’ombre qui disait :

– Je demande bien pardon à madame lamarquise, mais il faut que j’aie sur-le-champ un petit entretienavec madame la marquise ! Et elle reconnut l’ombre.

Mme la marquise du Touchaisavait devant elle M. Hilaire, son fournisseur habituel de laGrande Épicerie moderne.

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