Miss Waters

6.

Melville surmonta une envie de courir après Chatteris.

– Bah ! qu’il aille paître ! – fit-il.

Puis, comme tous les détails de la scène se représentaient à sonesprit en un tableau unique, il répéta avec plus d’emphase encore:

– Qu’il aille à tous les diables !

Il se leva et s’aperçut que le personnage qui avait dormil’épiait maintenant avec des yeux malveillants. C’était,comprit-il, une malveillance inexorable et invincible, contrelaquelle ne prévaudrait aucune manifestation de remords ou decontrition dans son attitude. Il en prit son parti et gagna larue.

Après ce colloque, mon cousin éprouva un véritable soulagement.Sa détresse était dissipée et il se trouva bientôt plongé dans uneprofonde indignation morale, état qui est l’antithèse même du douteet de la perplexité. Plus il y songeait, plus son indignationcroissait vis-à-vis de Chatteris. Cette soudaine et absurdeexplosion modifiait toutes les perspectives de la situation. Ildésirait vivement rencontrer encore Chatteris et discuter toutel’affaire avec lui en se basant sur un point de départ nouveau.

– Pensez donc ! – s’écria-t-il.

Il y pensait si bien et si verbalement qu’il ne cessa presquepas de parler à voix haute tout en marchant. Ses arguments sedisposaient dans son esprit sous la forme d’un éloquentplaidoyer.

Y eut-il jamais créature plus stupide, plus ingrate, plusodieuse que ce Chatteris ? Enfant gâté de la fortune, tous lesavantages lui venaient, tous les bonheurs lui étaient donnés ;ses bévues, ses gaffes même, lui rapportaient plus que des succèsaux autres. Neuf cent quatre-vingt-dix-neuf hommes sur millepouvaient lui envier la façon dont la chance l’avait favorisé. Ilest plus d’un malheureux qui, après avoir peiné misérablementpendant sa vie entière, accepte avec gratitude une fraction infimede tout ce qui allait sans effort à ce jeune homme insatiable etinsouciant…

– Moi-même, – se disait mon cousin, moi-même, je pourraisl’envier pour diverses raisons. Et voilà qu’aux premières petitesexigences du devoir… même pas cela… aux premiers indices decontrariété, c’est la révolte, des protestations, ladésertion !… Mais pensez donc au lot commun des hommes !– alléguait mon cousin dans un bel élan. – Pensez au grand nombrede ceux qui souffrent de la faim !…

C’était adopter là un point de vue péniblement socialiste, mais,dans son état d’indignation morale, il s’engagea inexorablementdans cette voie :

– Pensez au grand nombre de ceux qui souffrent de la faim, quimènent une existence de labeur sans relâche, qui vivent craintifset sordides, et qui, cependant, avec une sorte de résolutionfarouche et muette, s’acharnent à faire leur devoir, ou tout aumoins ce qu’ils croient être leur devoir ! Pensez au grandnombre des femmes qui restent chastes en ce monde ! Pensezaussi aux âmes honnêtes si nombreuses qui aspirent à servir leurssemblables et qui sont si harcelées, si absorbées qu’elles n’ypeuvent parvenir ! Et voilà ce pitoyable individu, avec desdons de toute sorte, ses brillantes facultés, sa position socialeet ses chances de succès, stimulé par de nobles idées et par unefiancée qui est non seulement riche et belle… car elle est belle…mais aussi la meilleure des compagnes et des aides pour lui… et ildécampe ! Rien de tout cela n’est assez bon pour lui ! Çan’a aucune prise sur son imagination, s’il vous plaît ! Çan’est pas assez beau pour lui, et voilà la simple vérité dansl’histoire… Mais que diable alors peut-il vouloir ?Qu’espère-t-il ?

L’indignation morale de mon cousin dura tout au long dePiccadilly, s’exaspéra sous les arbres de Rotten Row, se prolongeapar les allées fleuries des jardins, jusqu’à l’entrée deKensington, se tempéra, au retour, en contournant la Serpentine, etlui valut pour dîner un appétit tel qu’il n’en avait pas eu depuislongtemps. Toute cette soirée, la vie lui parut radieuse, et enfin,rentré chez lui vers deux heures du matin, il s’assit, devant unfeu inutile et qui pétillait délicieusement, pour fumer unexcellent cigare avant d’aller dormir.

– Non, – fit-il soudain. – Je ne suis certes pas « morbide »,moi !… Satisfait des biens que les dieux me dispensent, jem’efforce de me rendre heureux, et de rendre heureuses aussiquelques autres personnes, d’accomplir décemment quelques petitsdevoirs, et c’est tout ce qu’il me faut. Je ne cherche pas à voirtrop avant dans les choses ni à les envisager non plus avec tropd’ampleur. Un bon vieil idéal bien simple… Hum !… Chatterisest un songe-creux, un mécontent impossible et extravagant. À quoipense-t-il ?… Pour les trois-quarts c’est un rêveur, et pourle reste un enfant gâté… Un rêveur… D’autres rêves… De quels autresrêves voulait-elle parler ?

Mon cousin s’abîma en des réflexions profondes… Enfin iltressaillit, promena les regards autour de lui, vit l’heure à lapendule, se leva, s’étira et alla se coucher.

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