Miss Waters

Chapitre 7LA CRISE

1.

C’est à huit jours de là, environ, que la crise survint. Je dis« environ » à cause de la consciencieuse inexactitude de Melvilleen ces matières. Cependant, pour tout ce qui concerne cette crise,j’ai obtenu, semble-t-il, du Melville de bonne qualité. Tantqu’elle dura, il s’y intéressa vivement, observa les événementsavec sagacité, et sa mémoire, qui dépasse l’ordinaire, a recueilliquelques impressions excellentes.

Dès ce moment, à mon sens, deux au moins des personnagesressortent complètement et d’une manière plus frappante que partoutailleurs, dans cette histoire si péniblement exhumée. Melville medonne ici une Adeline à laquelle je parviens à croire, et unportrait de Chatteris qui lui ressemble bien plus que l’esquissefaite jusqu’ici de détails incohérents, malaisément rassemblés,juxtaposés et amplifiés. Aussi, sans doute, le lecteur voudra-t-ilremercier avec moi le ciel pour les clartés transitoires projetéessur cette mystérieuse aventure.

Un télégramme de Mme Bunting appela Melville à Sandgate pourprendre part à la crise, et ce fut Fred Bunting qui exposa lepremier la situation à mon cousin.

Vous supplie venir, urgent, – tel fut le messageirrésistible que dépêcha Mme Bunting. Et mon cousin prit un trainmatinal qui le déposa à Sandgate avant midi.

À son arrivée, il apprit que Mme Bunting était au premier étage,auprès de miss Glendower ; elle le priait de vouloir bienattendre jusqu’à ce qu’elle pût quitter sa pensionnaire.

– Miss Glendower est souffrante ? – demanda Melville.

– Oui, Monsieur, elle n’est pas bien du tout, – répondit laservante, qui se montra prête à subir tout un interrogatoire.

– Où sont les autres ? – fit-il d’un ton indifférent.

La servante l’informa que les trois jeunes demoiselles étaientparties à Hythe, et elle omit de façon significative de parler dela Dame de la Mer. Melville déteste particulièrement interroger lesdomestiques et il s’abstint de toute question au sujet de missWaters. Cette désertion générale du salon où se rassemblaitd’ordinaire la famille indiquait, comme le télégramme, que lasituation était devenue critique. La servante attendit encore uninstant, et se retira.

Il demeura quelques minutes dans le salon, puis s’avança jusqu’àla véranda. De là il aperçut, venant vers lui, un personnagesomptueusement affublé. C’était Fred Bunting. Profitant de l’exodegénéral, il avait dédaigné le cérémonial habituel et rentrait dubain directement à sa chambre, le chef orné d’un vaste chapeau detoile blanche, le torse enveloppé d’une couverture à rayureséclatantes, tandis qu’au coin de sa bouche pendait une pipeagressivement virile et qu’aucun être adulte n’aurait oséfumer.

– Allô ! – fit-il. – La patronne vous a mandé ?

Melville admit l’exactitude de l’hypothèse.

– Il y a du grabuge, – déclara Fred en ôtant sa pipe de seslèvres.

Le geste sollicitait la conversation.

– Où est miss Waters ?

– Filée.

– Elle a replongé ?

– Ah Dieu ! non ! Courez après. Elle est partie àl’hôtel Lummidge avec sa suivante. Elle a pris tout unappartement.

– Pour quelle raison ?…

– La patronne s’est attrapée avec elle.

– Quel motif ?

– Harry.

La situation se dessinait.

– Ça a fini par éclater – continua Fred.

– Qu’est-ce qui a éclaté ?

– La prise de bec. Harry est absolument toqué de la Dame.Adeline l’affirme.

– Toqué de miss Waters ?

– Plutôt ! La cervelle à l’envers. Envoyé son élection à labalançoire, envoyé lanlaire tout ce qui l’intéressait jadis.Positivement détraqué ! N’en a pas dit un mot à Adeline, maiselle a ouvert l’œil, posé des questions. Le lendemain, il prenaitla poudre d’escampette. À Londres ! Elle lui demanda parlettre ce qui le prenait. Trois jours de silence. Alors… il aécrit.

Fred soulignait chacune de ses phrases écourtées en écarquillantles yeux, en levant les sourcils, en abaissant les coins de sabouche et en hochant majestueusement la tête.

– Hein ? – fit-il d’un ton interrogateur, et il ajouta pourse faire mieux comprendre : – Il lui a écrit une lettre, àAdeline.

– À propos de miss Waters ?

