Miss Waters

Chapitre 2PREMIÈRES IMPRESSIONS

1.

Voilà, avec autant de vraisemblance que j’en puis mettre, dansquelles circonstances la Sirène aborda à Folkestone.Indubitablement, toute l’affaire fut le résultat d’un pland’invasion mûrement arrêté par la prétendue naufragée. Elle n’avaitpas eu la moindre crampe, elle n’en pouvait avoir, et, en ce quiconcerne la noyade, personne ne fut un instant en danger, si cen’est M. Bunting, dont la précieuse existence faillit êtresacrifiée au début de l’aventure. La première manœuvre de la damefut, aussitôt installée, de demander un entretien à Mme Bunting etde compter sur l’éclat séducteur de sa juvénile beauté pours’assurer, dans cette extraordinaire équipée, l’appui, la sympathieet le patronage de cette bonne dame qui, en réalité, était uneenfant naïve, un véritable nouveau-né, en comparaison desimmémoriales années vécues par la Sirène. La façon dont elle seconduisit vis-à-vis de Mme Bunting serait incroyable si nous nesavions que, en dépit de maints désavantages, la Dame de la Merétait une personne qui avait énormément profité de ses lectures.Elle en convint elle-même plus tard dans diverses conversationsqu’elle eut avec mon cousin Melville. Car, pendant quelque temps,une amicale intimité – c’est ainsi que Melville préfère toujoursprésenter la chose – rapprocha ces deux personnes, et mon cousin,qui est doué d’une curiosité assez considérable, recueillit ungrand nombre de détails fort intéressants sur la vie delà-bas ou d’en-bas, car la Sirène se servit del’une et de l’autre expression. D’abord la Dame de la Mer se tintsur une excessive réserve, malgré l’insistance aimable del’interrogateur, mais je devine qu’elle se laissa aller parfois àdes accès d’expansion et de joyeuse confiance.

« Il est clair, écrit mon cousin dans ses memoranda,que les antiques notions que nous avons sur la vie sous-marinereprésentée comme un perpétuel jeu de cache-cache à travers desforêts de corail, interrompu par des séances de coiffure au clairde lune sur des plages rocheuses, méritent d’être considérablementrevues et corrigées.

« Au point de vue littéraire, par exemple, les peuplessous-marins sont aussi bien pourvus que nous, et ils ont,par-dessus le marché, des loisirs illimités qu’ils peuvent, à leurgré, consacrer à la lecture. »

Melville insista beaucoup, et avec une envie manifeste, sur cesloisirs illimités. L’image d’une sirène se balançant dans un hamacfait de plantes marines tressées, tenant d’une main le derniersuccès du romancier en vogue et de l’autre un poissonphosphorescent d’une force de seize bougies, peut choquer nos idéespréconçues, mais un pareil tableau est assurément beaucoup plusconforme à la vie ordinaire de l’abîme telle que la Sirène la luidépeignit.

Partout le changement impose son vouloir aux choses ;partout et jusque chez les créatures immortelles, règne laModernité. Sur l’Olympe même, je suppose qu’il y a un partiprogressiste et qu’un nouveau Phaéton s’y agite pour remplacer leschevaux du char de son père par quelque moteur solaire de soninvention. C’est ce que j’insinuai à Melville qui s’écria : «Horrible ! horrible ! » et contempla comme fasciné le feuqui flambait dans la cheminée de mon cabinet de travail. Pauvrevieux Melville ! Elle lui donna une infinité de détails surles ressources des bibliothèques océaniques. Naturellement, onn’imprime pas de livres là-bas, car l’encre d’imprimerie, sousl’eau, risquerait de faire de fâcheuses bavures : elle l’expliquatrès clairement ; mais, d’une manière ou d’une autre, toute lalittérature terrestre, assure Melville, est parvenue jusqu’auxhabitants des abîmes.

– Nous sommes au courant, – dit la Sirène.

