Miss Waters

2.

Incontestablement, la Dame de la Mer trouva – ou plutôt MmeBunting trouva pour elle – en Parker, la garde-malade, un trésor del’espèce la plus précieuse. Cette digne personne annonçait un âgeinadmissiblement jeune, mais elle avait été déjà au service d’unedame impotente « qui venait des Indes », et elle résistavictorieusement aux interrogatoires par lesquels on mit sadiscrétion à l’épreuve. Elle avait connu les désillusions : unjeune homme qu’elle aimait la trompa ; elle le surprit un jouren promenade avec « une autre », déloyauté qu’elle ne pouvaittolérer, car elle possédait de la correction un sens inflexible, enprésence duquel toute autre chose était vaine. La vie, avait-elledécidé, ne lui infligerait plus aucune surprise. Elle assistaitmaintenant à la parade, la plupart du temps inconvenante, del’existence, avec, dans le regard de ses yeux bruns, une expressiond’impartialité avertie ; elle remplissait avec calme lesdevoirs de sa profession, en s’abstenant de participer autrement àl’activité humaine. Les coudes serrés à la taille et les mainsl’une sur l’autre, telle on la voyait toujours, et il étaitimpossible à l’imagination la plus puissante de se la présenter, enaucune circonstance, sous un aspect qui ne fût pas absolumentdroit, net, irréprochable. Sa voix, quelle que fût l’occasion,était toujours basse et merveilleusement distincte, – peut-êtrequelque peu minaudière, mais à un degré infinitésimal.

Au moment d’entamer la question délicate, Mme Bunting avait cédéà une certaine nervosité, car ce fut Mme Bunting qui prit sur elled’arrêter Parker, la Dame de la Mer n’ayant pas la moindreexpérience de ces affaires. Mais c’est en pure perte que MmeBunting se montra nerveuse.

– Vous saisissez bien, n’est-ce pas ? – précisa la bonnedame, se lançant tête baissée dans la difficulté. – Elle est… elleest estropiée.

– Je n’ai rien à saisir, Madame, – répondit la garderespectueusement, et évidemment prête à accepter comme un devoirn’importe quelle besogne relative à sa profession.

– De fait, – insista Mme Bunting, essuyant légèrement de sa maingantée le tapis de table et observant cette opération avec intérêt– en réalité, elle a une queue de sirène.

– Une queue de sirène ! Vraiment, Madame ? Et… est-cedouloureux ?

– Oh ! ma fois non, ce n’est aucunement gênant… aucunement.Sinon, vous comprenez, qu’il faut de la… de la discrétion.

– À coup sûr, Madame, – dit la garde, du ton qu’elle eût dit :il en faut toujours.

– Nous désirons tout particulièrement que les domestiques…

– Les domestiques inférieurs, certainement, Madame.

– Vous comprenez, n’est-ce pas ? – résuma Mme Bunting, quileva sur Parker des yeux rassurés.

– Parfaitement, Madame, – certifia la garde avec un visageimpassible, et elles abordèrent la question des appointements.

« Cela se passa d’une façon tout à fait satisfaisante », racontapar la suite Mme Bunting, respirant bruyamment au seul souvenir deces instants. Il est clair que Parker était du même avis.

La garde se montra non seulement discrète, mais fort experte etdébrouillarde. Dès le premier moment, elle mit, sans ostentationmais avec fermeté, la haute main sur la situation. C’est Parker quiimagina la sorte de boîte à violon dans laquelle on enferma lesfallacieuses jambes estropiées ; c’est elle aussi qui indiquale fauteuil roulant pour le jardin et le rez-de-chaussée et lefauteuil à brancards pour l’escalier. Jusqu’alors, Fred Buntings’était chargé de ce double emploi – en dernier lieu, même, avec unempressement excessif, – chaque fois qu’on avait eu besoin de brasmasculins pour transporter la Dame de la Mer. Pais Parker fitimmédiatement entendre qu’une pareille façon d’agir ne pouvaits’accorder avec ses idées et elle s’assura par là, jusqu’à la finde ses jours, la gratitude de Mabel Glendower. Parker énonça aussila nécessité des promenades en voiture et suggéra, avec un aird’avoir raison qui ne laissait place à aucune alternative, l’idéede louer une voiture de grande remise pour la saison – cela pour laplus parfaite joie des Bunting et de leur pensionnaire.

Parker organisa encore le trajet quotidien en voiture jusqu’àl’extrémité est de la terrasse des Leas, et tout le détail dutransport de la voiture au fauteuil dans lequel on roulaitl’invalide tout au long des pelouses. Aucun des endroits où ilétait agréable et convenable de conduire la Dame de la Mer ne futoublié ; Parker ne manqua pas de les indiquer tour à tour,avec la meilleure façon de s’y rendre. Par contre, toute occupationqui n’eût pas convenu à la Dame de la Mer, toute sortie qu’il eûtété déplacé de faire, rencontrèrent l’opposition invisible eteffective de Parker. Grâce à la garde, la Dame de la Mer cessad’être une sorte d’objet privé réservé à l’usage particulier de lamaison Bunting ; Parker l’arracha à sa claustration et luiassura dans le monde la situation à laquelle elle pouvaitlégitimement prétendre… jusqu’au jour où la crise éclata. Dans lesgrandes comme dans les petites choses, Parker ne fut jamais priseau dépourvu. Un oubli manifeste fut réparé par ses soins. Elle fitgraver pour sa malade des cartes au nom de « miss Doris ThalassiaWaters », nom ravissant et des mieux appropriés, dont se trouvadorénavant pourvue la Dame de la Mer. La prévoyante Parker eutencore la précaution de remplacer la cassette de l’infortuné TomWilders par une boîte à bijoux, un sac de voyage et une malle, lapremière que posséda la Dame de la Mer.

Dans mille menues occasions, la subtile Parker fit preuve d’unsentiment des bienséances à la fois pénétrant et sublime. Un jour,par exemple, qu’on faisait emplette d’objets d’usage intime, elleintervint tout à coup.

– Il faut aussi des bas, Madame, – dit-elle d’un ton discret, enmettant adroitement et sans vulgarité sa main devant sa bouche.

– Des bas ! – se récria Mme Bunting, – Mais, voyons…

– Je suis sûre, Madame, qu’il lui faut des bas, – affirma Parkersans s’émouvoir.

En y réfléchissant, est-ce une excuse, parce qu’une personnemanque d’une chose sans qu’elle y puisse rien, pour qu’on la laissemanquer aussi d’une chose qu’elle peut facilement avoir ?C’est ici que nous abordons la quintessence même et le principefondamental de la bienséance.

Mais Mme Bunting, vous vous en doutez bien, n’aurait jamais vula question sous ce jour-là.

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