Chapitre 17La Tête-d’Aigle
La Tête-d’Aigle était un chef aussiprudent que déterminé, il savait qu’il avait tout à craindre desAméricains s’il ne parvenait pas à dissimuler complètement sapiste.
Aussi, après le succès de la surprisequ’il avait exécutée contre le nouveau défrichement des Blancs, surles bords de la grande Canadienne, il ne négligea rien pour mettresa troupe à l’abri des terribles représailles qui lamenaçaient.
L’on ne peut se faire une idée du talentdéployé par les Indiens lorsqu’il s’agit de cacher leurpiste.
Vingt fois ils repassent à la mêmeplace, enchevêtrant les traces de leur passage les unes dans lesautres, jusqu’à ce qu’elles finissent par devenir inextricables, nenégligeant aucun accident de terrain, marchant dans les pas les unsdes autres pour dissimuler leur nombre, suivant des journéesentières le cours des ruisseaux, souvent ayant de l’eau jusqu’à laceinture, poussant même les précautions et la patience jusqu’àeffacer avec la main, et pour ainsi dire pas à pas, les vestigesqui pourraient les dénoncer aux yeux clairvoyants et intéressés deleurs ennemis.
La tribu du Serpent, à laquelleappartenaient les guerriers commandés par la Tête-d’Aigle, étaitentrée dans les prairies au nombre de cinq cents guerriers à peuprès, afin de chasser le bison et de livrer combat aux Pawnees etaux Sioux, contre lesquels ils guerroient continuellement.
Le but de la Tête-d’Aigle, aussitôt sacampagne terminée, était de rejoindre immédiatement ses frères,afin de mettre en sûreté le butin fait par lui à la prise duvillage et d’assister à une grande expédition que sa tribupréparait contre les trappeurs blancs et métis disséminés dans lesprairies et que les Indiens considèrent avec raison comme desennemis implacables.
Malgré le luxe de précautions déployépar le chef, le détachement avait rapidement marché.
Le soir du sixième jour écoulé depuis ladestruction du fort, les Comanches s’arrêtèrent sur les bords d’unepetite rivière sans nom, comme il s’en rencontre tant dans cesparages et se préparèrent à camper pour la nuit.
Rien de plus simple que le campement desIndiens sur le sentier de la guerre.
Les chevaux sont entravés afin qu’ils nepuissent s’écarter ; si l’on ne craint pas de surprise onallume du feu, dans le cas contraire, chacun s’arrange comme ilpeut pour manger et dormir.
Depuis leur départ du fort, aucun indicen’avait donné lieu aux Comanches de supposer qu’ils fussent suivisou surveillés, leurs éclaireurs n’avaient découvert aucune pistesuspecte.
Ils se trouvaient peu éloignés du campde leur tribu, leur sécurité était donc complète.
La Tête-d’Aigle fit allumer du feu etplaça lui-même des sentinelles pour veiller au salut detous.
Lorsqu’il eut pris ces mesures deprudence, le chef s’adossa contre un ébénier, prit son calumet, etordonna que le vieillard et la femme espagnole lui fussentamenés.
Quand ils furent devant lui, laTête-d’Aigle salua cordialement le vieillard et lui offrit soncalumet, marque de bienveillance que le vieillard accepta tout ense préparant à répondre aux questions que sans doute l’Indienallait lui adresser.
En effet, après quelques instants desilence, celui-ci prit la parole.
– Mon frère se trouve-t-il bienavec les Peaux-Rouges ? lui demanda-t-il.
– J’aurais tort de me plaindre,chef, répondit l’Espagnol, depuis que je suis avec vous j’ai ététraité avec beaucoup d’égards.
– Mon frère est un ami, ditemphatiquement le Comanche.
Le vieillard s’inclina.
– Nous sommes enfin sur nosterritoires de chasse, reprit le chef, mon frère la Tête-Blancheest fatigué d’une longue vie, il est meilleur au feu du conseil quesur un cheval à chasser l’élan ou le bison, que désire monfrère ?
– Chef, répondit l’Espagnol, vosparoles sont vraies, il fut un temps où comme tout autre enfant desprairies, je passais à chasser des journées entières, sur unmustang fougueux et indompté ; mes forces ont disparu, mesmembres ont perdu leur souplesse et mon coup d’œil soninfaillibilité, je ne vaux plus rien pour une expédition, si courtequ’elle soit.
