Le Coup d’état de Chéri-Bibi

IX – NOUS DANSONS SUR UN VOLCAN

Cette journée du samedi fut particulièrementinquiétante pour M. Hilaire.

Si sa femme avait été de meilleure humeur, ileût pu espérer la faire consentir à aller voir les danses dans lesétablissements du Grand Parc mais, après la scène qu’ils avaienteue, il ne fallait plus y songer !

Vers le soir, les nouvelles devinrent simauvaises et l’écho des rumeurs des faubourgs populaires simenaçant que M. Hilaire ne fut nullement étonné de voir entrerdans son magasin le citoyen Tholosée, qui tenait une feuille de ladernière heure et qui criait une fois de plus qu’il fallait sauverla République.

Il venait annoncer à M. Hilaire que tousles clubs, dans tous les districts, étaient convoqués le soir mêmeen séance exceptionnelle pour prendre des résolutions et émettredes vœux destinés à soutenir et au besoin à forcer la main augouvernement et à la commission d’enquête dans leurs poursuites« contre les assassins de Carlier et deBonchamps ! »

Ayant conseillé à M. Hilaire de se rendrede bonne heure, vers les sept heures et demie au plus tard, à sonposte de secrétaire, Tholosée, de plus en plus excité, reprit lechemin de l’Arsenal.

Mais il laissait M. Hilaire dans lajoie.

Sous prétexte de se rendre au club pour yaccomplir des devoirs « inéluctables », M. Hilairesortirait de bonne heure, et, ma foi, il ne serait pas autrementfâché de remplacer une soirée qui avait menacé d’abord d’êtreplutôt pénible, qui s’était annoncée ensuite comme exclusivementpolitique, de la remplacer, disons-nous, par une nuit de plaisir,de chants et de danses au Grand Parc. Il irait au bal, en compagniede ses braves amis Barkimel et Florent, lesquels ne le gêneraienten rien dans ses recherches.

Fort de ce que le farouche Tholosée venait dedire devant sa femme et après avoir calculé que la défaillance deMme Hilaire se produisait généralement vers leshuit heures et demie après le dîner, il s’exprima ainsi :

– Tu vois, Virginie, que je ne pourraipas dîner. Du reste, je suis comme toi, aujourd’hui je n’ai pasfaim. Je partirai pour l’Arsenal à sept heures et demie.

Mais à sept heures et demie il dut déchanterquand toutes les portes du magasin ayant été fermées, il vitMme Hilaire glisser dans sa poche la clef de ladernière ouverture basse percée dans la tôle et s’acheminer vers lasalle à manger, où la bonne venait de découvrir une soupièrefumante.

Mme Hilaire, sans paraîtreémue par les émanations du potage aux légumes, s’assit et se mit àlire le journal apporté par le citoyen Tholosée.

M. Hilaire la considéra d’un œilconsterné.

– Virginie ! lui dit-il de son tonle plus humble et le plus engageant, Virginie, as-tu bientôt finide me faire de la peine ? Tu sais que je dois être à septheures et demie au club ; pourquoi me refuses-tu la clef de laporte ? Il faut que je m’en aille !

Silence de Virginie.

– On me blâmera et on me cassera… et tuseras bien avancée… toi qui désires avoir un mari conseillermunicipal.

« Tu ne veux pas manger ? Et tout àl’heure, il arrivera ce qui arrive chaque fois ; épuisée parle besoin, vaincue par la faiblesse et victime de ton amour-propre,tu t’écrouleras sur le plancher, et je croirai une fois de plus quetu vas mourir, moi qui t’adore !

En effet, voilà soudain que Virginie laisseglisser sa tête sur son épaule, ouvre la bouche comme pour exhalerun dernier soupir et montre des yeux expirants ; puis, elles’écroule sur le plancher assez adroitement cependant pour ne pointcasser la chaise.

– Là ! qu’est-ce que je tedisais ! s’écrie M. Hilaire, hors de lui. Cette fois, ilne pousse aucun cri de désespoir, mais montre tous les signes de laplus folle exaspération.

Et comme son malheur veut qu’il ait à côté delui un baril de mélasse dans lequel trempe la pelle à servir, ilcharge cette pelle d’une abondante marchandise et envoie, à toutevolée, son cataplasme sur la figure agonisante deMme Hilaire.

Fin du silence de Virginie et résurrection dela bonne dame.

– Brigand ! hurle-t-elle !Bandit ! Cartouche ! Robert Macaire ! Balaoo !Chéri-Bibi !

– Enfin, tu parles !

Virginie s’était relevée sans l’aide depersonne et, tout en vomissant ses injures encombrées d’un siropqui lui coulait de toutes parts, elle s’était ruée sur sonmari.

Mais ce dernier n’avait point quitté la pelleà mélasse et déclarait froidement qu’il n’hésiterait point àsacrifier le reste du tonneau si Mme Hilaire neconsentait à reprendre ses esprits.

Alors, vaincue, elle se mit à pleurer.

Ce n’était point un spectacle charmeur quecelui de Mme Hilaire pleurant dans sa mélasse. Maisil apitoya ce bon M. Hilaire.

– Allons, poupée ! fit-il, plus émului-même qu’il n’eût fallu le paraître en un pareil moment pourgarder tout le bénéfice d’une telle victoire… je vois ce que c’est…Tu veux que je te porte dans ta chambre, comme les autres fois.

Et il porta Mme Hilaire dansleur chambre du premier étage, déployant une force peu commune pourson âge déjà mûr.

M. Hilaire ne redescendit de cettechambre que le lendemain matin pour l’ouverture du magasin, car ledimanche, le magasin, servi par un personnel restreint, étaitouvert jusqu’à midi.

Mme Hilaire apparut bientôt àson tour.

Elle s’en fut à son comptoir et vaqua à sesoccupations coutumières avec une mine satisfaite et une grâcenonchalante dont tout le monde fut charmé. M. Hilaire tout lepremier.

« Au fond, songea-t-il, ce n’est pas uneméchante femme. Elle est dépourvue de rancune. »

Sur ces entrefaites, survintMlle Jacqueline, son livre de messe à la main.M. Hilaire s’empressa auprès d’elle, pour lui dire toutbas :

– Je ne sais rien encore, MademoiselleJacqueline ! Il m’a été impossible de sortir hier soir… maisce soir… soyez sûre.

Et il lui jeta tout haut :

– Qu’est-ce queMlle Jacqueline désire ?

Mais tout de suite il se rendit compte que sonmanège avait manqué de légèreté et de naturel. De son côté,Mlle Jacqueline rougit. Il rougit à son tour. Ellebalbutia :

– Je désirerais des mendiants et desnoisettes avelines, monsieur Hilaire.

– À quatre francs le demi-kilo ?

– Oui.

En la servant, il risqua un coup d’œil du côtédu comptoir. Mme Hilaire faisait ses additions.Elle ne devait s’être aperçue de rien.

– Vite, filez !

Jacqueline s’en alla. M. Hilaire revintau comptoir, les mains dans les poches, avec un airdétaché :

– Ma bonne Virginie, fit-il à son exquisemoitié, si tu veux, nous irons faire un petit tour cetaprès-midi !

Silence de Virginie.

– Je t’offre une promenade envoiture !

Silence de Virginie.

– Ce soir, nous pourrions aller authéâtre !

Silence de Virginie.

– Au bal !

Silence de Virginie.

M. Hilaire n’y tint plus. Il se claqua lacuisse, croisa les bras, fit :

– Oh ! Oh ! Oh !

Et puis, en moins de temps qu’il n’en fautpour le dire, il avait bondi jusqu’à la salle à manger où, en untournemain, il s’était débarrassé de son tablier à bavette, avaitrevêtu son veston, qui pendait à une patère, et coiffé son chapeaumelon du dimanche.

Une demi-minute plus tard, il était dans larue.

Monsieur Hilaire ! clamaMme Hilaire.

Mais M. Hilaire ne répondit point à cetappel qu’il jugea trop tardif et il continua hâtivement sonchemin.

Au coin de la rue Saint-Antoine, il rencontraMM. Barkimel et Florent, qui venaient chez lui, effrayés parles nouvelles du jour.

– Nous dansons sur un volcan ! ditM. Barkimel.

– Sur ce que vous voudrez, répliquaM. Hilaire, mais dansons !

Et il les entraîna.

Ce dimanche, malgré l’heure matinale, les ruesétaient déjà animées d’une foule oisive, inquiète, prêtantl’oreille à tous les bruits, prompte à s’émouvoir et traduisant sonémotion par des cris, des proclamations, des chants.

Il y avait des mouvements de troupe. Deuxbataillons qui avaient quitté leur caserne pour venir renforcer lagarde du Palais-Bourbon où continuait de siéger la commissiond’enquête, furent acclamés.

Flottard, le gouverneur civil, qui passa àcheval, entre deux généraux, arborant un magnifique costume copiésur celui des commissaires aux armées, fut hué et acclamé tour àtour.

Un peu partout, de vigoureux horions furentéchangés.

Les éditions spéciales des journaux vinrentapporter des nouvelles de la commission d’enquête.

En dépit du secret extraordinaire dont elleentourait ses travaux, on savait qu’elle avait décidé de demander,dès le début de la séance de lundi, la suspension de l’immunité etde l’inviolabilité parlementaires pour plus de cent cinquantedéputés et sénateurs dont on donnait les noms et qu’ellerendait responsables de l’assassinat de Carlier.

En tête de liste, on lisait le nom ducommandant Jacques.

Mais revenons à nos trois promeneurs, àMM. Hilaire, Barkimel et Florent, qui, en arrivant place del’Hôtel-de-Ville, furent si brutalement bousculés qu’ils serésolurent à passer sur la rive gauche. Mais là, ils trouvèrentl’université en ébullition et, pour fuir une charge de cavalerie,ils durent se réfugier dans une cour. Ils s’aperçurent qu’ilsétaient en plein club des Francs-Archers, mais qu’ils avaient perduM. Hilaire, lequel avait soudain disparu.

Paris était encombré maintenant de ces clubsque soutenaient mystérieusement les communistes internationaux, enattendant leur tour…

Les cercles populaires avaient établi leurtyrannie dans tous les districts et leurs orateurs ne se gênaientplus pour déclarer que « la Convention française n’avait rienfait de bon tant qu’elle n’avait pas été dominée par laCommune » ! De là à prêcher un gouvernement de l’Hôtel deVille, il n’y avait plus qu’un pas !

Sans compter que les clubs se permettaientd’envoyer des délégués au gouvernement, qui était obligé de lesrecevoir !

Ils lui signifiaient des réclamations et desrésolutions, et même des dénonciations ! De la dénonciation àla mise en accusation, il n’y avait pas loin non plus !

M. Florent secouait la tête devant lesgémissements de ce pauvre M. Barkimel.

– Ils auront beau faire, ilsn’approcheront jamais de ce club des Jacobins de dictatorialemémoire, où les membres du Comité de Salut Public venaient prendrele mot d’ordre du peuple, où l’on donnait la liste des suspects,des accapareurs et des « agents de Pitt et de Cobourg »que le tribunal révolutionnaire se chargeait de son côté d’envoyerà la guillotine !

Au fond, M. Florent tremblait dans saculotte ; ce qu’il en disait, c’était pour rabaisser lasuperbe de M. Hilaire, secrétaire de l’Arsenal et pour étonnerM. Barkimel par son érudition. Mais il commençait à n’êtrepoint plus rassuré que l’ex-marchand de parapluies !

Et ce fut lui qui, le premier, demanda àquitter cette cour où un orateur de carrefour s’écriait :

– Le peuple seul, citoyens, jouit duprivilège de ne pas se tromper ! Il faut que le peuple envoiedes commissaires dans les provinces ! Il faut qu’il destituetous les généraux et qu’il les remplace par des enfants du peuplecomme le firent les Français en 93 ! Il faut que les soldatsélisent leurs officiers ! et nous n’aurons plus à compter avecl’aventure d’un commandant Jacques qui est la honte de laRépublique ! Citoyens ! Le monde a les yeux survous ! Vous faites l’admiration de l’univers ! Etc’est le club de l’Université et des Francs-Archers qui sauvera laFrance et l’Europe du dernier effort de la tyrannie !

– Sortons ! souffla M. Florenten saisissant un pan de la jaquette de M. Barkimel !

– Oui, sortons, grelottaM. Barkimel. Cet homme me fait peur… il parle comme unbolchevick !

Et ils se dirigèrent vers la sortie.

Ils avaient perdu leur sauvegarde, ce bonM. Hilaire dont ils appréciaient par-dessus tout l’amitiétutélaire et qu’ils fréquentaient avec assiduité à cause de sasituation exceptionnelle au club de l’Arsenal.

Ils le retrouvèrent sur le trottoir, regardantde droite et de gauche et paraissant fort en peine…

– Mes amis, leur dit-il, vous n’avezpoint vu un vieux bonhomme qui a des lunettes noires, qui marchetout courbé et qui a au bras un petit baril plein d’olives et decacahuètes ! Tout à l’heure, il est entré une minute dans lacour du club des Francs-Archers, le temps de dire un mot à deuxhommes qui se trouvaient à côté de vous. J’ai couru après lui, maisles deux hommes m’ont bousculé et je n’ai plus revu le marchand decacahuètes. Je me suis retourné du côté des deux hommes et je neles ai plus revus non plus !

– Et que voulez-vous faire avec votremarchand de cacahuètes ? demanda M. Florent.

– Eh ! bien, lui acheter descacahuètes, répondit M. Hilaire.

Soudain il jeta un cri et se faufila avec unerapidité surprenante parmi les groupes.

MM. Barkimel et Florent crurent l’avoirperdu encore une fois. Mais ils le rejoignirent sur le quai et toutde suite il leur fit signe de se tenir tranquilles et de setaire.

Alors ils s’aperçurent que M. Hilairesuivait deux individus d’une tenue et d’une allure singulières.

Au premier abord, ces deux individus donnaientl’impression de matelots, avec leur déhanchement, leur façon demarcher en tanguant, leur manière de rouler les mâchoires commes’ils exprimaient le jus d’une éternelle chique. Mais leur figuren’avait pas cet air bon enfant et naïf que l’on voit aux marins enbordée dans les villes. Il se dégageait de toute leur personnequelque chose de redoutable et ils étaient loin d’inspirer, àpremière vue, la confiance.

Enfin, ils parlaient le langage des piresapaches.

MM. Barkimel et Florent ne purentcomprendre l’intérêt que pouvait avoir M. Hilaire à suivreainsi ces formidables drôles. Ils firent comme lui cependant.

M. Hilaire était fort attentif à ce quise disait devant lui, bien que MM. Florent et Barkimelrestassent persuadés qu’il ne devait pas comprendre plus qu’euxcette étonnante conversation.

– Mon vieux Jean-Jean, papa n’apas l’air à la rigolade aujourd’hui. Il a déposé douzecacahuètes sur la table au frangin qui jaspinait auxFrancs-Archers !

– Douze, c’est une de moins quetreize ? répliqua Polydore.

– Et quand on en reçoit treize,m’est avis qu’on peut numéroter ses os !

– T’as vu que l’braillard a pâli !j’parie que v’là un frangin qu’a voulu écouler du Cravely plus queça ne faisait plaisir à papa !

– Possible, il n’est pas encore à lacoule ! Il vient de tirer cinq longes (cinq années) en« Centrousse ». Et à ce qu’il paraît qu’il n’a rien eu deplus pressé que de rouquiller au faubourg pour retrouver sonancienne tôle de la rue Saint-Margot. C’est là que papal’a trouvé.

– Oui, maintenant, il faudra qu’il marchedret (droit) pour le mignard (le commandant).

Tout à coup, ils se retournèrent, car il leursemblait qu’ils étaient suivis d’un peu trop près.

Ils lancèrent un tel coup d’œil àMM. Barkimel et Florent que ceux-ci n’eurent plus la force nid’avancer ni de reculer.

– Eh bien ! fit M. Hilaire,qu’est-ce qui ne va pas ?

– Est-ce que nous n’allons point bientôtquitter ces quais ? exprima en tremblant M. Barkimel.

