Miss Waters

4.

Il était juste et convenable qu’après cette entrevue Melville serendît auprès de Chatteris, mais en ce monde le cours desévénements manifeste parfois un lamentable mépris pour ce qui estjuste et convenable. Des points de vue – pour la plupart, despoints de vue désagréables – se présentèrent en foule à Melville cejour-là. Dans le vestibule du rez-de-chaussée, il trouva MmeBunting en compagnie d’un chapeau hardiment ornementé, quil’attendait pour intercepter sa sortie.

Comme il descendait dans un état de préoccupation extrême, lechapeau hardiment ornementé révéla, sous ses vastes bords, unepersonne pâle, mais résolue, vêtue d’un cache-poussière et chausséede bottines souples pour pieds sensibles. L’étrangère, que MmeBunting présenta cérémonieusement, était lady Poynting Mallow,l’une des plus représentatives des tantes de Chatteris. Tout enposant quelques questions au sujet d’Adeline, la noble dame toisaMelville des pieds à la tête ; puis, après avoir acquiescé àun certain nombre de propositions émises par Mme Bunting, elleinvita Melville à l’accompagner jusqu’à son hôtel. Il était tropépuisé par son entretien avec Adeline pour risquer la moindreobjection.

– Je vais à pied et nous suivrons la route du bas, – notifialady Poynting Mallow.

Quelques instants après ils parlaient de conserve. Comme laporte des Bunting se refermait derrière eux, la dame au chapeaudéclara qu’il était infiniment préférable d’avoir affaire à unhomme. Après quoi ils continuèrent d’avancer en silence. Je nepense pas qu’à ce moment-là Melville se rendît entièrement comptequ’il avait un compagnon de route. Mais bientôt une voix troublases méditations. Il sursauta.

– Je vous demande pardon, – fit-il.

– Cette femme Bunting est une godiche, – répéta lady PoyntingMallow.

Après un intervalle de réflexion, Melville répondit :

– C’est une vieille amie à moi.

– C’est bien possible, – riposta lady Poynting Mallow.

La situation parut à Melville, sur le moment, quelque peuembarrassante. Avec sa canne, il repoussa sur la chaussée unfragment de pelure d’orange.

– Je veux aller au tréfonds du mystère, – stipula lady PoyntingMallow. – Qui est cette autre femme ?

– Quelle autre femme ?

Tertium quid, – répondit la noble dame avec unelumineuse incorrection.

– Une sirène, dit-on, – divulgua Melville.

– Que lui reproche-t-on ?

– Sa queue.

– Avec des nageoires, des écailles ?

– Une sirène complète.

– Vous en êtes sûr ?

– Certain.

– Comment l’avez-vous su ?

– J’en suis certain, – répéta Melville, avec une pétulance toutà fait contraire à ses habitudes.

La noble dame se prit à réfléchir.

– Soit, mais il est en ce monde de pires choses qu’une queue depoisson, – décida-t-elle finalement.

Melville ne jugea pas nécessaire de contredire cetteopinion.

– Hum ! – fit lady Poynting Mallow, pour commenterapparemment le silence de son compagnon.

Et pendant quelques minutes ils marchèrent sans dire un mot.

– Cette fille Glendower est une godiche, elle aussi, – ajouta lanoble dame.

Mon cousin ouvrit la bouche, et la referma sans avoir émis unson. Comment répondre aux nobles dames quand elles se permettent des’exprimer pareillement ? Mais s’il ne répondit pas, sapréoccupation du moins se dissipa. Son attention était touteaccaparée par la personne résolue qu’il avait à côté de lui.

– Elle a des moyens ? – demanda-t-elle brusquement.

– Miss Glendower ?

– Non, je suis renseignée sur ce qui la concerne, elle. Je parlede l’autre.

– De la sirène ?

– Oui, de la sirène. Pourquoi pas ?

– Oh ! elle… Elle a des moyens fort considérables.Des galions, d’antiques trirèmes chargées de trésors, des frégatesnaufragées, des bancs de corail sous-marins…

– Bien, c’est parfait ! Et maintenant, dites-moi, je vousprie, monsieur Melville, pourquoi Harry ne la prendrait-ilpas ? Qu’importe qu’elle soit une sirène, ça n’est pas pisqu’une mine d’argent américaine, et c’est loin d’être aussiprimitif et mal élevé.

– D’abord, il y a qu’il est déjà fiancé.

