Miss Waters

2.

Un moment après avoir quitté Chatteris, mon cousin Melvilleretrouvait la Dame de la Mer sous les yeuses, à l’extrémité dujardin. Sans compter Parker (et on ne comptait jamais lagarde-malade qui, ce jour-là, assise à distance respectueuse dansun fauteuil d’osier, travaillait à quelque ouvrage de dame), il n’yavait personne avec eux.

Les jeunes filles excursionnaient à bicyclette, et Fred s’étaitjoint à elles, à la requête spéciale de la Dame de la Mer. MissGlendower et Mme Bunting parcouraient Hythe, rendant des visitesdiplomatiques à d’horribles notables de l’endroit qui pouvaientêtre utiles pour l’élection d’Harry.

M. Bunting voguait au large, à la pêche. Il ne raffolait pasautrement de la pêche, mais, sous bien des rapports, ce petit hommeétait exceptionnellement résolu : il s’obstinait à aller pêchertous les jours après déjeuner, afin de se débarrasser de ce que MmeBunting appelait la « ridicule habitude » d’avoir le mal de merchaque fois qu’ils se promenaient en barque.

– Si, – disait-il, – à pêcher en barque, avec des moules pouramorce, je n’ai pas raison de cette habitude, c’est que rien n’yfera et je n’arriverai pas à la rompre.

En attendant, il croyait parfois qu’à cet exercice tout allaitse rompre en lui, mais l’habitude résistait.

Melville et l’invalide étaient donc installés sous l’ombregénéreuse d’un chêne vert, et mon cousin, j’imagine, était revêtud’un de ces complets de flanelle fine, flottants et amples, danslesquels se combinaient, en l’an 1900, la correction et lacommodité. Sans doute contemplait-il le visage ombragé de la Damede la Mer, encadré par le gazon jaune-vert ensoleillé et lesfeuilles de chêne vert-noir. C’est du moins dans cette attitude queje me les représente pour rester dans la vraisemblance. Elle futd’abord pensive, la tête un peu baissée, puis son intérêts’éveilla, et elle le regarda dans les yeux. Elle dut lui suggérerl’idée de fumer, ou bien ce fut lui qui en demanda la permission.En tout cas il exhiba des cigarettes. Elle suivait ses mouvements,et il put croire qu’elle allait tendre la main, mais elle n’achevapas son geste. Il hésita, lui aussi, incertain de ce qu’ellevoulait.

– Je suppose que vous… – commença-t-il.

– Je n’ai jamais essayé, – fit-elle.

Il lança un coup d’œil investigateur du côté de Parker, puis sesregards rencontrèrent ceux de miss Waters.

– C’est une des choses pour lesquelles je désirais venir, –ajouta-t-elle.

Il n’y avait qu’un seul parti à prendre.

Elle accepta une cigarette et l’examina rêveusement.

– En bas, – dit-elle, – il n’est pas possible de… Le seul tabacqui nous arrive est détrempé. Certains tritons ont… ils ontdécouvert chez les marins un usage du tabac… La chique, jecrois, est le nom dont ils l’appellent. Mais c’est trop infect pourqu’on en parle.

D’un brusque sursaut, elle écarta ce sujet nauséabond et se prità réfléchir.

Mon cousin souleva avec un déclic le couvercle de sa boîted’allumettes.

Elle eut une hésitation momentanée et tourna la tête du côté dela maison.

– Mme Bunting ? – dit-elle, et elle répéta plusieurs fois,paraît-il, cette interrogation.

– Elle ne dira rien, – assura Melville, un peu précipitamment,et il se tut. – Oh ! – reprit-il, – elle ne s’en offusquerapas s’il n’y a ici personne d’autre pour s’en offusquer.

– Eh ! bien, il n’y a personne, – constata miss Waters, nonsans un regard vers Parker.

Melville gratta son allumette.