– Je serais d’avis, dit M. Florent,que nous fassions un petit tour au bois de Boulogne avantdéjeuner !

– Ma foi ! fit tout à coupM. Hilaire, ça va ! Et, en deux bonds, il avait atteintle marchepied de l’autobus qui venait de s’arrêter et où venaientde monter justement MM. Jean-Jean et Polydore.

Les deux bourgeois suivirent et ne furent paspeu épouvantés de se retrouver sur la plate-forme côte à côte avecles deux terribles mathurins qui, cette fois, s’étaient mis à lesdévisager d’une façon farouche.

– C’est-y que t’as un faible pour les« casseroles » ? demanda Jean-Jean à Polydore.

– Pas pu que té, mon vieux ! non,pas pu que té, répondit Polydore. Et, j’vas même te raconter eunepetite histoire qui te fera ben gondoler à c’t’occas…

– J’la connais ! fit Polydore !C’est l’histoire du nommé Gésier qui n’avait qu’un œil et à qui onavait dit : filez-le, couchez-le, levez-le et ouvrezl’œil !

– Juste ! Pauv’ Gésier ! il m’afilé, il m’a couché, il m’a levé. (Ilm’a suivi le jour et la nuit.) Mais il n’ouvrira plus jamaisl’œil ! Tu te rappelles ce coup de savate !

– Quoi ? La rousse de tous les payspeut bien nous f… la paix ! On fait pas de mal ! On estses s’héros ! On a fait l’Subdamoun… l’gouvernement nous afélicités !

– Quéqu’t’en dit, Polydore ? Si onleur secouait l’médaillon ?

– Je descends, je descends !grelotta entre ses dents M. Barkimel.

– Nous descendons au prochain arrêt, fitM. Florent, qui n’en menait pas plus large.

– Alors, vous me lâchez, fit tout hautM. Hilaire. Je croyais qu’on allait faire un tour aubois ?

– Je n’en ai plus envie, déclaraM. Barkimel.

À l’arrêt suivant, M. Barkimel etM. Florent se jetèrent hors de la voiture. Ils furent rejointspar M. Hilaire qui riait de leur effroi.

– Eh bien, vous êtes rien capons, voussavez !

– Je me demande, s’écria M. Florentsitôt que l’autobus eut disparu avec fracas, je me demande quellesorte de plaisir vous pouvez bien trouver à écouter un langageaussi effroyable ?

– Écoutez, mes amis, dit M. Hilairequi semblait « avoir son idée », je vous offre à déjeunerdans un petit restaurant situé en face de la gare des Batignolleset qui a une spécialité de tête de veau dont vous me direz desnouvelles !

– J’adore la tête de veau !acquiesça M. Florent. En route donc !

Vers les midi et demi, les trois amis firentleur entrée dans un restaurant au coin de deux rues animées.

La salle était déjà à peu près pleine.

– Messieurs, fit Hilaire, qui semblaitchercher quelque chose ou quelqu’un… si vous le voulez bien,puisque cette salle est pleine, nous allons monter dans le cabinetdu premier étage.

MM. Florent et Barkimel, qui étaientarrivés en haut de l’escalier, poussèrent une sourde exclamation eteurent un mouvement de recul.

À une table, en face d’eux, contre la fenêtre,les deux formidables mathurins achevaient de déjeuner !

Et déjà, M. Barkimel entraînait àreculons M. Florent dans le trou du petit escalier entire-bouchon d’où émergeait à demi le long corps deM. Hilaire.

– Qu’avez-vous ? dit d’une voixcalme M. Hilaire. Et pourquoi tout ce tapage ?

Jean-Jean et Polydore s’étaient levés aprèsavoir jeté un billet sur la table ; ils se regardaientmaintenant en allumant leur cigare de six sous et ils avaientl’air, dans leur épais mutisme, de se concerter du coin de l’œilsur le genre d’opération qui allait les débarrasser pour toujoursde ces trois gêneurs qui les poursuivaient depuis le matin.

Leur dessein était devenu si visible et legrognement qu’ils firent subitement entendre en s’avançant droitsur le trio parut si épouvantable à MM. Barkimel et Florentque ceux-ci se mirent à pousser des cris d’écorchés.