– Sais pas à propos de quoi. Suppose pas même qu’il l’aitnommée, mais probable qu’il laissait comprendre la chose. Tout ceque je sais, c’est que, pendant deux jours, toute la baraqueressemblait à un élastique sur lequel on aurait trop tiré ; onsentait que la situation était tendue, et puis crac ! toutcasse. Pendant ce temps-là, Adeline lui écrivait des lettresqu’elle déchirait les unes après les autres, et personne n’ycomprenait rien. Tout le monde en restait bleu, sauf miss Waters,qui gardait son joli teint rosé. À la fin, la patronne se mit àposer des questions. Adeline suspendit ses écritures, lâcha un motqui mit la patronne sur la piste et ça se gâta pour tout debon.

– Miss Glendower n’a pas… ?

– Non ! c’est la patronne. Elle fit la chose carrément,comme elle sait le faire. Elle, elle n’a rien nié…Répondit que ce n’était pas de sa faute et qu’il étaitaussi bien à elle qu’à Adeline. Cela, je l’ai entendu, – précisaFred sans embarras ni honte. – C’est assez raide, hein ? étantdonné qu’il est fiancé. Et la patronne n’y alla pas par quatrechemins : « J’ai été indignement trompée par vous, miss Waters,indignement trompée, en vérité ! » J’ai entendu ça aussi…

– Et alors ?

– Elle la pria de décamper, en lui faisant remarquer qu’ellenous récompensait bien mal de l’avoir recueillie dans descirconstances où elle ne pouvait guère s’attendre qu’à être sauvéepar un pêcheur, tout au plus.

– Elle lui a dit cela ?

– Oui, ça, ou quelque chose d’approchant.

– Et miss Waters est partie ?

– Dans une voiture de grande remise, sa suivante et ses mallesdans une autre, tout le tralala, à la belle manière… tout à faitgrande dame… Je ne l’aurais pas cru si je ne l’avais pas vue… laqueue, veux-je dire.

– Et miss Glendower ?

– Line ? Oh ! elle supporte tout cela avec grandeurd’âme. Descend de sa chambre pour faire l’héroïne pâle etcourageuse, et remonte chez elle pour faire le cœur brisé. Je m’yconnais, c’est superbe ! Vous n’avez jamais eu de sœurs,vous…

Fred éloigna soigneusement sa pipe et avança la tête jusqu’àproximité confidentielle.

– Je suis sûr qu’elles sont enchantées, – déclara Fred, dans undemi-murmure amical. – Pensez donc, quelle histoire ! Mabelest presque au même point qu’Adeline. Et les sœurs, donc !Profitent tant qu’elles peuvent de l’occasion ! Le diable mebrûle ! On croirait, à les entendre, que Chatteris est le seulhomme qui existe ! Je ne pourrais pas avoir cet air tragiquequ’elles prennent, même si on m’écorchait les pieds tout vifs.Charmante maison, hein, pour des vacances !

– Où est le… principal personnage ? – demanda Melvilleagacé. – À Londres ?

– Le personnage sans principes, plutôt, – répondit Fred. – Ilest installé ici à l’hôtel Métropole, à demeure.

– Ici ? à demeure ?

– Plutôt ! à demeure et immuable.

Mon cousin essaya d’obtenir des éclaircissements.

– Quelle est son attitude ? – questionna-t-il.

– Vissé ! – répliqua Fred avec plus de force que de clarté.– Cette rupture l’a plutôt décontenancé, – expliqua-t-il. – Quandil écrivit que l’élection ne l’intéressait plus pour le moment,mais qu’il espérait que ça reviendrait…

– Vous avez dit que vous ne saviez pas ce qu’il avait écrit…

– J’ai pu savoir cela par hasard… – répondit Fred. – Il ne sedoutait pas le moins du monde qu’on aurait deviné qu’il s’agissaitde miss Waters. Mais les femmes, vous savez bien, sont diablementclairvoyantes !… Elles ont ça dans le sang ! Mais commentça finira ?…

– Pourquoi est-il venu au Métropole ?

– Pour être au centre du drame, je suppose, – dit Fred.

– Quelle attitude a-t-il prise ?

– Il promet de venir voir Line et d’éclaircir toute l’histoire,mais il ne bouge pas… il remet toujours. Et Adeline, autant que jesache, prétend que, s’il ne vient pas bientôt, elle se fera plutôtpendre que de le voir, si brisé que soit son cœur par cetteobstination, vous comprenez ?

– Naturellement, – fit Melville distrait. – Et ils’obstine ?

– Il ne bouge pas.

– Est-ce qu’il voit… l’autre dame ?

– Nous n’en savons rien, nous ne pouvons pas le surveiller. Maiss’il la voit, il est malin !

– Comment ?