Ils constituent en fait un public distinct de lecteurs, et desrecherches systématiques sont organisées pour trouver le complémentde cette immense bibliothèque submergée qui circule avec lesmarées. Les sources d’approvisionnement sont variées et, danscertains cas, assez bizarres. Beaucoup de livres sont trouvés dansdes navires coulés.

– Vraiment ? – s’écria Melville.

– Environ un livre par navire, – spécifia la Dame de la Mer.

Continuellement, sur les paquebots qui transportent desvoyageurs, beaucoup de romans et de magazines tombent à la mer parinadvertance, ou bien le vent les envoie par-dessus bord. Parfoisun volume est lancé volontairement dans les flots, mais ce ne sontgénéralement pas là des additions importantes. D’autres foisencore, certains lecteurs se débarrassent de cette façon, quand ilsles ont achevés, de livres d’un caractère particulier. Melville,qui est un lecteur assez irritable, aura sans difficulté compriscela. Il arrive aussi que, sur les plages estivales, le vent, àcertains jours, emporte au large des spécimens de littératurelégère. Enfin, quand les succès colossaux de nos grands romancierspopulaires commencent à se ralentir (du moins Melville mel’assura), les éditeurs jugent commode de jeter à la mer tout lesurplus de leur stock que refusent les hôpitaux et les prisons.

– Cela n’est pas généralement connu, – fis-je.

– Mais eux, dans l’abîme, ils le savent, – répliquaMelville.

Il est d’autres moyens par lesquels les plages fournissent leurpart de littérature. Les jeunes couples qui vont s’asseoir àl’écart de la foule indiscrète, raconta la Dame de la Mer, à moncousin, oublient derrière eux, lorsque, après de suffisantesméditations, ils retournent vers des lieux moins solitaires,d’excellents romans modernes. Il y a, paraît-il, un fort belassortiment de livres anglais dans le fond du Pas-de-Calais ;en réalité, toute la Collection Tauchnitz s’y trouve, jetéepar-dessus bord, au dernier moment, par des voyageurs consciencieuxou pusillanimes qui reviennent du continent. Pendant un certaintemps, le lit de la Mersey fut, de la même façon, alimenté deréimpressions américaines ; mais, de ce côté, depuis quelquesannées, le rendement a beaucoup diminué. L’œuvre des « Bonneslectures pour les pêcheurs » commence aussi à prodiguer à foisonses traités pieux et à rehausser particulièrement le niveau de lapensée sur les vastes bas-fonds de la mer du Nord. Sur ces points,la Dame de la Mer fut très précise.

Lorsque l’on considère les conditions dans lesquelles elles’enrichit, il n’y a pas à s’étonner que l’élément fiction soitaussi amplement représenté dans la Bibliothèque océanique qu’ill’est sur les comptoirs de MM. Mudie. Mon cousin apprit encore queles divers magazines illustrés, et particulièrement lespublications mondaines et les journaux de modes, sont infinimentplus appréciés que les romans, qu’ils sont recherchés avec plusd’ardeur et feuilletés avec une impatience jalouse. Par là, moncousin put discerner l’un des motifs qui avaient incité la Dame àrisquer cette incursion dans la vie terrestre. Il insinua, au sujetde la toilette, diverses réflexions :

– Il y a longtemps que nous nous serions décidées à nous vêtircoquettement, – répondit la Sirène, et elle ajouta sur un tonlégèrement persifleur : – Ce n’est pas que nous n’ayons rien deféminin, monsieur Melville, seulement, comme je l’expliquais à MmeBunting, il est indispensable de tenir compte des circonstances…Comment garder quelque chose de propre, sous l’eau ! Songezaux dentelles, par exemple.

– Mouillées ! – agréa le cousin Melville.

– Trempées ! – renchérit la Dame de la Mer.

– Perdues ! – rectifia mon cousin.

– Et en outre, les cheveux ! – fit la Dame de la Mer avecgravité.

– C’est vrai ! – avoua Melville. – On ne peut jamais lesfaire sécher complètement.

– Précisément.

Mon cousin Melville entrevit sous un nouveau jour une vieillehistoire.

– Et c’est pour cela… qu’autrefois… ?

– Tout juste ! – s’écria-t-elle – tout juste ! Avantqu’il y eût tant d’excursionnistes et de marins et de gens malélevés partout, on pouvait s’installer au soleil et les peigner. Ilétait possible en ce temps-là de se coiffer, mais maintenant…

Avec un geste pétulant et mordillant ses lèvres, elle contemplagravement Melville. Mon cousin émit un grognement approbateur.

– L’esprit moderne, dans toute son horreur ! –proféra-t-il, presque automatiquement.

Bien que les romans et la mode paraissent contribuerregrettablement pour une si grande part à la nourriture spirituelledes sirènes, il ne faut pas croire que l’élément sérieux de noslectures n’arrive jamais au fond de la mer. Tout récemment encore,raconta la Sirène, le cas s’est présenté d’un capitaine de voilierqui, complètement détraqué par les réclames étourdissantes duTimes et du Daily Mail, avait non seulementacheté d’occasion la réédition faite par le Times del’Encyclopédie Britannique, mais aussi cette compactecollection d’échantillons de belles-lettres, cette charcuterielittéraire, ce hachis mêlé, dosé et tassé (à deux pieds) par lessoins lourdement érudits du Dr Richard Garnett. Il est depuislongtemps notoire que les plus grands esprits du passé furentbeaucoup plus prolixes et confus dans (c’est ainsi qu’on s’exprime)leurs élucubrations. Le Dr Garnett, affirme-t-on, en a extrait lesuc, et l’offre, condensé sous un volume si réduit que l’homme leplus affairé peut désormais prétendre à des connaissanceslittéraires approfondies, sans que ses occupations en soient enrien gênées. Ainsi abusé, l’infortuné capitaine prit à bord tout cechargement, dans l’intention assez évidente de débarquer à Sydney,ayant acquis en cours de route un savoir comparable à celui du plussage des êtres vivants, entreprise digne d’un Hindou. On devine lerésultat. Cette massive cargaison se déplaça une nuit ; toutle poids de la science du dix-neuvième siècle et de la littératurede tous les temps fut projeté en bloc sur un des côtés du petitnavire, qui chavira instantanément… Le voilier, assura la Dame dela Mer, coula à pic comme s’il eût été chargé de plomb, tandis queson équipage ainsi que les autres objets mobiliers ne lerejoignirent qu’à la fin de la journée. Le capitaine parvint aufond aussitôt après son navire, et, fait curieux, dû probablement àce qu’il avait absorbé déjà quelques tranches de son bagage descience, il descendit la tête en avant au lieu d’arriver, commec’est la coutume, les pieds les premiers et les bras étendus…

Cependant, ces bonnes fortunes exceptionnelles ne peuvent secomparer aux averses incessantes de littérature légère. Le roman,la revue et le journal restent, même au fond de la mer, laprincipale lecture. Ainsi que les événements postérieurs tendent àle démontrer, ce doit être d’après les périodiques de toute espèceque la Dame de la Mer se fit une opinion de la vie des humains etde leurs sentiments, et c’est de là que lui vint son envie de nousfaire une visite. Si parfois elle parut n’estimer que médiocrementles tendances de l’esprit humain, si, par moments, elle sembladisposée à traiter Adeline Glendower et bon nombre des choses lesplus importantes de la vie avec une certaine légèreté sceptique, sienfin elle a incontestablement subordonné la raison et lesconvenances à sa véhémente passion, il faut, pour être juste enverselle et pour bien juger les conséquences profondes de son acte, ilfaut attribuer ses aberrations à leur cause véritable.

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