Miss Waters

Chapitre 6SYMPTÔMES ALARMANTS

1.

Melville n’est jamais très précis en matière de dates. Cetteincertitude est fort regrettable, car il eût été intéressant desavoir combien de jours s’écoulèrent entre le retour de Chatteriset le moment où mon cousin le surprit en conciliabule avec la bellemiss Waters. Melville venait de Folkestone par la terrasse desLeas, rapportant de la bibliothèque publique plusieurs livres quemiss Glendower avait eu tout à coup besoin de consulter. Ellel’avait prié de les lui procurer, sans se douter des sentiments peuadmiratifs qu’elle inspirait à Melville. Il suivait, au-dessous dela terrasse supérieure, l’un de ces sentiers abrités qui donnent uncharme particulier à Folkestone, quand il tomba à l’improviste surle petit groupe formé par la Dame de la Mer et Chatteris. Celui-ciétait assis sur un des bancs de bois installés contre le talus.Penché en avant, il contemplait le visage de la belle invalide qui,allongée dans son fauteuil roulant, lui parlait en souriant. Cesourire parut à Melville être déjà d’une nature assez spéciale –entre les divers sourires charmeurs dont la Dame était capable.

Un peu à l’écart, sur une sorte de promontoire d’où la vues’étend vers la jetée et le port, et jusqu’à la côte de France, lagarde-malade Parker regardait avec une hostilité mitigée la mermiroitante. Accroupi et adossé contre le talus, l’homme quipoussait le fauteuil roulant semblait perdu dans ces méditationsmélancoliques que doit nécessairement engendrer le spectacleconstant de l’humanité souffrante.

Mon cousin, avant de les rejoindre, ralentit le pas. À sonapproche, la conversation s’interrompit. Chatteris se renversa enarrière, mais sans marquer aucune contrariété, et les livres queportait Melville lui fournirent un sujet de conversationgénérale.

– Des livres ? – fit-il.

– Pour miss Glendower, – dit Melville.

– Ah ! – prononça flegmatiquement Chatteris.

– De quoi traitent-ils ? – s’enquit miss Waters,curieuse.

– De la question agraire, – répondit Melville.

– Voilà une question qui ne me concerne guère, – répliqua laDame de la Mer, et Chatteris sourit avec elle, comme s’il eûtcompris le sous-entendu.

Tous trois restèrent un instant silencieux.

– Vous posez décidément votre candidature à Hythe ? –demanda Melville.

– Ainsi en a décidé le destin, – débita Chatteris.

– On parle d’une dissolution du Parlement pourseptembre ?

– Elle sera faite dans un mois, – déclara Chatteris du toninimitable de quelqu’un qui est dans le secret des dieux.

– En ce cas, nous aurons bientôt de l’occupation.

– Et on me permettra de faire aussi la campagne, – ajouta laDame de la Mer. – Je n’ai jamais…

– Miss Waters m’a dit qu’elle avait la ferme intention de nousaider, – expliqua Chatteris en soutenant sans embarras le regard deMelville.

– C’est une rude besogne, miss Waters, – dit Melville.

– Cela m’est égal, du moment que c’est amusant. Et je veuxréellement aider… M. Chatteris.

– Voilà qui est encourageant.

– Je vous accompagnerai dans mon fauteuil roulant.

– Une vraie partie de campagne, quoi ! – plaisantaChatteris.

– Peut-être, mais je veux sincèrement vous aider.

– Vous connaissez le dossier du demandeur ?

Elle leva sur Melville, qui lui posait cette embarrassantequestion, un regard candide.

– Possédez-vous les arguments du débat ? – continuaMelville.

– Je demanderai aux électeurs leurs voix pour M. Chatteris, etensuite, quand je les reverrai, je me rappellerai leurs figures, jeleur ferai un joli sourire accompagné d’un signe de la main. Çan’est pas plus difficile que cela.

– Ma foi non, – acquiesça Chatteris, s’empressant de répondrepour couper la parole à Melville. – Je voudrais bien avoir d’aussibons arguments.