– Il y a dans la localité une centaine environ de sesbienheureuses tantes ; abattues là comme des corneilles dansun champ… Jamais vu une bande pareille… Ça pérore sur l’antiquitéde la famille… On en est tout décrépit ! Jamais vu de ma vieune si noble vieille famille. Presque rien que destantes !

– Des tantes ?

– Oui, des tantes. Elles disent qu’elles se rallient autour delui. Comment elles ont appris l’aventure ? Je n’en saisrien ! C’est comme des vautours… Le flair… À moins que lapatronne… En tout cas elles sont là, toutes, après lui, usant deleur influence, menaçant de le déshériter, et tout le reste !À la pension Bate, il y en a une, lady Poynting Mallow, une sortede grand dragon, mais pas plus mal que les autres, en somme, quiest déjà venue ici deux fois. Elle semble un peu désappointée ausujet d’Adeline. Il y en a deux autres à la pension Wampach ;vous connaissez la clientèle de l’endroit ; on dirait desplantes de serre chaude ; un petit arrosoir d’eau glacée lestuerait toutes les deux. Le paquebot du continent nous en adébarqué une autre, des cheveux courts, une jupe courte, des piedslongs, une véritable terreur ; elle est descendue au Pavillon.Tout ça s’est mis en chasse ! Elles comptent bien en venir àbout.

– Ça ne fait pas la centaine ?

– À peu près. Celles de Wampach ont avec elles un évêque qui aété son précepteur autrefois.

– Bref, on remue ciel et terre.

– Exactement !

– Et Chatteris, sait-il maintenant…

– … qu’elle est une sirène ? Je ne crois pas. Le pater estallé lui faire la révélation à domicile. Bien sûr il était un peusuffoqué et embarrassé, mais Chatteris a coupé court à tout : « Jene veux rien entendre contre elle », déclara-t-il. Le pater secontenta de ça et se défila, le bon vieux ! Hein ?

– Et les tantes ? – interrogea Melville.

– Elles examinent la situation. Ce qu’elles voient surtout,c’est qu’il va délaisser Adeline comme il a abandonné l’Américaine.Le côté sirène semble les interloquer un peu. Les vieillespersonnes comme cela ne s’habituent pas tout d’un coup à une idéepareille. Les tantes de Wampach sont choquées, mais curieuses.Elles ne croient pas un seul instant qu’il s’agisse vraiment d’unesirène, mais elles veulent tout savoir sur ce sujet-là. Celle quiest au Pavillon a simplement dit : « Peuh ! Commentrespirerait-elle sous l’eau ? Dites-moi cela un peu, madameBunting ? C’est une sorte de fille que vous avez ramassée jene sais où. Mais pour une sirène, c’est impossible ! » Ellesse tourneraient toutes férocement contre la patronne pour avoirrecueilli une sirène, n’était qu’elles ne peuvent se passer d’ellepour ramener Line sur le chemin de Chatteris. Joli grabuge,hein ?

– Je suppose que les tantes le renseigneront.

– Comment ?

– Sur la queue.

– Je le suppose.

– Et alors ?

– Qui sait ? Il est tout aussi probable qu’elles ne lerenseigneront pas.

Mon cousin resta un instant méditatif, les yeux fixés sur lesdalles de la véranda.

– Ça m’amuse, – dit Fred Bunting.

– Écoutez, – fit Melville. – Qu’est-ce que l’on attend demoi ? Pourquoi m’a-t-on demandé ?

– Je ne sais pas. Pour activer les choses… Chacun s’en mêle unpeu, comme pour le pudding de Christmas.

– Mais… – commença Melville.

– Je reviens du bain, – interrompit Fred. – Personne ne m’ademandé de m’en mêler, et je ne m’offre pas. Ça ne sera pas unpudding réussi sans moi. Mais vous voilà. Il n’y a qu’une chosequ’il soit possible de faire, selon moi…

– C’est peut-être la bonne. Voyons ?

– Flanquer une tournée à Chatteris.

– Je ne vois pas que ça puisse arranger les choses.

– Oh ! Je ne prétends pas que ça les arrangerait, – admitFred.

Et il ajouta en manière de conclusion :

– Voilà l’histoire.

Puis, ajustant noblement les plis de sa couverture et replaçantentre ses dents sa grande pipe depuis longtemps éteinte, ilpoursuivit sa route. La traîne de sa toge improvisée le suivit àregret quand il passa la porte. Ses pieds nus clapotèrent sur lesdalles du vestibule, et le bruit s’évanouit sur le tapis del’escalier.

– Fred ! – appela Melville, courant après le jeune hommeavec la soudaine arrière-pensée d’obtenir de plus amplesdétails.

Mais Fred avait disparu.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer