Le Coup d’état de Chéri-Bibi

V – M. PETIT-BON-DIEU FILS

Derrière le boulevard Pereire, à deux pas del’entrepôt du chemin de fer et des fortifications, se trouvait uncabaret qui avait la permission de rester ouvert toute la nuit.

Il devait cette faveur exceptionnelle à cetteproximité de l’entrepôt où le travail ne cessait jamais tout àfait, avec ses locomotives que l’on entendait siffler à toute heureet le bruit du fer battu qui montait dans les ténèbres, percées çàet là des feux des forges.

Ce débit, de bien modeste apparence, avaitpour enseigne :

MAISON PETIT-BON-DIEU FILS

Les employés qui avaient terminé leur besogneaux barrières venaient chez M. Petit-Bon-Dieu fils vider unverre et manger une croûte avant de rentrer chez eux.

Cette nuit-là, celle où nous avons faitconnaissance, dans l’hôtel du boulevard, des amis de la belleSonia, le cabaret était plein.

Il y avait de la tabagie dans cette pièce maisil y avait surtout du silence.

En somme, c’était ce silence qui eût puparaître étrange ; car enfin, il eût été si naturel que cesbraves gens s’entretinssent entre eux d’événements quibouleversaient tout Paris ! mais ils n’en disaient mot,accablés sans doute par les travaux du jour.

Derrière le comptoir, le patron se tenait, lesyeux mi-clos. C’était un gros endormi. Il était rond comme unebarrique, tout jeune encore, une trentaine d’années, et rappelaitpar ses formes et son caractère emporté et cruel, sous des dehorsbonasses, le fameux Petit-Bon-Dieu, son père, célèbre pour soncompagnonnage en France avec le terrible Chéri-Bibi connu del’Europe entière.

Petit-Bon-Dieu fils était né en prison, àParis, d’une dame qui avait beaucoup aimé son père, et qui avaitélevé le rejeton du bagnard dans l’admiration des hauts faits dePetit-Bon-Dieu père, victime, naturellement, de la société.

Elle lui avait appris plus tard comment lepère évadé, installé sous un faux nom, cabaretier à Dieppe où ilsdevaient tous deux aller le rejoindre, avait été assassiné avecquelques camarades dans des conditions restées tout à faitmystérieuses.

Petit-Bon-Dieu fils avait juré de vengerPetit-Bon-Dieu père, mais c’est en vain qu’il avait interrogé lesescarpes avec lesquels sa chère maman n’avait point rompu touterelation.

Ceux-ci n’avaient pu lui donner aucunrenseignement sérieux. La mère morte, le jeune homme continua deporter ce nom de Petit-Bon-Dieu comme un défi à la société.

Nous avons dit que le fils avait tous lesdéfauts du père, mais il en avait un en plus qui devait le sauverde tous les autres et auquel il dut de tenir son rang dans lemonde.

Après avoir ouvert à Paris des portières, ilavait servi humblement dans des débits de bas étage. Il amassaittoujours et depuis longtemps aurait pu s’établir à son compte, maisl’idée de toucher à son trésor le faisait hésiter devant la moindreentreprise.

Or, sur ces entrefaites, un vieux bonhomme,qu’il voyait depuis quelques mois vendre des olives et descacahuètes dans les établissements de nuit et à la terrasse desdébits, entra en conversation avec lui et lui parla de son pèrequ’il avait, racontait-il, beaucoup connu autrefois.

Il lui dit même qu’il savait commentPetit-Bon-Dieu père était mort ; enfin, il promettait de luifournir tous les éléments d’une belle vengeance si lui,Petit-Bon-Dieu fils, consentait à entrer dans une combinaison qu’illui ferait connaître en temps et lieu. Pour le moment, il n’auraitqu’à s’établir marchand de vin et à s’installer dans un fonds qu’onlui offrait pour rien.

– Pour rien, c’est très beau, mais si jefais faillite !

– Tu ne feras pas faillite ! Turecevras cent louis par mois, et c’est moi-même qui te lescompterai !

– Tope-là ! s’écriaPetit-Bon-Dieu !

– Seulement, faudra point faire lecurieux, avait ajouté cet extraordinaire marchand de cacahuètes, etsurtout, faudra pas interroger le client ! T’auras qu’à dormirderrière le comptoir !

– Ça me va !

– Ah ! si par hasard, tu t’étonnaisun peu trop haut, devant des amis du dehors ou devant « larousse », par exemple, de ce qui se passe chez toi, je ne tecache pas que je ne donnerais pas deux sous de ta peau !

– Brrr ! fit Petit-Bon-Dieu. Voilàqui n’est guère rassurant. Écoutez, monsieur le marchand decacahuètes, dans ces conditions-là, ce sera cent cinquante louispar mois.

– Je te les accorde, répliqua l’autretout de suite, je te les accorde parce que je louerai au premierétage de ton établissement une chambre dans laquelle tu n’entrerasjamais et dans laquelle tu laisseras pénétrer tous ceux qui, enpassant, déposeront sur ton comptoir le nombre de cacahuètesvoulu.

– Combien de cacahuètes ?

– Le nombre en changera tous lesjours ! Tous les jours, tu recevras le mot d’ordre !Maintenant, encore une recommandation, à partir d’aujourd’hui, nem’adresse jamais la parole.

– Et comment connaîtrai-je le motd’ordre ?

– Tous les jours, tu me verras venir cheztoi, tantôt à une heure, tantôt à une autre. Je déposerai sur toncomptoir le nombre de cacahuètes qu’il faudra apporter pour passerce jour-là.

– Compris ! et les cent cinquantelouis ?

– Chaque mois, je déposerai devant toi,sur le comptoir, un cornet de cacahuètes dans lequel se trouverontles trois mille francs.

Nous savons maintenant dans quellesextraordinaires conditions M. Petit-Bon-Dieu s’était tout àcoup établi marchand de vins.

Le curieux bistro s’était d’abord imaginéqu’il avait eu affaire, dans le marchand de cacahuètes, à unintermédiaire chargé de trouver dans les bas-fonds cosmopolites unpersonnage complaisant pour tenir l’une de ces maisons, où, dansl’arrière-boutique, se glisse la pègre. La pièce qui lui avait étélouée au premier étage, et qui était munie de serrures compliquéesdont il n’avait jamais eu la clef, devait servir de refuge, dansson idée, aux plus crapuleux conciliabules. Or, quel n’avait pasété son étonnement de constater que son établissement n’étaitfréquenté que par de braves ouvriers, d’honnêtes cheminots et detranquilles employés d’octroi !

En vérité, il se félicitait d’une pareilleaventure car il gagnait facilement son argent. Et jamais unebataille, jamais une querelle, jamais de gros mots ! Bienmieux, tous ces gens-là étaient quasi muets.

Comme Petit-Bon-Dieu considérait le spectacleréconfortant de son débit, prospère, la porte d’entrée fut pousséeet un misérable vieillard courbé et déformé par les ans fit sonentrée.

Il portait la tête si rapprochée de terre queson dos en paraissait bossu ; il était pauvrement vêtu d’uncomplet de velours râpé et tout rapiécé aux genoux et aux coudes.L’un de ses longs bras supportait un petit baquet de bois séparé endeux compartiments pleins, l’un d’olives, l’autre decacahuètes.

Une casquette était enfoncée sur son crânechauve. Quant à sa figure, on était presque toujours dansl’impossibilité de l’apercevoir, tant à cause de la positionqu’elle occupait qu’à cause d’un énorme cache-nez gris de fer, toutélimé, qui en faisait plusieurs fois le tour.

Parfois ce lamentable individu levait un peula tête et alors on voyait, au-dessus du cache-nez, une énormepaire de lunettes noires qui eût fait rire si le regard quiparvenait à percer ces verres opaques n’eût point fait peur.

Chose curieuse, tous les clients, ce soir-là,aimaient les cacahuètes et il en distribua pour quelques sous, àchacun, un petit paquet. Sur certaines tables, il déposa,par-dessus le marché, ici, deux cacahuètes, là, quatre, plus loincinq.

Il arriva ainsi près du comptoir, et, devantPetit-Bon-Dieu, compta sept cacahuètes. Après quoi, il s’enretourna.

Certaine nuit, Petit-Bon-Dieu, intrigué, etmanquant à la parole du contrat qui le liait, s’était montrécurieux de savoir ce qu’était et où se rendait, en sortant de chezlui, l’extraordinaire vieillard.

Et il était sorti derrière lui, le suivantprudemment, tandis que le bonhomme remontait vers la rue deRome.

Or, comme Petit-Bon-Dieu fils arrivait au coinde la rue Cardinet, il avait été assailli par une bande de vauriensqui déjà avaient sorti leurs couteaux.

Heureusement que le marchand de cacahuètesétait arrivé pour le délivrer : « Laissez-le donc, leuravait-il dit. Monsieur est de mes amis. »

Le lendemain, Petit-Bon-Dieu avait une rationsupplémentaire de cacahuètes dans un cornet de papier, et sur lecornet lui-même il avait pu lire cette phrase soigneusementdactylographiée : « La prochaine fois, je leslaisserai faire ! » Il se l’était tenu pour dit.

Après le départ du marchand, quelques-uns desclients s’en allèrent. D’autres se mirent à lire des journaux enregardant de temps en temps l’heure qu’il était.

À deux heures et demie du matin la porte ducabaret fut ouverte par un homme habillé comme un artiste, dont lesépaules étaient recouvertes d’une cape très ample rejetée surl’épaule et lui cachant une partie du visage. Le chapeau de feutrerabattu lui cachait l’autre.

Il traversa la pièce, s’arrêta une seconde aucomptoir, déposa sous le nez de Petit-Bon-Dieu sept cacahuètes etentra dans l’office.

Là, il y avait un escalier en tire-bouchon quigrimpait à l’étage supérieur. L’homme eut vite fait del’escalader ; et bientôt il se trouva en face d’une porte dontil lui fallut ouvrir les trois serrures. Ceci fait, il entra dansune salle uniquement meublée d’une table ronde, d’un buffet et dequelques chaises de paille. Au mur, un porte-manteau.

L’homme, après avoir allumé une petitelanterne sourde, y suspendit son feutre et sa cape. Puis il s’enfut au buffet, en ouvrit les deux battants et les referma surlui.

Il était enfermé dans ce buffet vide, dont lefond se déploya instantanément sur un geste qui commanda undéclic.

L’homme se courba et glissa dans une sorte decouloir qu’il referma derrière lui en mettant en jeu un mécanismedont il paraissait connaître depuis longtemps l’usage.

Aussitôt, il s’en fut rapidement jusqu’au boutdu couloir qui était des plus étroits. Là encore, il eut à ouvrirune porte. Il passa, referma la porte, éteignit sa lanterne sourde,et allongeant le bras, sa main rencontra un commutateur qu’iltourna.

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