Miss Waters

4.

Après cette conversation, Melville se trouva pris dans un réseauextraordinaire de perplexités. D’abord, et c’est ce quil’affligeait le plus, il doutait que cette conversation eût ététenue réellement ; et, si elle l’avait été, il se demandait sisa mémoire ne lui avait pas joué le mauvais tour de la modifier etd’en amplifier l’importance. Mon cousin, parfois, rêve deconversations si naturelles et si probables qu’elles se mêlentd’une façon tout à fait inquiétante à sa vie réelle. Était-ce icile cas ? Il se prit à examiner et à disséquer, pour ainsidire, telle phrase et ensuite telle autre. Avait-elle vraiment ditceci ou cela, et exactement avec ce sens ? Ses souvenirs deleur conversation n’étaient jamais les mêmes d’un jour à l’autre.Avait-elle délibérément prévu pour Chatteris quelque mystique etobscure submersion ?

Ce qui augmenta et compliqua ses doutes, ce fut l’attitude de laDame de la Mer qui, avec une sérénité parfaite, s’abstint par lasuite de toute allusion à ce qui s’était ou ne s’était paspassé ; elle se conduisait exactement comme elle l’avaittoujours fait ; ni ce surcroît d’intimité ni cet éloignement,qui suivent les confidences indiscrètes, n’apparurent dans sesmanières.

À cette abondance d’incertitudes s’ajouta bientôt toute unenouvelle série de doutes, comme s’il n’en eût pas eu déjà son soûl.La Dame de la Mer, pensait-il, allègue qu’elle est venue pourChatteris parmi les êtres qui vivent sur terre…

Et ensuite ?…

Il n’avait pas jusqu’ici essayé de se rendre compte de ce quiarriverait à Chatteris, à miss Glendower, aux Bunting, à tout lemonde, lorsque, comme cela semblait hautement probable, Chatterisserait « pris ». Il y avait d’autres rêves, il y avait une autreexistence, un « Ailleurs »… où Chatteris s’en irait. Elle l’avaitdit. Avec une force et une netteté absolument disproportionnées, lesouvenir revint à Melville qu’il avait, longtemps auparavant, vu untableau représentant un homme et une sirène qui descendaientenlacés vers le fond de la mer. Est-ce que cela se passeraitvraiment ainsi, cette fois, en l’année mil neuf cent ?Évidemment, puisqu’elle l’avait dit, elle se proposait ce but, etcette campagne de séduction était commencée : que devait faire àcet égard un célibataire raisonnable, élégant, et de vierégulière ?

Assister au spectacle… jusqu’à ce que cela se terminât par unecatastrophe ?

On se représente sa figure vieillie par le souci. Avec uneassiduité presque scandaleuse, on le vit fréquenter la maison deSandgate, sans réussir à se ménager avec la Dame de la Mer untête-à-tête suffisamment long et intime, qui lui permît dedissiper, une fois pour toutes, ses doutes au sujet de ce qui, dansleur précédente conversation, avait été réellement dit, ou de cequ’il avait rêvé ou imaginé. Jamais encore sa pose habituelled’indulgence amusée envers les choses de la vie n’avait été aussidifficile à garder. Il en devint positivement distrait.

– Mon vieux, – se répétait-il dans son for intérieur, – si c’estcomme ça, ça menace d’être sérieux.

Son état fut bientôt manifeste, même pour Mme Bunting, mais ellese méprit sur les motifs, et lança quelques allusions…

À la fin, et tout d’un coup, il partit pour Londres,frénétiquement déterminé à s’échapper de ce tissu d’incohérences.Miss Waters, en présence de Mme Bunting, lui souhaita un bonvoyage, comme s’il ne s’était jamais rien passé.

On peut, je suppose, parvenir à comprendre quelque chose à sondésarroi. Il avait consenti à faire au monde des sacrificesconsidérables. Au prix de grandes peines, il s’y était arrangé uneplace et un chemin. Il s’imaginait qu’il tenait réellement le bonbout, comme on dit, et qu’il menait une existence intéressante. Et,dans ces conditions, rencontrer une voix qui s’obstine à vousrépéter d’une façon obsédante qu’« il y a des rêves meilleurs »,être au courant d’une histoire qui menace d’amener descomplications, des désastres, de briser des cœurs… et n’avoir pasla moindre idée de l’attitude à adopter…

Je ne pense pas, toutefois, qu’il aurait pris la fuite sansavoir réellement obtenu une réponse à la question : « Quels sontces rêves meilleurs ? », sans avoir arraché, par surprise oupar force, une explication plus claire à la passive infirme, si MmeBunting, un beau matin, n’avait pas adroitement insinué…

Vous connaissez Mme Bunting, et vous devinez ce qu’elle insinuaadroitement. À ce moment-là, avec ses filles et les demoisellesGlendower, son imagination était positivement enflammée d’ardeursmatrimoniales ; prise de fanatisme nuptial, elle aurait marién’importe qui à n’importe quoi, pour le seul plaisir de faire unmariage ; et l’idée d’accoupler le malheureux Melville à cettemystérieuse immortelle pourvue d’une extrémité écailleuse luiparut, semble-t-il, la chose la plus naturelle du monde.

Sans le moindre à-propos, elle fit un jour une remarque :

– Profitez de votre chance maintenant, monsieur Melville.

– Ma chance ! – s’écria Melville, s’efforçant désespérémentde ne pas comprendre, malgré le sourire résolu de Mme Bunting.

– Vous la détenez comme un monopole à présent, – reprit-elle. –Mais quand nous serons tous rentrés à Londres, vous ne serez pas leseul à vous empresser auprès d’elle.

Melville, je crois, bredouilla quelque chose touchant uneplaisanterie poussée trop loin. Il ne se rappelle pas exactement enquels termes, et je ne pense pas qu’il l’ait su sur le momentmême.

Quoi qu’il en soit, il déguerpit et rentra en plein mois d’aoûtà Londres, où bientôt il se trouva si misérablement désœuvré qu’iln’eut même plus l’énergie d’en déloger. Sur ce chapitre de notrehistoire, Melville ne s’étend guère, et l’imagination doit suppléerau manque de détails pour reconstituer les faits avecvraisemblance. Je me le représente dans son appartement coquet etgai sans être trivial, et artistique sans manquer de goût ni desincérité : il ne trouve plus aucun intérêt à ses livres, ni aucunebeauté aux pièces d’argenterie qu’il collectionne, sans trop deténacité toutefois ; il va et vient de sa ravissante chambre àcoucher à son superbe cabinet de toilette, et là il s’absorbe dansla muette contemplation des vingt-sept pantalons soigneusementdisposés sur leurs tendeurs et indispensables à la notion qu’ils’est faite d’un homme heureux et sage. Par une progressionnaturelle et facile, il a appris, pour chaque circonstance de lavie, quel pantalon est admis, quel veston, quelle jaquette, ouredingote convient, quel geste ou quels mots sont appropriés. C’estun homme qui connaît à fond les bienséances… Et, dans ce sanctuairede l’ordre et de la régularité, un murmure lui revient aux oreilles:

« – Il y a des rêves meilleurs… »

– Mais quels rêves ? – se demande-t-il tout haut, et nonsans agacement.

Si, dans le jardin au bord de la mer, à Sandgate, le mondeoffrait quelque transparence, quelque perspective d’un au-delà, ilétait redevenu, j’imagine, dans l’appartement de Melville, àLondres, indubitablement opaque.

– La peste soit de ses rêves ! – s’écrie encore Melville. –S’ils sont pour Chatteris, pourquoi m’en a-t-elle parlé ?… Àsupposer que j’eusse pu, moi, en profiter, quels qu’ils soient…

Il réfléchit, examinant avec une redoutable lucidité la naturede sa lubie.

– Non, non, et non ! – profère-t-il avec énergie. – Etpuisque je ne dois pas les avoir, à quoi bon les connaître et m’entourmenter ?… Si elle médite quelque mauvais coup, pourquoi nele fait-elle pas sans me rendre son complice ?

Il parcourt son appartement dans tous les sens, et s’arrêteenfin pour suivre du regard, par la fenêtre, le va-et-vient confusdes passants et des voitures… Bientôt il ne distingue plus rien dutrafic ; il revoit le jardin de Sandgate, près de la mer, et,minuscule, un groupe de gens gais et heureux, et quelque chose…quelque chose de suspendu au-dessus d’eux.

– Ce n’est pas loyal envers eux… ni envers moi… ni enverspersonne !

Et presque aussitôt, je m’imagine qu’il lance un juron.

Il sort pour le déjeuner, repas qu’il traite d’ordinaire avec lagravité qui convient. À sa vue, le maître d’hôtel manifeste toutela bienveillance que peut exprimer sa face rasée, et il s’avanceavec cet air d’intime collaboration qu’il réserve pour les clientsqu’il estime. Il s’incline avec respect, s’informe respectueusementdu menu choisi…

– Oh ! n’importe quoi ! – s’écrie Melville.

Et le maître d’hôtel s’éloigne, ahuri.

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