Ils se jetèrent dans l’escalier.M. Hilaire qui les reçut dans ses bras prit aussitôt la paroleen ces termes :

– Messieurs, je vous assure que vous vousméprenez étrangement ; le hasard nous a conduits sur vospas ! Ces messieurs sont bel et bien d’inoffensifsbourgeois.

« L’un est mon ami Florent, qui a tenujadis une papeterie dans le district du Marais, l’autre est mon amiBarkimel, qui fut marchand de parapluies dans les mêmes parages. Jeles connais depuis quinze ans. Ils sont incapables, comme vous levoyez, de faire du mal à une mouche ! et il a suffi que vousles regardiez de travers pour qu’ils s’évanouissent dans mesbras !

– Et vous, qui jactez si bien, quiêtes-vous donc ? demanda M. Jean-Jean d’une voixterrible.

– Je suis M. Hilaire, directeur etpropriétaire de la Grande Épicerie moderne, fournisseur ducommandant Jacques, pour vous servir !

Cette déclaration produisit immédiatement sonpetit effet.

– Vous connaissez le commandantJacques ? demanda Jean-Jean sur un ton tout adouci.

– Si je le connais ! Nous avons faitnos premières études ensemble ! Et j’ai été longtemps auservice de Mme la marquise du Touchais !

– Vous connaissez la marquise duTouchais ? s’exclama Jean-Jean.

– Il connaît la daronne !répéta Polydore.

– Et Mlle Jacqueline, etMlle Lydie et toute la famille, et j’en suis fier,croyez-le bien ! Et si vous êtes de leurs amis, permettez-moide vous le dire : les amis de mes amis sont mes amis ! Lejour où, passant devant mon seuil, il vous plaira de venir boire àla santé du commandant, ce sera un beau jour pour la GrandeÉpicerie moderne.

– Puisqu’il en est ainsi, commençons toutde suite ! proposa Jean-Jean. Une tournée à la santé ducommandant !

Rassurés, MM. Barkimel et Florentserrèrent avec effusion les rudes mains de leurs nouveaux amis.

On appela le garçon. On but. On trinqua. Oncria : « Vive le commandant ! » et après unedernière accolade et un dernier coup d’œil sur la pendule, les deuxmathurins descendirent.

M. Hilaire se précipita à la fenêtre.

M. Barkimel dit àM. Florent :

– Commandons le déjeuner, moi, je meursde faim ! Eh bien, qu’est-ce que vous regardez là, monsieurHilaire ?

– Eh ! mais, ce sont mes deux hommesqui traversent le boulevard.

– Ces deux louches individus ont l’air devous préoccuper vraiment ! fit timidement M. Barkimel entirant la manche de M. Hilaire.

– Savez-vous bien qu’ils auraient eu biendes excuses de nous casser la figure ! ajouta M. Florent.Nous les suivons depuis ce matin !

– Sans doute, monsieur Hilaire, vous lesavez entendus parler entre eux de ce restaurant et vous nous avezfait la mauvaise farce de nous amener ici sans nousprévenir !

Mais M. Hilaire, toujours à son posted’observation, ne semblait rien entendre.

– Tenez ! les voilà qui entrent dansce bel hôtel, dit M. Barkimel qui s’était mis, lui aussi, àregarder à la fenêtre. Ma parole, ils entrent là comme chezeux !

Le garçon venait de remonter avec lescouverts. M. Hilaire se retourna vers lui et l’interrogea.

– Dites-moi, garçon ! quel est cebel hôtel, là-bas, de l’autre côté du boulevard ?

– Cet hôtel-là, répondit le garçon d’unevoix caverneuse, c’est celui de Mlle SoniaLiskinne, et le monsieur qui descend de voiture et qui entre dansl’hôtel, c’est M. Lavobourg, vice-président de la Chambre desdéputés, qu’on dit son ami et qu’est un traître à laRépublique ! Ces messieurs ont choisi ?

M. Hilaire commanda ce qu’il voulut.MM. Barkimel et Florent n’avaient plus faim.

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