Miss Waters

3.

Un moment Melville eut l’impression que ce qu’il venaitd’entendre lui avait été dit par une personne tout autre que laravissante dame assise devant lui, dans le fauteuil roulant.

– Mais comment ? – risqua-t-il, et il s’arrêta, silencieuxet perplexe.

Elle se renversa sur le dossier de son siège et tourna la têtedans une direction opposée. Quand enfin elle parla de nouveau, cefut pour appesantir une fois de plus sur Melville des réalitésspécifiques.

– Pourquoi ne le ferais-je pas ? – questionna-t-elle. – Sije le désire ?…

– Quoi ?

– Si j’ai une fantaisie pour Chatteris ?

– Il serait bon d’avoir quelques ménagements pour les obstacles,– insinua-t-il.

– Il ne lui appartient pas, à elle.

– En un sens, il s’y essaye.

– Il s’y essaye ; mais il doit rester ce qu’il est. Rien nepeut en faire sa propriété, à elle. Si vous ne rêviez pas,vous vous en apercevriez.

Mon cousin restant muet, elle continua :

– Elle n’est pas réelle. Elle n’est qu’un amas deleurres et de vanités. Tout ce qu’elle a, elle le tire de seslivres. Elle-même, elle s’est tirée d’un livre. Vous la voyez àl’œuvre ici. Quel but poursuit-elle ? Que cherche-t-elle àfaire ? Qu’est-ce que ce travail, ces sornettes politiquesdont elle se rengorge ? Elle pérore sur la Condition Socialedes Classes Pauvres. Qu’est-ce que la Condition Sociale des ClassesPauvres ? Un sinistre ballottement dans le hamac del’existence, une terreur perpétuelle des conséquences, quiperpétuellement les accable. Les pauvres vivent dans l’angoisse,parce qu’ils ne savent pas que tout cela n’est qu’un rêve… et quelrêve ! Supposez qu’ils ne soient ni angoissés ni effrayés…Après tout, que lui importe, à elle, la Condition Sociale desPauvres ? Ce n’est qu’un point de départ dans son rêve, etdans son cœur elle ne désire pas que leurs rêves, aux pauvres,soient plus heureux ; dans son cœur, elle ne ressent aucunepassion pour eux ! Elle se borne à rêver qu’elle doit faireostensiblement le bien, jouer un rôle personnel, diriger leursaffaires, au milieu des remerciements, des louanges et desbénédictions… Son rêve de choses sérieuses ! Une cohue defantômes poursuivant un feu follet fantôme, le reflet d’un mirage…Vanité des vanités !…

– C’est une réalité suffisante pour elle.

– Autant qu’elle peut la rendre réelle sans doute. Maiselle-même n’est pas réelle. Elle débute mal…

– Mais lui, cependant…

– Il n’y croit pas.

– Je n’en suis pas sûr.

– J’en suis sûre, moi, à présent.

– C’est un être compliqué.

– Il se désembrouillera, – déclara la Dame de la Mer.

– Je crois que vous vous méprenez en ce qui concerne son œuvre,– objecta Melville. – Il est de ces hommes qui sont toujours endésaccord avec eux-mêmes. – Et il ajouta brusquement : – Nous lesommes tous. – Puis, renonçant à ces banales généralités : – C’estvague, je l’admets. Pourtant, il a un désir confus de faire quelquechose de bien.

– Un désir confus, – concéda-t-elle. – Mais…

– Ses intentions sont bonnes, – insista Melville, revenant à sonidée.

– Ses intentions sont nulles. Il ne soupçonne que trèsobscurément…

– Eh bien ?

– … ce que vous aussi commencez à soupçonner… que d’autreschoses sont concevables, même si elles ne sont pas possibles ;que cette vie que vous menez n’est pas tout, qu’il ne faut pas laprendre trop sérieusement parce que… parce qu’il y a des rêvesmeilleurs.

La musique de sa voix évoquait le chant des sirènes, et moncousin n’osa pas regarder son visage.

– Je ne sais rien d’autres rêves, – dit-il. – On a soi-même etcette vie, et c’est assez pour s’occuper. Quels autres rêvespeut-il bien y avoir ? N’importe ! Nous sommes dans lerêve et nous devons l’accepter. D’ailleurs, voyez-vous, nous nousécartons de la question. Nous causions de Chatteris et des motifsqui vous ont fait le rechercher. Pourquoi une créature du dehorsviendrait-elle dans notre monde ?

– Parce que nous avons la permission d’y venir, nous autresimmortelles. Si c’est notre bon plaisir de goûter à cette vie quipasse et subsiste comme la pluie qui tombe à terre, pourquoi n’ygoûterions-nous pas ? Pourquoi nousabstiendrions-nous ?

– Et Chatteris ?

– S’il me plaît ?

Melville rassembla ses forces pour réagir, en un efforttitanesque, contre un accablement qui l’envahissait. Il essaya deramener la chose à des proportions définies et minimes, à unincident, à une affaire d’examen et d’appréciation.

