Miss Waters

3.

Notre histoire, en ce qui concerne les faits précis, se terminesur ce tableau, qui s’évanouit quand Chatteris et son fardeauquittent le pan de lumière projeté par le vestibule de l’hôtel.

On se représente la terrasse déserte des Leas, déserte commepeut seule l’être, à une heure aussi avancée de la nuit, uneterrasse devant la mer, et toute baignée d’une clarté livide parles globes électriques incandescents.

Sur le perron de l’hôtel, au milieu d’une vaste rangée defaçades blanchâtres, se dresse, unique forme vivante dans letableau, la silhouette sombre du portier scrutant, d’un air hébété,le tiède et lumineux mystère de la nuit qui vient d’engloutir laDame de la Mer et Chatteris.

On a ménagé sur le devant des Leas une sorte de véranda où,pendant la saison d’hiver, joue une symphonie d’instruments àcordes. Tout près de là, un escalier dégringole en pente rapidejusqu’à la route du bas. C’est par cet escalier que Chatteris et laDame durent descendre, abandonnant cette vie pour un inconcevableinconnu. Il me semble les voir se hâter, et, à coup sûr, bien qu’ilne dût pas être en humeur de rire, on n’aurait plus remarqué surses traits, à présent, ni doute ni résignation. Indiscutablement,il savait maintenant ce qu’il voulait, il était sûr de lui-même,pour quelques instants du moins, et, dans cet état, il ne pouvaitéprouver aucun sentiment de misère ni de regret, bien que quelquesenjambées encore le séparassent seulement de la mort.

Dans la molle douceur du clair de lune, il la portait, vigoureuxet beau, dressé de toute sa taille dans son vêtement blanc, latenant à pleins bras, le front penché sur la blanche épaule de saconquête dont les cheveux magnifiques lui frôlaient les joues.Elle, je suppose, lui souriait, le caressait, le berçait du murmurede sa voix. Un moment, ils durent être éclairés en plein par lalampe électrique plantée à mi-hauteur de l’escalier ; puis lanuit, à nouveau, se referma sur eux. Il dut encore traverser avecelle la route où s’entrelaçaient les ombres des arbres, franchir,par le sentier en lacet, les fourrés d’arbustes qui bordent l’autrecôté du chemin, et il arriva enfin sur le rivage où la clarté de lalune ne projetait d’autre ombre que la leur.

Personne n’assista à cette dernière descente, pour nous dire siChatteris jeta un regard en arrière avant de s’engager dans lesflots phosphorescents… Il dut nager un certain temps à côté d’elle,puis cesser de nager… Bientôt il disparut, et plus jamais on ne lerevit dans le gris univers des hommes.

Regarda-t-il en arrière ? Je me le demande. Oui, pendant uncertain temps le mortel et la divinité marine qui était venue leravir nagèrent de conserve, avec le ciel au-dessus d’eux etentourés par les flots de tous côtés, enivrés de clair de lune etdu charme magique des eaux phosphorescentes. Ce n’était plus lemoment pour lui de songer à la vertu, aux honnêtes devoirs qu’illaissait derrière lui, pendant qu’ils glissaient ensemble versl’inconnu.

Sur l’issue du voyage, nous ne pouvons nous livrer qu’à desconjectures. Fut-il à la fin saisi d’une soudaine horreur. Eut-iltout à coup conscience de son immense erreur ? Ou bien,exhalant tardivement un repentir vite étouffé, fut-il fougueusementet terriblement précipité vers d’insondables profondeurs ? Oubien fut-elle, jusqu’à la fin, adorable et tendre, l’entoura-t-elleamoureusement de ses bras pour l’entraîner dans l’abîme, en uneextase éperdue de volupté mortelle ?…

Nous ne saurions pénétrer d’aucune façon ces mystères. À lamarge des flots au murmure alliciant[1] ,l’histoire de Chatteris doit nécessairement prendre fin.Contentons-nous, comme on place un cul-de-lampe à la fin d’unchapitre, d’ajouter ici, en guise d’épilogue, l’incident dupoliceman.

Cet agent, arpentant par devoir la plage, aux premières heuresdu jour, aperçut tout à coup un châle, au moment où la maréemontante l’atteignait. Ce n’était pas un châle du genre de ceux queles gens du peuple perdent parfois, c’était un châle riche etsoyeux. Perplexe, inquiet, le châle sur le bras, l’agent, salanterne à la main, explora du regard la plage déserte et blanche,les buissons obscurs et les flots infinis… Cet abandon d’un objetluxueux et confortable s’expliquait difficilement.

– À quoi songent les gens ? – se demanda ce naïf citoyend’un monde banal et simple. – Que signifient de pareilleschoses ? Jeter un châle de cette qualité !…

La lune rougeâtre se posait sur l’horizon, vers le sud, où danstout le ciel une planète seule scintillait. Des pieds de l’agentpartait un ruban de lumière miroitante qui allait se perdre au bordextrême du firmament obscur. De chaque côté de cette splendeur, lanuit se trouait par instants de lueurs phosphorescentes. Au large,des feux de navires brillaient, vifs et jaunâtres. Un bateau depêche se silhouetta en noir à travers le miroitement de lumière,sortant du mystère pour y rentrer aussitôt. Le phare de Dungenesspiquait, comme une pointe d’épingle, son feu rouge dansl’ouest ; vers l’est, l’éclat infatigable du phare perché surle Gris-Nez tournait dans le ciel, s’évanouissait, reparaissaitsans trêve, – pendant que, sur le rivage, l’agent et sa lanternepromenaient leur fugitive curiosité devant la vaste et mystérieusesérénité de la nuit.

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