Mon cousin a une tournure d’esprit indirecte, une disposition,qui va jusqu’à la passion, à aborder obliquement toutes choses,personnelles ou générales. Il ne pourrait pas plus aller droit àune explication capitale qu’un chat ne va de lui-même à unétranger. C’est par la tangente qu’il revint au sujet quil’intéressait.

– Je me demande, – dit-il, – quels motifs vous ont décidée àatterrir, – et il se pencha en avant, absorbé en apparence par lesefforts qu’elle faisait pour tirer convenablement des bouffées desa cigarette.

Elle lui sourit, en envoyant en l’air un petit panache defumée.

– Mais, pour ceci, – fit-elle.

– Et pour vous coiffer ?

– Et pour m’habiller.

Elle sourit de nouveau après une courte hésitation.

– Et pour tout ceci aussi, – ajouta-t-elle, comme si elle eûtpensé qu’elle ne lui répondait pas d’une façon aussi complète qu’ille méritait.

De la main elle indiquait la maison, la pelouse et… Mon cousinMelville ne comprit pas très bien ce qu’elle indiquait enoutre.

– Est-ce que je m’en tire passablement ? – interrogea missWaters.

– Superbement ! – affirma mon cousin avec un vague soupirdans la voix. – Et qu’en dites-vous ?

– Ça valait la peine de venir, – répondit-elle avec un sourireet un coup d’œil caressants.

– Alors, vous êtes vraiment venue pour… ?

Elle acheva la phrase incomplète :

– … pour voir ce qu’était la vie sur terre ? N’est-ce pasassez ?

La cigarette de Melville ne s’était pas allumée. Il en contemplapensivement l’extrémité noircie.

– La vie, – dit-il, – ne se borne pas seulement à… toutceci.

– À tout ceci ?

– Oui, à se reposer au soleil, à fumer des cigarettes, àbavarder, à faire toilette…

– Mais elle consiste en tout cela.

– Pas entièrement.

– Par exemple ?

– Oh ! vous savez bien.

– Quoi ?

– Vous savez bien, – répéta Melville sans vouloir laregarder.

– Je prétends ne pas savoir, – répliqua-t-elle après unsilence.

– Du reste… – reprit Melville.

– Eh bien ?

– … Vous avez dit à Mme Bunting…

Il s’aperçut qu’il commettait une indiscrétion, mais le scrupuleintervenait trop tard.

– Eh bien ?

– Vous avez parlé d’une âme.

Elle resta bouche close un moment. Il leva la tête et s’aperçutque les yeux de son interlocutrice brillaient de plaisir.

– Monsieur Melville, – questionna-t-elle innocemment, –qu’est-ce qu’une âme ?

– Une âme… – répondit prestement mon cousin, mais il s’arrêtaaussitôt. – Une âme… – répéta-t-il en secouant la cendre imaginairede sa cigarette éteinte. – Une âme… – dit-il encore en lançant uncoup d’œil vers Parker. – Une âme, voyez-vous… – et il regarda missWaters de l’air perplexe d’un homme aux prises avec un sujetdifficile qu’il faut manier avec une adresse prudente. Tout bienréfléchi, c’est une chose trop compliquée pour qu’onl’explique…

– … à quelqu’un qui n’en a pas ?

– … à n’importe qui, – conclut mon cousin, avouant soudain sonembarras.

Il médita un instant, sans cesser de la fixer dans les yeux.

– D’ailleurs, – fit-il, – vous savez parfaitement bien ce quec’est qu’une âme.

– Non, – répliqua-t-elle, – je ne le sais pas.

– Vous le savez aussi bien que moi.

– Ah ! cela peut-être différent.

– Vous êtes venue pour chercher une âme.

– Il se peut que je n’y tienne pas. Quand on n’en a pas,pourquoi… ?

– Ah ! voilà, – et mon cousin haussa les épaules. – C’estjustement, comprenez-vous, la généralité de la chose qui la renddifficile à définir.

– Tout le monde a une âme ?

– Tout le monde.

– Excepté moi ?

– Je n’en suis pas certain.

– Mme Bunting en a une ?

– Certainement.

– Et M. Bunting ?

– Tout le monde.

– Miss Glendower en a-t-elle une aussi ?

– Oh ! combien !

La Dame de la Mer resta rêveuse. Brusquement elle partit sur unautre sujet :

– Monsieur Melville, qu’est-ce qu’une union d’âmes ?

Melville tordit soudain sa cigarette et la jeta. La question dutévoquer chez lui quelque réminiscence.

– C’est un extra, une sorte de fioriture, – dit-il. – Etquelquefois, comme quand on fait déposer sa carte par un laquais,c’est une substitution à la présence réelle.

Il se tut et resta les yeux vers le sol, à chercher un moyend’exprimer ce qu’il avait dans l’esprit, quoi que ce fût ; ilne voyait même pas très bien ce que ce pouvait être et en attendaitla révélation. La Dame de la Mer, renonçant à comprendre lesphrases obscures qu’il lui avait débitées, passa à une questionplus urgente :

– Pensez-vous que miss Glendower et… et M. Chatteris… ?

Melville leva la tête, remarquant qu’elle s’attardait àprononcer ce nom.

– Assurément, – dit-il, – c’est tout justement ce qu’ilsvoudraient faire.

Puis, interrogeant à son tour :

– Chatteris vous intéresse ?

– Oui, – avoua-t-elle.

– Je le pensais.

La Dame de la Mer le regarda gravement. Ils s’étudiaient l’unl’autre avec une attention sans précédent. Melville devintsubitement précis. Il lui sembla qu’il aurait depuis longtemps dûfaire cette découverte. Il éprouva une amertume inexplicable, etreprit la parole avec un tiraillement du coin de la bouche et unaccent accusateur dans la voix :

– Vous voulez que nous causions de lui ?

Toujours grave, elle hocha la tête.

Il continua :

– Pour moi, je n’y tiens guère.

Et il ajouta en changeant de ton :

– Mais je le ferai si vous le souhaitez.

– Je savais bien que vous consentiriez.

– Oh ! vous saviez ? – ricana Melville, constatant quesa cigarette éteinte était à portée d’un talon vengeur.

Elle ne desserra pas les dents.

– Eh bien ? – fit Melville.

– Je l’ai aperçu pour la première fois il y a plusieurs années,– s’excusa-t-elle.

– Où ?

– En Océanie, près de Tonga.

– Et voilà la véritable raison qui vous a fait venir ?

– Oui, – avoua-t-elle.

Cette fois, son ton était convaincant. Melville futscrupuleusement impartial.

– Il est bien bâti et il a de la prestance, – accorda-t-il. –C’est un excellent garçon. Mais je ne discerne pas ce qui vous… (Àce point, il fila par la tangente.) Est-ce qu’il vous vit,alors ?

– Oh ! non !

L’attitude et le ton que prit Melville démontrèrent son extrêmegénérosité d’esprit.

– Je ne comprends pas pour quel motif vous êtes venue, et je nesaisis pas bien quelles sont vos intentions. Vous savez, n’est-cepas, – ajouta-t-il avec l’air de signaler un obstacle de peud’importance, mais solide, – que miss Glendower est là ?

– Elle est là ? – fit-elle.

– Eh bien ! oui. N’est-elle pas là ?

– C’est juste.

– Et d’ailleurs, après tout, pourquoi feriez-vous… ?

– Je reconnais que c’est déraisonnable, – interrompit-elle. –Mais à quoi bon raisonner, alors ? C’est une affaired’imagination…

– De sa part, à lui ?

– De quelle façon puis-je savoir jusqu’à quel point cela letient ? C’est là ce que je veux savoir.

Melville leva encore une fois ses regards sur elle.

– Ce n’est peut-être pas de très bon jeu, ce que vous vousproposez là, – dit-il, – ni de très bonne foi…

– Envers elle ?

– Envers tout le monde.

– Pourquoi ?

– Parce que vous êtes immortelle, et que rien ne vous gêne :parce que vous pouvez tenter tout ce qu’il vous plaît et que nousne le pouvons pas. Mais le fait est là. Et nous voici, avec nosvies si courtes et nos petites âmes à sauver ou à perdre, nousdémenant pour faire aboutir nos mesquines ambitions… et vous, voussortez des éléments et vous faites un signe…

– Les éléments ont leurs droits, – riposta-t-elle. Les élémentssont les éléments, savez-vous ! C’est ce que vous oubliez.

– L’imagination aussi ?

– Certainement. Voilà le véritable élément ; tous ceux devos chimistes…

– Eh bien ?

– … ne sont qu’imagination. Il n’y en a pas d’autres. Et tousles éléments de votre vie – continua-t-elle, – de cette vie quevous vous figurez vivre, les petites choses qu’il vous faut faire,les petits soucis, les extraordinaires petits devoirs, l’au jour lejour continuel, les limitations hypnotiques, tout cela c’est autantde fantaisies, d’imaginations qui se sont emparées de vous tropfortement pour que vous vous en débarrassiez… Vous ne l’osez pas,vous ne le devez pas, vous ne le pouvez pas. Pour nous, qui vousobservons…

– Vous nous observez ?

– Oh oui ! Nous vous observons et parfois nous vousenvions ; non seulement pour votre atmosphère sèche, pour lachaleur et la clarté du soleil, l’ombre des arbres, l’agrément desmatins, le charme de tant de choses, mais parce que votre viecommence et finit, parce que vous allez vers une fin !

Elle revint à son premier sujet :

– Mais vous êtes si limités, si ligotés ! Le peu de tempsqui vous est accordé, vous l’employez si piètrement ! Vouscommencez et vous finissez, et, pendant tout l’intervalle, c’estcomme si vous étiez la proie d’un enchantement : vous avez peur defaire ceci qui vous donnerait de la joie ; il vous faut fairecela que vous savez pertinemment stupide et désagréable. Pensezdonc aux choses, même les infimes, qui vous sont interdites !Là-haut, sur la promenade des Leas, par cette chaleur torride, lesgens sont chargés de vêtements laids et étouffants, tellement troplourds ! Ils mettent des chaussures serrées, trop chaudes,quand ils ont de jolis pieds roses… quelques-uns au moins en ont…nous le voyons parfois. Ils s’assoient là sans sujets deconversation, sans spectacle à contempler, pour ainsi dire, etcontraints d’accomplir un tas de simagrées absurdes… Pourquoisont-ils contraints ? Pourquoi laissent-ils la vie leuréchapper ? Comme si bientôt ils ne devaient pas tous êtremorts ?… Supposons que vous alliez là-haut en costume de bain,avec un chapeau de toile blanche…

– Ce ne serait pas convenable ! – s’écria Melville.

– Pourquoi ?

– Ce serait scandaleux !

– Mais tout le monde peut vous voir dans ce costume sur laplage.

– C’est différent.

– Ce n’est pas différent. Il vous semble que telles choses sontconvenables ou scandaleuses, bonnes ou mauvaises… parce que vousêtes dans un rêve, dans un petit rêve fantastique et malsain, siétriqué, si minuscule ! Je vous ai vu l’autre jourterriblement contrarié, pendant tout un après-midi, à cause d’unetache d’encre sur votre manche…

Mon cousin prit un air froissé, et elle renonça à la tached’encre.

– Votre vie, vous dis-je, est un rêve, un rêve dont vous n’êtespas capables de vous éveiller.

– Alors, pourquoi me le dites-vous ?

Elle s’abstint de répondre.

– Pourquoi me le dites-vous ? – insista-t-il, les regardsfixés sur le sol.

Il entendit le frou-frou des étoffes dans le mouvement qu’ellefit pour se pencher vers lui. Elle l’effleura de sa fraîche haleineet lui parla, en un doux murmure confidentiel, comme quelqu’un quirévèle un secret dont on ne saurait se départir tropprudemment.

– Parce que, – dit-elle, – parce qu’il y a des rêvesmeilleurs !

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