– Bon ! réponditimperturbablement l’Indien, en soufflant des flots de fumée par labouche et par les narines, que mon frère dise donc à son ami cequ’il désire, et cela sera fait.
– Je vous remercie, chef, et jeprofiterai de votre offre bienveillante ; je serais heureux sivous consentiez à me fournir les moyens de gagner, sans êtreinquiété, un établissement des hommes de ma couleur où je puissepasser en paix les quelques jours que j’ai encore àvivre.
– Eh ! pourquoi ne leferais-je pas ? rien n’est plus facile, dès que nous auronsrejoint la tribu, puisque mon frère ne veut pas demeurer avec sesamis rouges, ses désirs seront satisfaits.
Il y eut un moment de silence. Levieillard, croyant l’entretien terminé, se préparait à seretirer ; d’un geste le chef lui ordonna de rester.
Après quelques instants, l’Indien secouasa pipe pour en faire tomber la cendre, en passa le tuyau dans saceinture et fixant sur l’Espagnol un regard voilé par uneexpression étrange :
– Mon frère est heureux, dit-ild’une voix triste, quoique âgé déjà de bien des hivers, il nemarche pas seul dans le sentier de la vie.
– Que veut dire le chef ?demanda le vieillard, je ne le comprends pas ?
– Mon frère a une famille, repritle Comanche.
– Hélas ! mon frère se trompe,je suis seul en ce monde !
– Que dit donc là mon frère ?n’a-t-il pas auprès de lui sa compagne ?
Un sourire triste se dessina sur leslèvres pâles du vieillard.
– Non, dit-il au bout d’un instant,je n’ai pas de compagne.
– Que lui est donc cette femme,alors ? dit le chef avec une feinte surprise en désignant ladame espagnole qui se tenait morne et silencieuse aux côtés duvieillard.
– Cette femme est mamaîtresse.
– Ooah ! mon frèreserait-il esclave ? fit le Comanche avec un mauvaissourire.
– Non, reprit fièrement levieillard, je ne suis pas l’esclave de cette femme, je suis sonserviteur dévoué.
– Ooah ! dit le chef enhochant la tête et réfléchissant profondément sur cetteréponse.
Mais les paroles de l’Espagnol nepouvaient être comprises par l’Indien, la distinction était tropsubtile pour qu’il la saisît. Après deux ou trois minutes il secouala tête et renonça à chercher la solution de ce problème pour luiincompréhensible.
– Bon, dit-il en faisant glisser unregard ironique sous ses paupières demi-closes, la femme partiraavec mon frère.
– C’est ainsi que je l’ai toujoursentendu, répondit l’Espagnol.
La femme âgée, qui jusqu’à ce momentavait gardé le silence, pensa qu’il était temps de se mêler à laconversation.
– Je remercie le chef, dit-elle,mais puisqu’il est assez bon pour se mettre à notre disposition, mepermettra-t-il de lui demander une grâce ?
– Que ma mère parle, mes oreillessont ouvertes.
– J’ai un fils qui est un grandchasseur blanc, il doit en ce moment se trouver dans laprairie ; peut-être que si mon frère consentait à nous garderencore quelques jours auprès de lui, il nous serait possible de lerencontrer ; avec sa protection nous n’aurions plus rien àredouter.
À ces paroles imprudentes l’Espagnol fitun geste d’effroi.
– Señorita, dit-il vivement dans salangue maternelle, prenez garde à ce…
– Silence ! interrompitl’Indien d’une voix brève, pourquoi mon frère blanc parle-t-ildevant moi une langue inconnue ? Craint-il donc que jecomprenne ses paroles ?
– Oh ! chef, dit l’Espagnolavec un geste de dénégation.
– Que mon frère laisse donc alorsparler ma mère au visage pâle, elle s’adresse à un chef.
Le vieillard se tut, mais un tristepressentiment lui serra le cœur.
Le chef comanche savait parfaitement àqui il s’adressait, il jouait avec les deux Espagnols comme un chatavec une souris ; mais ne faisant rien paraître de sesimpressions, il se tourna vers la femme et s’inclinant avec cettecourtoisie instinctive qui distingue les Indiens :
– Oh ! oh ! dit-il d’unevoix douce avec un sourire sympathique, le fils de ma mère est ungrand chasseur, tant mieux.
Le cœur de la pauvre femme se dilata dejoie.
– Oui, dit-elle avec effusion,c’est un des plus braves trappeurs des prairies del’ouest.