– Oh ! cela…

– Et ensuite il y a miss Waters…

– Mais…

– … qui est une sirène…

– Ce n’est pas une objection ! Autant que j’en puis juger,elle ferait pour lui un parti excellent. Et en réalité, dans lacirconscription, ici, elle est tout aussi capable de l’aiderefficacement… Le député sortant qu’il va combattre… cet individu,Sassoon, gagne des sommes fantastiques avec les câbles sous-marins…On ne peut trouver mieux… Grâce à elle, Harry dévoilerait aisémentses tours. C’est parfait ! Pourquoi ne la prendrait-ilpas ?

Elle enfonça ses mains dans les poches de son cache-poussière,et son œil bleu-faïence fixa Melville par-dessous le bord duchapeau hardiment ornementé.

– Vous comprenez bien, n’est-ce pas ? – objecta mon cousin,– qu’il s’agit d’une sirène absolument constituée comme elle doitl’être ; les membres inférieurs remplacés par une queue réelleet palpable…

– Et après ? – fit lady Poynting Mallow.

– Laissant de côté miss Glendower…

– C’est entendu !

– … je crois qu’un pareil mariage est impossible.

– Pourquoi ?

Mon cousin tourna autour de la question.

– Elle est immortelle, entre autres choses, avec un passé…

– Ce qui contribue uniquement à la rendre plusintéressante !

Melville essaya d’envisager les choses de ce même point devue.

– Vous vous figurez, – dit-il, – qu’elle le suivrait à Londres,qu’elle se marierait à l’église Saint-Georges, dans Hanover Square,se chargerait du loyer d’une maison dans Park Lane et irait envisite partout où il lui plairait !

– C’est précisément ce qu’elle ferait à l’heure actuelle, où laCour se réveille…

– C’est précisément ce qu’elle ne ferait pas, – interrompitMelville.

– Mais toute femme qui en aurait l’occasion le ferait.

– C’est une sirène.

– C’est une godiche, alors ! – proclama lady PoyntingMallow.

– Elle n’a même pas l’intention de l’épouser ; cetarticle-là n’entre pas dans son code.

– La friponne ! Que se propose-t-elle donc ?

Mon cousin fit un geste dans la direction de la mer.

– Cela ! C’est une sirène, – dit-il énigmatiquement.

– Quoi ?

– Là-bas !

– Où ?

– Au large !

Lady Poynting Mallow examina la mer comme un objet curieux etnouveau.

– C’est une perspective amphibie pour la famille, – dit-elleaprès réflexion. – Même dans ce cas, si elle fait fi de la société,et que cela plaise à Harry, quand ils seront las de la viechampêtre…

– Je crains que vous ne saisissiez pas très bien ce fait quec’est une sirène – spécifia Melville, – et Chatteris, voyez-vous, abesoin de respirer de l’air pour vivre.

– C’est une difficulté, – admit lady Poynting Mallow encontemplant le miroitement éblouissant des flots. – Mais je ne voisquand même pas l’impossibilité d’en venir à bout.

– C’est impossible ! – rétorqua Melville avec une emphasearide.

– Elle l’aime ?

– Elle est venue le chercher.

– Si elle le veut à tout prix, il pourrait imposer desconditions. Dans ces sortes d’affaires, il y en a toujours un quifait les concessions. Mais, quel que soit le cas, il faut unmariage !

Mon cousin scruta le visage impénétrablement assuré et satisfaitde la noble dame.

– Il pourrait, – reprit-elle, – avoir un yacht et une cloche àplongeur, si elle désire qu’il fasse la connaissance des membres desa famille.

– Sa famille doit se composer de demi-dieux païens, je suppose,qui vivent de quelque façon mythologique dans la Méditerranée.

– Ce cher Harry est païen lui-même, de sorte que ça n’est pasgênant. Et quant à être mythologique, toutes les bonnes familles lesont. Il pourrait même revêtir un costume de scaphandrier, si l’onen trouvait un qui lui allât à son avantage.

– Je ne pense pas un seul instant que rien de semblable soitpossible.

– C’est simplement parce que vous n’avez jamais été une femmeamoureuse, – répliqua lady Poynting Mallow avec un air de vasteexpérience.

Elle poursuivit la conversation :

– Si c’est de l’eau de mer qu’il lui faut, il serait tout à faitfacile, quel que soit l’endroit où ils se fixent pour vivre,d’établir un réservoir, une piscine, avec une baignoire roulante…Vraiment, monsieur Milvaine…

– Melville.

– Vraiment, monsieur Melville, je ne vois pas ce que voustrouvez d’impossible à cela.

– Avez-vous vu la dame en personne ?

