Le Coup d’état de Chéri-Bibi

XXXIV – LA DERNIÈRE CHARRETTE

MM. Florent et Barkimel, qui passaientleur temps à se confesser entre eux et à se réciter mutuellement laprière des morts, furent bien étonnés en voyant la porte de leurcachot s’ouvrir et le guichetier y précipiter, fort brutalement mafoi, M. l’inspecteur des prisons lui-même.

Ils n’eurent qu’un cri : « MonsieurHilaire ! » et ils lui tendirent la main avec un sourdgémissement sur leur infortune à tous.

M. Hilaire reconnut M. Florent etM. Barkimel et loua le ciel de lui avoir permis de passer sesderniers moments avec des amis aussi distingués.

Après réflexions sur l’égalité devant la mort,M. Hilaire crut devoir apporter quelque tempérament à uneaussi sombre philosophie en avertissant ces messieurs que, quant àlui, il n’avait point perdu l’espoir que leur sort, à tous trois,s’améliorât d’ici peu.

Ayant jugé sévèrement les hommes de l’Hôtel deVille, il annonça à MM. Barkimel et Florent que les honnêtesgens se soulevaient, dans l’instant même, au fond de toutes lesprovinces pour venir les délivrer.

M. Florent ne prit point le temps de sefaire répéter cette bonne parole pour faire entendre un soupirplein d’espérance. Au contraire, M. Barkimel baissa la tête etne donna plus signe de vie, si bien que cette attitude désoléefinit par frapper M. Florent, qui en demanda la raison.

– Hélas ! répliqua M. Barkimel,M. Hilaire a parlé des « braves gens » et je saispar ce qu’il entend par là ! Après avoir rempli le triste rôlequi m’a été dévolu en ces jours néfastes, puis-je espérer décemmentcompter parmi les « braves gens » ?

– Évidemment, fit M. Hilaire, jecomprends l’embarras de M. Barkimel. Il s’estbien distingué au tribunal révolutionnaire !

– Pas plus que vous,M. Hilaire, au club de l’Arsenal ! interrompit sur un tondésolé mais ferme M. Barkimel qui n’avait pas attendu d’avoirété nommé juge pour avoir le sentiment inné de la justice. Et vousme permettez, monsieur Hilaire, de m’étonner qu’après avoirprononcé de si furieux discours contre les ennemis de larévolution, vous comptiez encore sur eux pour vous tirerd’affaire !

– C’est que vous ne savez pas, réponditavec sang-froid M. Hilaire, que, pendant que je prononçaistout haut ces affreux discours, je travaillais tout bas pour lescontre-révolutionnaires et que je leur rendais les plus signalésservices !

– Et vous vous en vantez ! C’est dupropre ! s’exclama M. Barkimel outré de tant decynisme.

– Je ne m’en vante pas, je vous dissimplement ce que j’ai fait et ce que j’ai fait n’est pas si bête.Vous, vous avez servi les révolutionnaires parce que vous avez cruque c’était votre intérêt ; moi, j’ai imaginé que deuxprécautions valent mieux qu’une et que j’aurais plus d’occasions dem’en tirer en servant à la fois les uns et les autres !

– L’histoire vous jugera ! répartitM. Barkimel en croisant les bras.

– Ne vous disputez pas pour le peu detemps qui nous reste à vivre ! supplia M. Florent.

Ces messieurs en étaient là quand la porte ducachot s’ouvrit et le garde les appela tous les trois. À cetteheure, on eût dû les laisser dormir au moins leur dernier sommeil.Que se passait-il donc ?

Tout simplement que l’évasion du Subdamounavait mis « sens dessus dessous » le gouvernement deVille et que le comité de surveillance avait décidé que le procèsdes complices aurait lieu sur l’heure de façon à ce que leurexécution, dès l’aurore, apaisât quelque peu les révolutionnairesqui étaient toujours prêts à crier à la trahison.

Dans la rage où le comité se trouvait, il n’yeut point de demi-mesure. On vida, sur l’heure, à peu près tous lescahots. C’est ainsi que M. Barkimel retournait au tribunal uneseconde fois, pour être condamné une seconde fois à lamort !

– Si j’en réchappe, faisait-il, assezmélancoliquement, j’aurai de la veine.