– Mais voyons, – dit-il. – Que vous proposez-vous exactement defaire au cas où vous le séduiriez ? Vous n’avez passérieusement l’intention de pousser le jeu jusque-là ? Vous neprétendez pas positivement l’épouser à la mode terrestre ?

La Dame de la Mer éclata de rire en l’entendant reprendre le tondu bon sens pratique.

– Ma foi ! pourquoi pas ? – demanda-t-elle.

– Et continuer à vous faire transporter de-ci de-là dans unfauteuil roulant ? Non ce n’est pas là votre but. Mais quelest-il ?

Il leva les yeux sur elle, et quand il rencontra son regard, ileut l’impression de plonger dans des eaux profondes, dans un abîmeoù s’agitaient des choses inaccessibles. Elle sourit.

– Non, – répondit-elle, – je ne l’épouserai pas et necontinuerai pas à me promener dans un fauteuil de malade… pourvieillir comme toutes les femmes terrestres, à cause sans doute dela poussière, de la sécheresse de l’air et de la façon dont vouscommencez et dont vous finissez. Vous vous consumez trop vite… unjet de flamme qui vacille et s’éteint. Quelle existence ! Lesmaladies, et se sentir vieillir ! La peau se ride et devientflasque, les cheveux se décolorent, les dents s’ébranlent… jen’affronterais cela pour aucun amour. Non !… Mais aussi – etsa voix ne fut plus qu’un murmure étrange – il y a des rêvesmeilleurs.

– Quels rêves ? – riposta Melville irrité. – Quevoulez-vous dire ? Qui êtes-vous ? Que venez-vouschercher dans une existence qui n’est pas la vôtre, vous quiprétendez être une femme et qui nous murmurez d’incompréhensiblesparoles, à nous qui subissons cette existence, à nous qui nepouvons nous en échapper ?

– Mais il y a un moyen de s’en échapper, – déclara la Dame de laMer.

– Lequel ?

– Pour quelques-uns, il y a une délivrance. Quand la vie toutentière se concentre en une minute unique…

Elle se tut soudain. Cette phrase, de toute évidence, necomporte aucun sens clair, à mon esprit du moins, même quand onsait qu’elle a été prononcée par une dame d’espèce essentiellementimaginaire et sortie de la mer. Comment une vie tout entièrepeut-elle se concentrer en une minute, même unique ? Mais quoique ce soit qu’elle ait voulu dire, il n’y a aucun doute qu’elle enait gardé la moitié pour elle.

À cette brusque interruption, Melville leva la tête. La Dame dela Mer regardait du côté de la maison.

– Do…o…ris ! Do…o…ris ! Êtes-vous là ?

C’était la voix de Mme Bunting qui arrivait pardessus lapelouse, la voix du présent transcendant et des chosesinvinciblement réelles. Le monde redevint perceptible aux sens deMelville. Il parut s’éveiller, sortir de quelque transehallucinatoire qui l’aurait saisi malgré lui.

Il regarda la Dame de la Mer comme s’il ne pouvait déjà pluscroire aux choses qu’ils avaient dites, comme s’ils avaient dormiet rêvé dans leur sommeil. Il lui sembla qu’une chimère sedissipait. Son regard s’arrêta sur l’inscription visible sous lebras de la belle invalide : « Flamps, fabricant de fauteuils pourmalades. »

– Nous avons été, peut-être, un peu plus sérieux qu’il ne… –grommela-t-il évasivement. – Ce que vous avez dit… est-ce quevraiment vous pensez que… ?

Le frou-frou de Mme Bunting qui approchait s’entendit à cemoment. Parker s’agita et toussota.

– Une autre fois, peut-être…

Est-ce que tout ce dont il se souvenait avait été dit, ouétait-il victime d’une hallucination ? Il eut une réminiscencesoudaine.

– Où est votre cigarette ? – demanda-t-il.

Mais la cigarette était fumée depuis longtemps.

– De quoi avez-vous pu parler pendant tout ce temps ? –modula Mme Bunting, en posant d’un geste maternel la main sur ledossier du siège de Melville.

– Oh ! – fit Melville, pris pour une fois au dépourvu.

Il se leva vivement, puis, s’adressant à miss Waters, avec unsourire artificiellement innocent :

– De quoi avons-nous donc parlé ?

– De toutes sortes de choses sans doute, – dit Mme Bunting, avecce que l’on pourrait presque appeler de la finesse, et elle honoraMelville d’un sourire spécial, un de ces sourires qui sont,moralement, presque des œillades.

Mon cousin reçut toute cette finesse en pleine figure, etpendant quatre ou cinq secondes il contempla avec ébahissement MmeBunting.

Il avait besoin de reprendre haleine. Puis tous trois se mirentà rire, et Mme Bunting s’assit complaisamment, disant à mi-voix, defaçon à être entendue cependant :

– Comme c’est difficile à deviner !

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer