Miss Waters

4.

J’ai obtenu plus tard, de Mme Bunting elle-même, quelquesrenseignements complémentaires sur sa première conversation avec laDame de la Mer. Celle-ci avait commis une bévue singulière :

– J’ai vu vos quatre charmantes filles et vos deux fils, –avait-elle dit.

– Mais, ma chère ! – se récria Mme Bunting (car elles n’enétaient plus aux politesses préliminaires), – je n’ai que deuxfilles et un fils.

– Le jeune homme qui m’a portée… qui m’a sauvée ?

– Oui. Et les deux autres jeunes filles sont des amies,comprenez-vous ? Des invitées qui font un séjour chez nous.Sur la terre, nous avons comme cela des invitées…

– Je sais. Alors je me suis trompée ?

– Oh ! oui.

– Et l’autre jeune homme ?

– Vous ne parlez pas de M. Bunting ?

– Qui est-ce M. Bunting ?

– L’autre gentleman qui…

– Oh ! non.

– Il n’y avait personne d’autre…

– Mais si, un matin, il y a quelques jours…

– Est-ce que ce serait M. Melville ?… Ah ! j’y suis :vous voulez parler de M. Chatteris. Je me souviens, il est venu àla plage un matin avec nous : un grand jeune homme avec des cheveuxblonds, un peu bouclés, n’est-ce pas ? Et une figure assezpensive ? Il était habillé d’un complet de coutil blanc et ils’est assis sur le sable.

– Je crois que oui, – dit la Dame de la Mer.

– Il n’est pas mon fils. Il est… c’est un ami… le fiancéd’Adeline, l’aînée des demoiselles Glendower. Il a passé deux outrois jours avec nous… Je pense qu’il s’arrêtera ici à son retourde Paris. Mon Dieu ! me voyez-vous avec un fils commecela !

La Dame de la Mer prit son temps pour répondre.

– Quelle stupide erreur j’ai commise – fit-elle lentement :puis, reprenant un peu d’animation : – Naturellement, maintenantque j’y réfléchis, il est beaucoup trop vieux pour être votrefils.

– Eh ! eh ! il a trente-deux ans, – spécifia MmeBunting en souriant.

– En effet, cela n’a pas de bon sens.

– Je ne dis pas cela.

– Mais je ne l’ai vu qu’à distance, vous comprenez, – expliquala Dame de la Mer, et elle ajouta : – Ainsi il est fiancé à missGlendower ? Et cette miss Glendower ?…

– C’est la jeune personne en robe rouge qui…

– … qui portait un livre ?

– Oui, – confirma Mme Bunting, – c’est bien celle-là. Ils sontfiancés depuis trois mois.

– Vraiment ! – s’étonna la Dame de la Mer. – Elle avaitl’air… Et il l’aime beaucoup ?

– Naturellement, – attesta Mme Bunting.

– Beaucoup, beaucoup ?

– Oh ! certainement. S’il ne l’aimait pas, il ne seraitpas…

– Naturellement, – attesta à son tour la Dame de la Mer,pensive.

– Cela fera un mariage si bien assorti, sous tous lesrapports ! Adeline est une compagne qui pourra lui être d’ungrand secours.

Mme Bunting, paraît-il, fournit à son interlocutrice quelquesindications brèves mais précises sur la position de M. Chatteris(sans omettre, certes, qu’il était le neveu d’un comte… et pourquoil’aurait-elle omis ?) et sur les perspectives magnifiques deson alliance avec la fortune plébéienne, mais considérable, de missGlendower. La Dame de la Mer écoutait gravement.

– Il est jeune, il est très bien doué, il peut arriver aux plushautes situations, à toutes. Et elle est si sérieuse, siintelligente, toujours plongée dans la lecture ! Elle lit mêmeles Livres bleus… les Livres bleus officiels, j’entends,terriblement bourrés de statistiques, de chiffres et de tables.Elle en sait, sur le paupérisme et sur les conditions d’existencedes classes déshéritées, bien plus que quiconque que j’aie jamaisconnu ; elle peut vous dire ce qu’ils gagnent et ce qu’ilsmangent, et à combien ils vivent par chambre… car ils s’entassentd’une telle façon, vous savez, que c’en est révoltant !…Adeline est tout à fait la collaboratrice qu’il faut à M.Chatteris… Elle a si grand air, elle est si capable de donner desdîners et des réceptions politiques et d’influencer les gens. Etsavez-vous qu’elle harangue les ouvriers, qu’elle s’intéresse auxTrade Unions et à d’autres questions absolumentextraordinaires.

Et là-dessus la bonne dame se mit à narrer une anecdote typique,mais fort embrouillée, comme preuve des merveilleuses connaissancespolitiques et sociologiques de miss Glendower.

– Reviendra-t-il bientôt ? – demanda la Dame de la Mer,négligemment, au milieu de la narration.

La question fut emportée et noyée dans l’anecdote, mais la Damede la Mer la posa à nouveau, plus négligemment encore, un instantaprès.

Mme Bunting ne put dire si sa réponse fit soupirer ou non laDame de la Mer, mais elle pencha pour la négative. Elle était sioccupée à la mettre au courant de tout qu’elle ne s’inquiétaitguère, j’imagine, de savoir de quelle façon étaient accueillies seshistoires.

Tout ce qui lui restait de facultés mentales, en dehors de sonbavardage, était fort probablement accaparé par l’idée de la queue,de l’appendice biscornu de la Dame.

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