– Ooah ! fit le chef deplus en plus aimable, ce guerrier renommé doit avoir un nomrespecté de tous dans les prairies ?
L’Espagnol souffrait le martyre ;tenu en respect par l’œil du Comanche, il ne savait comment avertirsa maîtresse de ne pas prononcer le nom de son fils.
– Son nom est bien connu, dit ladame.
– Oh ! s’écria vivement levieillard, toutes les mères sont ainsi, pour elles leurs fils sontdes héros ! Celui-là, bien que ce soit un excellent jeunehomme, ne vaut pas mieux qu’un autre, certes, son nom n’est jamaisarrivé jusqu’à mon frère.
– Comment mon frère lesait-il ? dit l’Indien avec un sourire sardonique.
– Je le suppose, répondit levieillard, ou du moins, si mon frère l’a par hasard entenduprononcer, il est depuis longtemps sorti de sa mémoire et ne méritepas de lui être rappelé ; si mon frère le permet nous nousretirerons, la journée a été fatigante, l’heure est venue de sereposer.
– Dans un instant, dit paisiblementle Comanche, et s’adressant à la femme : quel est le nom duguerrier des visages pâles ? lui demanda-t-il avecinsistance.
Mais la vieille dame, mise sur sesgardes par l’intervention de son serviteur dont elle connaissait ledévouement et la prudence, ne répondit pas, sentant intérieurementqu’elle avait commis une faute et ne sachant comment laréparer.
– Ma mère ne m’entend-ellepas ? reprit le chef.
– À quoi bon vous dire un nom qui,selon toutes probabilités, vous est inconnu et qui dans tous lescas ne vous intéresse nullement ? Si mon frère le permet je meretirerai.
– Non, pas avant que ma mère m’aitdit le nom de son fils le grand guerrier, dit le Comanche enfronçant les sourcils et en frappant du pied avec une colère malcontenue.
Le chasseur vit qu’il fallait en finir,son parti fut pris en une seconde.
– Mon frère est un grand chef,dit-il, quoique sa chevelure soit brune, sa sagesse estimmense ; je suis son ami, il ne voudra pas abuser du hasardqui a livré entre ses mains la mère de son ennemi ; le fils decette femme est le Cœur-Loyal.
– Ooah ! fit laTête-d’Aigle avec un sourire sinistre, je le savais ; pourquoiles visages pâles ont-ils deux langues et deux cœurs etcherchent-ils toujours à tromper les Peaux-Rouges ?
– Nous n’avons pas cherché à voustromper, chef.
– Si, depuis que vous êtes avecnous, vous avez été traités comme des fils de la tribu, je vous aisauvé la vie !
– C’est vrai !
– Eh bien, reprit-il avec unsourire ironique, je veux vous prouver que les Indiens n’oublientpas et qu’ils savent rendre le bien pour le mal. Ces blessures quevous me voyez, qui me les a faites ? le Cœur-Loyal ! Noussommes ennemis, sa mère est en mon pouvoir, je pourrais de suitel’attacher au poteau des tortures, ce serait mon droit.
Les deux Espagnols baissèrent latête.
– La loi des prairies dit œil pour œil,dent pour dent, écoutez-moi bien, Vieux-Chêne : ensouvenir de notre ancienne amitié, je vous accorde un délai.Demain, au lever du soleil, vous vous mettrez à la recherche duCœur-Loyal, si dans quatre jours il n’est pas venu se livrer entremes mains, sa mère périra ; mes jeunes hommes la feront brûlervive au poteau du sang, et mes frères se tailleront des sifflets deguerre avec ses os. Allez, j’ai dit.
Le vieillard voulut insister, il se jetaaux genoux du chef, mais le vindicatif Indien le repoussa du piedet s’éloigna.
– Oh ! madame, murmura levieillard avec désespoir, vous êtes perdue !
– Surtout, Eusébio, répondit lamère avec des larmes dans la voix, ne ramène pas mon fils,qu’importe que je meure ; moi, hélas ! ma vie n’a-t-ellepas déjà été assez longue ?
Le vieux serviteur jeta un regardd’admiration à sa maîtresse.
– Toujours la même, dit-il avecattendrissement.
– La vie d’une mèren’appartient-elle pas à son enfant ? fit-elle avec un cri ducœur.
Les deux vieillards tombèrent accablésde douleur au pied d’un arbre et passèrent la nuit à prierDieu.
La Tête-d’Aigle ne semblait pas sedouter de leur désespoir.