– À quelle sorte d’électeurs avez-vous affaire ? –interrogea Melville. – N’aurez-vous pas à tenir compte descontrebandiers et de leurs intérêts ?

– Je ne me suis pas informé de cela, – répondit Chatteris. – Lacontrebande, voyez-vous, « est finie depuis quarante ans au moins», et il y a longtemps que ces quarante ans durent. Le dernier descontrebandiers, un intéressant vieillard plein de souvenirs, futexhibé à une époque où il existait encore un « comte du rivagesaxon ». Le brave homme se rappelait la contrebande… d’il y avaitquarante ans. Le corps des gardes-côtes actuels est un sacrifice àune vraie superstition.

– Quoi ! – s’écria la Dame de la Mer. – Il n’y a pas cinqsemaines que j’ai vu, tout près d’ici…

Elle se tut brusquement, et son regard croisa celui de Melvillequi comprit le danger de la situation.

– Dans un journal ? – insinua-t-il.

– Oui, dans un journal, – répliqua-t-elle, saisissant la perchequ’il lui tendait.

– Vous avez vu que… ?

– Que la contrebande existe toujours, – conclut miss Waters,avec l’accent de quelqu’un qui se résout à ne pas raconter uneanecdote dont les détails échappent soudain.

– Il est bien certain qu’on en fait à l’occasion, – repritChatteris, ne soupçonnant rien de la difficulté esquivée ; –mais on évite d’en parler dans les campagnes électorales. Je nem’amuserai certes pas à réclamer pour le fisc un cotre à grandevitesse. Quel que soit l’état de choses à cet égard, j’adoptel’opinion qu’il est excellent tel que nous le voyons. Ce sera làmon attitude, à coup sûr.

Il porta ses regards vers la mer. Melville et miss Waterséchangèrent rapidement un coup d’œil entendu.

– Voilà, – dit Chatteris– le genre de besogne auquel nous nouslivrerons. Êtes-vous prête à être aussi compliquée quecela ?

– Tout à fait, – répondit miss Waters.

Mon cousin, là-dessus, se souvint d’une anecdote. La causerie nefut bientôt plus qu’une énumération d’anecdotes sur les campagnesélectorales, et puis elle dégénéra en futilités. Mon cousin appritque Mme Bunting et ses filles avaient quitté leur pensionnaire pouraller en ville faire des emplettes, et presque au même instantelles reparaissaient. Chatteris se leva pour les saluer,expliquant, ce dont on ne se serait aucunement douté quelquesminutes auparavant, qu’il était en route pour retrouver Adeline,et, après quelques babillages insignifiants, Melville et luis’éloignèrent.

– Qui est donc cette miss Waters ? – demanda Chatteris pourrompre le silence.

– Une amie de Mme Bunting, – équivoqua Melville.

– C’est ce que je pensais… Elle a l’air d’une personnecharmante.

– Elle l’est.

– Elle est intéressante… Sa maladie semble la paralyser beaucoupcependant, et faire d’elle une créature passive, comme un beauportrait ou quelque chose… d’imaginaire… ou d’imaginé tout aumoins. Elle est là qui sourit, comprend, répond… ses yeux ontquelque chose de pénétrant, d’intime. Et pourtant…

Mon cousin ne lui prêta aucune assistance.

– Où Mme Bunting l’a-t-elle découverte ?

Mon cousin dut se recueillir un instant.

– Il y a quelque chose, – dit-il délibérément, quelque chose queMme Bunting ne paraît guère disposée à…

– Qu’est-ce que cela peut-être ?

– Nécessairement quelque chose d’irrépréhensible, – réponditassez gauchement mon cousin.

– C’est étrange, en tous cas ! Mme Bunting estordinairement si disposée…

Melville ne s’offrit pas à compléter la phrase.

– C’est une impression qu’on a, – reprit Chatteris.

– Quelle impression ?

– De mystère.

Mon cousin partage avec moi une aversion profonde pour cetteméthode mystique de traiter les femmes ; il aime, lui, que lesfemmes soient réelles, positives, concrètes et charmantes. En fait,il aime que tout soit réel, tangible et charmant. Aussi secontenta-t-il de grommeler une réponse indistincte.

Mais Chatteris n’était pas homme à se laisser arrêter pour sipeu, et il adopta une attitude critique :

– Sans doute tout cela n’est qu’illusion. Toutes les femmes sontimpressionnistes… un reflet, une lumière. Vous obtenez un effet, etc’est tout ce qu’on vous permet d’obtenir, je suppose. Elle produitson effet, elle aussi, mais comment ? C’est là qu’estle mystère. Ce n’est pas simplement une affaire de beauté… Il y aune profusion de beauté dans le monde, mais pas avec ces effets-là.Ce sont les yeux, j’imagine…

Il développa ce sujet avec insistance pendant un moment.

– Voyons ! vous savez bien, Chatteris, qu’il n’y a rien departiculier dans des yeux, – interrompit mon cousin Melville,empruntant mon argument favori et mon ton de scepticismeanalytique. – Avez-vous jamais regardé des yeux à travers un troupratiqué dans une feuille de papier ?

– Oh ! je ne sais pas, – répondit Chatteris. – Je ne parlepas seulement de l’œil au point de vue physique… Mais peut-être quedans le cas présent c’est cet aspect de santé… et ce fauteuil demalade… Un contraste criant ! Vous ne savez pas ce qu’elle a,Melville ?

– Comment ?

– J’ai cru comprendre, d’après ce que dit Bunting, que c’est uneinfirmité passagère et non une difformité congénitale.

– Il doit être au courant, lui.

– Je n’en suis pas si sûr que cela. Est-ce que vous connaîtriez,par hasard, la nature de son infirmité ?

– Ma foi, je ne saurais le dire, – répliqua Melville sur un tondubitatif, en constatant qu’il commençait à mieux manierl’équivoque.

Le sujet paraissait épuisé. Ils parlèrent d’un ami commun auquelles fit penser la vue de l’hôtel Métropole. Puis, pendant qu’ilspassaient à proximité du kiosque où la musique jouait, ils seturent. Après quoi Chatteris émit une idée :

– Affaire complexe… les motifs féminins…

– Comment cela ?

– Cette campagne électorale… comment s’intéresserait-ellevraiment au libéralisme philanthropique ? Je vois bien qu’elleest d’un type différent, et qu’elle s’intéresse à la campagne à unpoint de vue purement personnel.

– Pas nécessairement, n’est-ce pas ? Et à coup sûr il n’y apas un tel abîme intellectuel entre les sexes. Si vous arrivez,vous, à vous intéresser…

– Oh ! oui, je sais, – accorda placidement Chatteris.

– En outre, ce n’est pas une question de principe. C’estl’amusement qu’on trouve dans une campagne électorale.

– L’amusement !

– Allez donc savoir ce qui n’intéressera pas les femmes, – ditMelville, et il ajouta après un silence : – ou ce qui lesintéressera !

Chatteris ne répondit pas.

– Le même instinct anime les dames de charité qui visitent lespauvres, – reprit Melville, – elles l’ont toutes : ce sont lesvisites à domicile. Toutes les femmes adorent pénétrer dans desmaisons, dans des logis qui ne sont pas les leurs.

– Peut-être bien, – répondit brièvement Chatteris, et,n’obtenant pas d’autre réplique de Melville, il se plongea dans desecrètes méditations qui, quoi qu’on en pense, paraissaient êtred’un genre assez agréable.

Le coup de canon de midi tonna au camp de Shorncliffe.

– Sapristi ! – s’écria Chatteris, en hâtant le pas.

Ils trouvèrent Adeline fort affairée au milieu de ses papiers.Au moment où ils entrèrent, elle indiqua la pendule avec un gestede reproche, en faisant remarquer l’heure tardive d’un ton dedouceur résignée, à la Marcella. Les excuses de Chatteris furentpersuasives et pleines d’effusion, mais ne comportèrent aucunemention de la rencontre de miss Waters.

Melville procéda à la remise des livres et se retira, laissantles deux jeunes gens submergés déjà dans les détails d’organisationdu district, d’après le plan soumis par le Comité local.

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