– Croyez-vous que je sois depuis deux jours à Folkestone sansavoir rien fait ?

– Seriez-vous allée lui faire visite ?

– Assurément non ! C’est l’affaire d’Harry d’arrangercela ; mais je l’ai examinée sur la promenade, dans sonfauteuil roulant, et je n’ai, à coup sûr, jamais rencontré de femmequi m’ait paru aussi digne de ce cher Harry, jamais.

– Bien, bien – fit Melville. – En dehors de toute autreconsidération, il reste toujours miss Glendower.

– Je ne l’ai jamais considérée comme un parti convenable pourHarry.

– Possible… Cependant, elle existe.

– C’est le cas de beaucoup d’autres, – fit tranquillementremarquer la noble dame, pour qui, de toute évidence, cette partiede la question était écartée.

Ils continuèrent leur chemin en silence.

– Ce que je désirais particulièrement vous demander, monsieurMilvaine…

– Melville.

– … monsieur Melville, c’est précisément ce que vous venez fairedans cette histoire.

– Je suis un ami de miss Glendower.

– Qui désire le ravoir ?

– Franchement… oui.

– Ne lui est-elle pas dévouée ?

– Je le suppose, puisqu’ils sont fiancés.

– Elle doit lui être dévouée, assurément ! Alors, pourquoine comprend-elle pas qu’elle devrait lui rendre sa liberté, si elleveut vraiment son bien ?

– Elle ne croit pas que ce soit pour son bien… ni moi nonplus.

– Simplement un préjugé suranné, parce que la dame a une queue.Les vieilles grognons, qui sont descendues chez Wampach, sontexactement de votre avis !

Melville haussa les épaules.

– Alors, vous allez, je suppose, le rudoyer et le menacer pourle compte de miss Glendower ?… Vous n’obtiendrez rien debon.

– Puis-je me permettre de vous demander ce que vous comptezfaire ?

– Ce que fait toujours une bonne tante.

– Et c’est ?

– Le laisser agir à sa guise.

– Supposons qu’il veuille se noyer.

– Mon cher monsieur Milvaine, Harry n’est pas un godiche.

– Je vous ai dit que c’est une sirène.

– Oui, dix fois !

Un silence contraint pesa sur eux. Ils approchaient dufuniculaire de Folkestone.

– Vous n’obtiendrez rien de bon, – répéta lady PoyntingMallow.

Au bas du funiculaire, la noble dame se tourna vers Melville,dont le service d’escorte prenait fin.

– Je vous suis très obligée de m’avoir accompagnée monsieurMilvaine, – dit-elle, – et je suis enchantée de connaître vos idéessur la situation. C’est une affaire épineuse, mais je pense quenous sommes des gens raisonnables. Réfléchissez à ce que je vous aidit, puisque vous êtes un ami d’Harry, car vous êtes, n’est-ce pas,de ses amis ?

– Nous nous connaissons depuis plusieurs années.

– Je suis persuadée que vous finirez tôt ou tard par adopter monpoint de vue. C’est très évidemment le meilleur parti pourlui !

– Il reste toujours miss Glendower.

– Si miss Glendower est une véritable femme, elle doit êtreprête à tous les sacrifices pour le bien d’Harry.

Et sur ces mots ils se séparèrent.

Une minute plus tard, Melville se trouva sur l’autre côté de laroute, en face de la station du funiculaire, suivant du regard lewagon qui montait. Le chapeau hardiment ornementé, énergique, droitaffirmant, s’élevait doucement, image parfaite du solide bon sens.L’esprit de Melville retomba dans le désarroi ; il étaitabasourdi, pour ainsi dire, par la vigueur des opinions de la nobledame. Est-il possible que quelqu’un qui n’a pas absolument raisonsoit aussi précis et catégorique ? Dans ce cas, que devenaientces présages déprimants, ces sinistres menaces de fuite, ces échos« d’autres rêves », dont, encore une demi-heure auparavant à peine,il subissait l’angoisse ?

En proie à tous les doutes, il se tourna dans la direction deSandgate. Très nettement, il se représentait la Dame de la Mer sousle même jour où la voyait lady Poynting Mallow, comme une créatureravissante, élégante, riche et, à vrai dire, abominablementvulgaire, et cependant, avec une identique netteté, il se larappelait telle qu’elle était lors de leur conversation dans lejardin, avec ses traits d’ombre, ses yeux de profond mystère, et cemurmure étrange qui avait transformé pour lui le monde ambiant enun mince et léger rideau qui cacherait des choses vagues,merveilleuses et jusqu’ici insoupçonnées.

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