La grand-chambre du tribunal révolutionnairefut archi-bondée d’accusés que surveillaient de près lessectionnaires, baïonnette au canon. Ils étaient là une soixantainede victimes désignées d’avance qui attendaient le bon plaisir deleurs juges.

Cependant, le baron d’Askof « portaitbeau » : il savait de quel prix allait être payée satrahison et il s’en réjouissait d’avance en regardant SoniaLiskinne, qui ne faisait, du reste, aucune attention, aux manièresglorieuses du baron.

Elle était tout à la charitable besogne desoutenir et de consoler une malheureuse et bien belle jeune filleque l’on avait jetée, à la dernière heure dans son cachot.

Cette jeune personne n’était autre queMlle Lydie de la Morlière.

L’esprit diabolique du baron d’Askof sedivertissait plus qu’on ne saurait dire au spectacle peu banal ducouple formé par la maîtresse et la fiancée du Subdamoun !

Avec quelle joie méchante il voyait la pâleuret le désespoir de Lydie, et de quels regards de triomphe ilcaressait déjà celle qui ne pouvait plus manquer maintenant de luiappartenir !

Le procès fut mené rapidement comme uneexécution.

Tous les accusés furent condamnés, àl’exception de trois : d’abord Mlle SoniaLiskinne, qui ne put en croire ses oreilles et qui demanda sur unton éclatant ce qui pouvait bien lui valoir « un pareildéshonneur » !

Elle fut vite renseignée, en entendantacquitter ensuite le baron d’Askof !

Certes ! elle ne pouvait douter que lebaron eût trahi et que c’était à lui qu’elle devait une aussioutrageante clémence !

Le baron ricanait. Il cessa tout à coup sonrire infâme en entendant acquitter également la baronned’Askof !

Celle-ci, il n’avait point voulu lasauver ; il l’avait même complètement oubliée, et, dans sesabominables combinaisons, il n’avait eu garde de penser à safemme.

Or, c’était là une « gentillesse »de l’accusateur public, qui avait voulu être agréable à un hommequi promettait, après le procès, de faire d’extraordinairesrévélations.

La baronne, qu’on était allé chercher dans laprison et qui avait été jetée au fond du prétoire, n’avait pas étéaperçue du baron, qui ne la vit que lorsqu’elle piqua son admirablecrise de nerfs des grands jours en s’entendant acquitter. Le baronjura comme un palefrenier pendant qu’on emportait sa femme.

Il n’y eut point d’autres incidents, et tousles prisonniers furent reconduits dans leurs cachots en attendantles premières heures du jour.

Sonia continuait de prodiguer des soinstouchants à Mlle de la Morlière. Celle-cipouvait enfin laisser couler librement ses larmes, et cette crised’attendrissement sur son sort ne manqua point de la soulager.

Les deux femmes finirent par échanger, dansleur affreux malheur, les propos les plus sympathiques. À l’heurede la douleur et quand elles doutent du salut de l’objet aimé, iln’y a rien de tel pour rapprocher deux femmes que d’avoir aimé lemême homme. Alors elles tremblent dans les bras l’une de l’autre.La jalousie, devenue inutile, a fui, en cette minute suprême, et,au lieu de se déchirer, elles s’efforcent de se consoler.

Lydie, sous le coup de sa propre condamnation,n’avait point entendu que Sonia était acquittée et elle croyaitcelle-ci vouée au même destin qui la frappait. Sonia, de son côté,n’avait point la cruauté de lui apprendre la vérité. Du reste,Mlle Liskinne regrettait sincèrement le bourreau,maintenant que la présence au procès de M. Hilaire et sacondamnation attestaient que l’évasion du Subdamoun avait échoué etque l’on affirmait dans la prison que le commandant avait étéassassiné à coups de baïonnette par les gardes civiques !

Après un moment de silence, comme les larmesde Lydie coulaient toujours, Sonia lui dit :

– Pourquoi pleurez-vous ? C’estvous qu’il aimait !

Lydie tressaillit et leva vers sa compagne detristes yeux, puis elle secoua la tête :

– Non ! non ! Vous êtes tropbelle ; quand il vous a connue, il ne vous a plus quittée… et,maintenant que je suis près de vous, je le comprends !Laissez-moi pleurer !

Et ce fut une nouvelle explosion de sanglots.Sonia, éperdue, la berça :

– Mais vous êtes folle, ma chérie !C’est son ambition qui l’a conduit vers moi, mais à vous, il vousaurait sacrifié son ambition même. Nous étions des amis ! desamis de la veille destinés à ne plus se connaître le lendemain, lelendemain qui vous appartenait tout entier, Lydie !

– Hélas ! Hélas ! je mourraidonc sans avoir connu ce lendemain-là ! pleura encore Lydie…Que ne suis-je morte ce matin de misère où j’ai tenté de mesuicider !

– Ce matin-là, malheureuse enfant !reprit l’obstinée Sonia, il a tenté, lui, de sauver le pays etil n’y a point réussi parce que vous, vous avez tenté de voustuer ! Il a tout abandonné pour vous ! Et ce retardc’était la ruine de tous ses prodigieux efforts ! Et il n’apoint hésité ! Ingrate, qui l’oubliez !

– C’est vrai ! répondit la voixdouce et exténuée de la jeune fille, c’est vrai ! Ce matin-là,il est venu près de moi. Il a tout abandonné pour moi ! Etj’ai ouvert les yeux dans ses bras… dans ses bras… dans sesbras…

Elle finit par s’endormir en murmurant :dans ses bras.

Quelques instants, Sonia la garda ainsi surson sein, écoutant cette respiration et les dernières pulsations decette adorable vie, qui, si jeune, était condamnée à mourir ;puis, elle la déposa avec mille précautions sur le grabat. Onentendait des pas dans le corridor. Elle craignit que ce tumultequi se rapprochait réveillât la prisonnière. Anxieuse, elle étaitpenchée sur Lydie, mais Lydie dormait, dormait maintenant siprofondément qu’elle ne se réveilla même point quand la porte ducachot s’ouvrit et que l’officier municipal appela :« Mlle Lydie de la Morlière ! »

– C’est moi, dit Sonia, et elle allarejoindre les autres condamnés qui attendaient, entre lesbaïonnettes des sectionnaires.

La porte du cachot fut refermée.Mlle de la Morlière dormait toujours.

Par la suite, chacun crut ou put croire que letribunal, revenant sur sa décision, avait condamné la maîtresse duSubdamoun.

Ce matin-là, on fit la toilette des condamnésdans la salle des gardes. On n’entendait que le bruit des ciseauxdes guichetiers.

Mlle Liskinne eut devant elleun commis de greffe auquel elle avait eu l’occasion de donner déjàquelques pourboires et qui était doué d’une nature timide etpoétique.

Ses mains tremblaient sur le beau col nu deSonia et avaient peine à soulever le poids impressionnant de sesmagnifiques cheveux d’or.

Il hésitait à faire entrer dans l’adorabletoison ses hideux ciseaux et tâtonnait.

De sa voix la plus douce, Sonia le pria demontrer moins de pusillanimité, car elle désirait qu’autant quepossible sa chevelure ne fût point « abîmée ».

– Je veux en faire un cadeau,disait-elle, arrangez-moi cela d’une façon convenable, monsieur lecommis.

Le commis soupirait et suivait les indicationsde la victime sans pouvoir retenir ses larmes.

– Pourquoi pleurez-vous ? lui ditSonia ; suis-je tant à plaindre ?

– Madame, répondit galamment ce commis degreffe, si vous ne voulez point que l’on pleure sur vous,laissez-moi pleurer au moins sur ceux qui ne vous verrontplus !

La réponse plut beaucoup àMlle Liskinne qui n’hésita point à lui confier ledésir qu’elle avait que ses cheveux fussent portés en souvenird’elle à la prisonnière qui occupait encore le cachot qui avait étéle sien.

Le commis jura tout bas que la commissionserait faite, et il eut la précaution de mettre à l’abriimmédiatement le trésor capillaire qu’on venait de luiabandonner.

Non loin de Sonia, l’ex-président de laChambre, M. Lavobourg, penchait la tête et frissonnait aufroid des ciseaux…

Le trio Hilaire, Florent, Barkimel étaitintéressant à contempler en son genre. Ces messieurs n’avaient vudu tribunal révolutionnaire qu’une bousculade ; ils en étaientrevenus avec quelques coups de crosse qui les avaient faithorriblement souffrir dans leur amour-propre. Ils avaient voué àune destruction rapide une société qui ne sait même pas respecterses victimes et ils ne regrettaient rien tant que de ne point vivrepour assister à cette catastrophe qui eût pu les sauver.

Pendant qu’on leur faisait leur dernièretoilette, ils prêtaient l’oreille aux propos qui se chuchotaientdans la demi-obscurité de la salle gothique : des gens bieninformés auxquels on venait d’échancrer fort proprement le col dela chemise affirmaient que si le gouvernement de l’Hôtel de Villese pressait tant de les « expédier », il n’en fallaitpoint chercher la cause ailleurs que dans l’ultimatum parvenu laveille au soir de Versailles.

On disait qu’à tout hasard Coudry avait faitmasser deux cents canons place de la Révolution.

Enfin ! « il fallait se faire uneraison et tâcher de mourir, avec les autres, le plus convenablementpossible. » Ainsi s’exprimèrent les deux amis en s’étreignantmutuellement et en s’inondant le visage de leurs larmes sincères.Quand les grilles du guichet s’ouvrirent, ils se tamponnèrenthâtivement les yeux et s’occupèrent surtout de n’être point séparésl’un de l’autre.

Il y avait là, dans la cour, quatrecharrettes. On les poussa dans la première… M. Barkimel aidaM. Florent à monter. M. Florent aida ensuiteM. Hilaire. M. Hilaire paraissait distrait, ne s’occupantpoint de ses compagnons, et l’œil errant au lointain.

Il fut tiré de ses préoccupations par la voixde Mlle Liskinne laquelle, placée à côté de lui,demandait à l’ex-inspecteur des prisons s’il était vrai que leSubdamoun fût réellement mort.

M. Hilaire lui répondit qu’il espéraitencore que non et que le Subdamoun avait eu, à sa connaissance,quelque chance d’échapper à ses ennemis.

À ces mots, Sonia pâlit et l’on ne sut jamaissi c’était de bonheur ou de regret : de bonheur de pouvoirpenser que son dernier amant fût encore vivant ou de regret des’être sacrifiée avec tant d’héroïsme, dans un moment où elleaurait encore pu le rejoindre !

Sur ces entrefaites, la porte du guichetextérieur fut ouverte et la sinistre procession commença de défilersur le quai.

Quand la première charrette apparut, etc’était une véritable charrette que l’on avait réquisitionnée audernier moment, « les cars de la mort » étant pleins, ily eut contre elle un formidable hourvari d’injures et demalédictions. Elle était pleine des principaux héros de cettehistoire.

Au surplus, le désordre, le combat,l’incendie, les chants, les blasphèmes semblaient, ce matin-là,être les maîtres de la ville et ne cessèrent de faire cortège auxdernières victimes de la nouvelle révolution.

Au-delà des flammes, qui léchaient déjà surles bords du fleuve les pierres séculaires des monuments sacrés del’histoire et qu’avaient allumées des hordes déchaînées par la rageet l’impuissance d’un comité de révolte vaincu d’avance, lescondamnés entendaient le bruit sourd du canon de Versailles quivenait peut-être les délivrer !

À ce moment, M. Hilaire étaitcertainement le plus désolé de tous. Mais trois cents mètres plusloin, il sembla renaître.

– C’est lui !

En effet, c’était lui, le marchand decacahuètes qui marchait en tête de la première charrette, au milieud’une bande d’hommes de sang et de rapine.

Il paraissait en proie à un vertige insensé,et son aveugle transport amusait la hideuse cohorte quil’encourageait de ses rires. Il jetait les fruits légers de soncommerce aux uns et aux autres en leur criant :

– Mangez mes cacahuètes ! En voilàencore que les Versaillais n’auront pas !

Le cortège avait tourné sur la gauche,gagnant, comme toujours, par le boulevard Sébastopol, les grandsboulevards.

M. Hilaire ne voyait, n’entendait plusque le fantasque vieillard qui agitait son panier vide.

Certes ! il avait eu raison de ne pointdouter de Chéri-Bibi. Sans doute, celui-ci eût mieux fait de nepoint rejeter la Ficelle dans la cheminée alors qu’il en était siheureusement sorti ; mais ce geste de colère, si excusable enl’occurrence, devait être naturellement racheté par quelqueentreprise héroïque qui arracherait M. Hilaire aubourreau.

M, Hilaire, cependant, s’impatientait de voirle chemin « se raccourcir », mot affreux qui lui vint àl’esprit et lui fit faire la grimace, quand son attention futattirée par de singuliers mitrons qui vendaient des brioches.

Il y avait là, en effet, plusieursétablissements de pâtisserie. À l’époque qui nous occupe, ilsavaient acquis une grande prospérité et les temps malheureux quel’on traversait n’avaient point atteint leur commerce.

Les jours de fête, ces pâtisseries chargeaientdes mitrons extra d’écouler dans la foule leur marchandise toutechaude.

Ce matin-là, ils étaient plus nombreux que decoutume et faisaient entendre au-dessus du tumulte générald’étranges interpellations qui cessèrent, du reste, dès que lemarchand de cacahuètes eut jeté son panier vide en l’air, dans leurdirection.

Dès lors, M. Hilaire ne douta plus que lemoment utilefût arrivé.

L’endroit paraissait, du reste, bien choisi.Les charrettes passaient en contrebas d’un perron sur lequels’étageaient de vieilles rues qui n’avaient pas changé d’aspectdepuis plus de deux cents ans. Des hauteurs du perron une troupe departisans déterminés pouvait tenter, avec quelque chance de succès,de se jeter sur le cortège et d’y faire, par surprise, de la bonnebesogne.

Il voulut avertir d’un signe M. Florentmais il s’aperçut que le marchand de papier à lettre s’était affalésur l’épaule de l’ex-marchand de parapluies. M. Barkimel, lui,paraissait complètement avachi.

M. Hilaire, en faisant rapidement desyeux le tour de la voiture, aperçut la figure rayonnante de Soniaet fut frappé de l’éclat qu’elle avait mis dans son regard. Ilsuivit ce regard qui se dirigeait vers un point et il découvrit là,à une fenêtre, qui dominait l’étrange foule bruissante dansl’étroit carrefour, une physionomie dont l’aspect lui fit pousserune sourde exclamation :

– Le Subdamoun !

Il n’y avait pas à en douter : lecommandant Jacques était là, et s’il était là, il ne devait pas yêtre seul. Le renfort, en tout cas, ne pouvait être loin.

« Il y a du bon », pensaM. Hilaire qui n’avait jamais cru sérieusement qu’il pûtmourir sur l’échafaud ou, tout au moins, qui avait toujours rejetécette perspective comme lui étant particulièrement désagréable.

Et voilà que, juste dans le moment quel’espoir tenace de la délivrance renaissait en lui, le Subdamounfit un signe à la suite duquel mille clameurs s’élevèrent.

Les mitrons, qui semblaient commander à cettefoule, escaladèrent la balustrade de la haute rampe et se jetèrentsur la chaussée, suivis d’une centaine d’individus à figuresfarouches qui agitaient les armes les plus hétéroclites. Des coupsde feu partirent de tous les côtés. Des gardes civiques tombèrent.Une bataille acharnée se livra autour de la première charrette.

Sonia haletait aux péripéties de l’atrocemêlée ; elle put voir le Subdamoun, lui-même, qui, debout prèsde la rampe, maintenant, dirigeait le combat.

Les gardes, surpris, tout d’abord, durentreculer. Il y eut un flottement dans la marche du cortège. Lapremière charrette se trouva séparée des autres.

M. Hilaire cherchait déjà comment ilallait pouvoir se jeter hors de sa voiture. Le marchand decacahuètes avait disparu. Tout à coup, M. Hilaire se sentitterriblement accroché à l’épaule par une poigne formidable quivenait du dehors. Il n’eut garde de résister et se laissa emporterpar cette puissance irrésistible. Seulement, le sectionnaire quiétait dans la voiture, non loin de lui, lui allongea un grand coupde baïonnette en pleine poitrine, ou du moins qui visait lapoitrine et qui glissa sous le bras.

Comme M. Hilaire bascula, alors d’étrangefaçon, les pieds en l’air, le sectionnaire put croire que son coupavait porté et qu’il avait étripé son prisonnier dont il nes’occupa plus.

