Miss Waters

3.

C’est vers ce moment-là que j’entendis pour la première foisparler de la Sirène, ne me doutant guère que plus tardm’incomberait le soin d’écrire son histoire. À l’occasion d’une demes rares apparitions à Londres, Micklethwaite m’offrait à déjeunerà l’Essuie-Plume Club, l’un des douze meilleurs clubs littérairesde Londres. Je remarquai un jeune journaliste qui déjeunait seul,non loin de l’entrée. Tout autour de lui les tables restaientvides, bien que les autres parties de la salle fussent bondées. Ilétait tourné vers la porte, guettant tous ceux qui entraient, commes’il attendait quelqu’un qui n’arrivait jamais. Une fois, je le visdistinctement faire signe à un collègue, mais l’homme ne réponditpas.

– Dites-moi donc, Micklethwaite, pourquoi l’on évite siobstinément ce pauvre diable, là-bas ? Tout à l’heure déjà, aufumoir, j’ai remarqué qu’il essayait de lier conversation avecquelqu’un, mais qu’une sorte de tabou…

– Ah ! pour sûr ! – interrompit Micklethwaite enregardant par-dessus sa fourchette.

– Qu’a-t-il fait ?

– C’est un imbécile ! – proclama Micklethwaite, la bouchepleine et évidemment ennuyé. – Ouf ! – souffla-t-il dès qu’ileut avalé.

J’attendis un moment.

– Qu’a-t-il fait ?

Micklethwaite ne répondit pas tout de suite et enfournarageusement dans sa bouche du pain et des aliments de toutesorte.

Puis, se penchant vers moi d’une façon confidentielle, il émitune série de bruits indignés dans lesquels il me fut impossible dereconnaître des mots.

– Ah ! ah ! – m’écriai-je quand il se tut.

– Oui, – confirma Micklethwaite.

Il avala tout ce qu’il venait de mâchonner, puis se versa du vinen éclaboussant la nappe.

– Il m’a tenu pendant près d’une heure, l’autre jour.

– Bah ! – fis-je.

– Stupide imbécile ! – dit Micklethwaite.

Je craignais d’être obligé d’en rester là sur ce sujet, mais parbonheur mon interlocuteur y revint de lui-même.

– Il vous amène habilement à contester…

– Contester quoi ?

– Qu’il puisse le prouver.

– Ah ?

– Et alors il vous démontre qu’il le peut, tout simplement pourfaire étalage de son ingéniosité.

J’étais toujours aussi embarrassé.

– Mais que prouve-t-il ? – demandai-je.

– Est-ce que je ne vous l’ai pas dit ? – rétorquaMicklethwaite devenant très rouge. – Il s’agit de cette satanéesirène de Folkestone.

– Il prétend qu’il y en a une à Folkestone ?

– Mais oui, il l’affirme, – répondit Micklethwaite dont le teints’empourpra pendant qu’il me regardait, les yeux écarquillés. Ilsemblait se demander si je me proposais, moi entre tous, de luitourner les talons et prendre le parti de cette infâme canaille. Jeredoutai un instant qu’il fût frappé d’une attaqued’apoplexie ; heureusement il se souvint à temps qu’il étaitmon hôte et qu’il avait à mon égard des devoirs. Aussi il se penchabrusquement vers un garçon qui, rêveur, oubliait d’enlever nosassiettes.

– Vous avez joué au golf, ces temps derniers ? – dis-je àMicklethwaite, quand le garçon eut emporté couverts et plats.

Le golf a toujours fait du bien à Micklethwaite, excepté quandil y joue. Alors, m’a-t-on raconté… Si j’étais Mme Bunting, jem’interromprais à ces mots et, levant à la fois les mains et lessourcils, j’indiquerais l’effet que produit le golf surMicklethwaite quand il y joue.

Je feignis de m’intéresser au golf, – jeu qu’en réalité jeméprise et déteste comme je ne méprise et ne déteste rien d’autreau monde. Imaginez-vous un grand corps gras, comme Micklethwaite,une créature qui devrait se vêtir d’un turban et d’une longue robenoire pour dissimuler sa corpulence, et qui, avec toute une troussed’instruments divers, tape sur une petite balle blanche qu’ilpoursuit pendant des milles et des milles, tape dessus avec unesolennité enfantine ou une rage puérile, selon que le sort en adécidé, tape dessus pendant que sa patrie s’en va à tous lesdiables, et qui, par la même occasion, enseigne un répertoire dejurons et le métier de chasseur de pourboires à un jeune garçon auxyeux innocents : voilà le golf ! Toutefois, je rengainai mestrop faciles sarcasmes et me mis à parler de ce sport et desmérites relatifs de certains terrains de golf, tout comme j’auraisparlé de pâtisserie à un enfant, ou excité un jeune chien en luidisant : « Des rats ! des rats ! »

Notre déjeuner avait pris fin, quand je pus revoir lejournaliste d’avenir.

Il mettait son pardessus en parlant au domestique avec unefamiliarité qu’on ne montre pas d’ordinaire aux laquais de club.L’homme, d’ailleurs, l’écoutait d’un air incrédule mais respectueuxet lui répondait brièvement, mais avec politesse.

Quand nous sortîmes, la petite conversation continuait : legarçon tendait un chapeau de feutre mou au jeune journaliste quifouillait dans sa poche bourrée d’une liasse épaisse depapiers.

– C’est formidable ! J’ai presque tout ici, – disait-ilcomme nous passions. – Si ça vous amusait d’y jeter un coupd’œil…

– Je n’ai guère le temps de lire, Monsieur, – répliquait legarçon.

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