Il avait, en effet, autre chose à faire. Lescondamnés étaient devenus comme enragés et, bien qu’ils eussent lespieds et les poings liés, ils se laissaient tomber de tout leurpoids sur leurs gardes pour les empêcher de faire usage de leursarmes.

Le resserrement dans lequel tout le monde setrouvait aidait cette manœuvre et l’on entendait des sectionnaireshurler de douleur parce qu’on les mordait !

Il serait difficile de rendre compteexactement du degré de confusion qui régnait alors.

Les cris des blessés et des mourants, ceux dela foule piétinée, les cavaliers désarçonnés et ces brigands demitrons, dans lesquels un œil militaire exercé eût reconnu beaucoupd’hommes de la coloniale dévoués au Subdamoun, tout cela faisait untapage d’enfer, cependant que le massacre des sectionnaires allaitbon train.

Tout de même la troupe arriva à se reformerautour des trois derniers camions qui furent rapidement dirigésvers la place de la Révolution par un détour.

Quant à la première voiture, on put croirequ’elle était définitivement aux mains des assaillants. Elle fut àeux quelques secondes. Une roue s’étant détachée, la cargaisonhumaine roula à terre, à l’exception cependant de Sonia et deLavobourg qui, instinctivement, s’étaient raccrochés aux barreauxdu fond près desquels ils se trouvaient.

C’est ce qui les perdit.

MM. Florent et Barkimel, eux, avaientroulé avec les autres. C’est ce qui les sauva.

Ils restèrent un temps étendus sur le pavé eton ne s’occupa pas plus d’eux que s’ils étaient morts.

La première charrette était venue ainsis’échouer au coin du trottoir. Le Subdamoun, qui était descendudans la mêlée, s’apprêtait à s’élancer et déjà Sonia pouvait secroire sauvée, quand il trébucha sous la rude poussée du vieillardaux cacahuètes. Chéri-Bibi le maintint quelques secondes ainsi àterre dans l’instant même qu’une terrible décharge éclatait.

C’était un poste qui accourait, commandé parle général Flottard lui-même (il s’était fait décerner le grade, laveille).

Sans Chéri-Bibi, qui avait entravé son élan,le Subdamoun eût été littéralement passé par les armes.

Dès ce moment, il n’y eut plus moyen delutter. Des gardes civiques s’étaient rués sur les deux prisonniersqui restaient et avaient fait monter Sonia et Lavobourg dans uneauto-limousine qui était abandonnée là et sur le siège de laquellemonta Flottard qui se mit au volant.

Il jura de conduire lui-même ces illustresvictimes à la guillotine, et, entouré d’une troupe de près de deuxcents gardes à cheval, il partit à petite, mais sûre allure.

Aucun incident ne se produisit jusqu’à laplace de la Révolution.

Ainsi le destin voulait que ces deux êtres quieussent pu se haïr à cette heure suprême, fussent réunis dans lamort. Ils se regardèrent… Dans leurs yeux à tous deux, la lueur dupardon passa. Sonia dit à Lavobourg :

– Prions ! mon ami.

Et ils prièrent. Elle dit encore àLavobourg :

– Pardonnez-moi comme je vous aipardonné. Il lui répondit :

– Je vous aime, et c’est vous qui devezme pardonner.

Une clameur de rage et de malédiction lesaccueillit tous deux quand ils eurent gravi l’escalier et qu’ils setrouvèrent sur la fatale plate-forme.

Tout ce qui restait de la révolution plus qu’àdemi-vaincue s’était donné rendez-vous là, pendant que le bruit ducanon des Versaillais ne cessait de se rapprocher.

– Une heure plus tard, nous étionspeut-être… fit Lavobourg…

De toute évidence, il voulait dire :« Nous étions peut-être sauvés », mais il n’eut point letemps d’achever sa phrase, les aides du bourreau l’avaiententrepris et jeté sur la bascule.

Le couteau tomba.

Sonia détourna sa tête pâle et dorée. Lesclameurs s’étaient, une seconde, tues. Alors, Sonia entendit unsanglot quelque part dans la foule.

– Il est là ! se dit-elle.

Et elle se fit plus grande encore et plusbelle en attendant que le bourreau la fît plus petite.

Ce ne fut pas long… Sa tête alla rouler parmid’autres têtes dans l’horrible panier…

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