Miss Waters

5.

Pour comble à la détresse de Melville, car les petits ennuisaugmentent nos gros chagrins, son club subissait desréparations ; il était plein de maçons et de peintres quiavaient éventré les fenêtres, barricadé les salles avec deséchafaudages. Melville et ses collègues étaient donc provisoirementles hôtes d’un autre club qui possédait plusieurs membres poussifs.Ces membres paraissaient uniquement occupés à souffler, à soupirer,à froisser des papiers, à dormir dans tous les coins. Ils étaientcomme des taches indélébiles sur le décor luxueux de ce clubhospitalier. En outre, il importait peu à Melville, dans l’état oùil se trouvait, que tous ces ronfleurs jamais en repos fussentd’éminents personnages.

C’est toutefois cette dislocation temporaire de son existencequi fut la cause d’une conversation quasi confidentielle entreMelville et Chatteris, ce dernier étant un des membres amorphes, etdes moins éminents, du club qui abritait l’autre.

Melville, cet après-midi-là, feuilletait Punch ;il était dans une de ces humeurs où l’on feuilletterait n’importequoi. Il se mit à lire, sans savoir exactement ce qu’il lisait.Bientôt il soupira, leva la tête, et aperçut Chatteris quientrait.

Certes il fut étonné, interdit même, et vaguement alarmé.Évidemment, Chatteris, de son côté, se montrait tout aussi surpriset déconcerté. Debout, dans l’attitude la plus gauche qu’il lui fûtpossible de prendre, Chatteris regarda Melville d’un air quelquepeu revêche et parut ne pas vouloir le reconnaître. Mais, seravisant, il fit un signe de tête et s’avança de mauvaise grâce.Chacun de ses mouvements indiquait le désir de s’esquiver.

– Vous ici ! – dit-il.

– Que faites-vous donc si loin de Hythe en ce moment ? –questionna Melville.

– Je suis entré pour écrire une lettre, – réponditChatteris.

Il regarda autour de lui d’une manière embarrassée. Puis ils’assit auprès de Melville et demanda une cigarette.

Tout d’un coup, il se lança dans les confidences.

– Il est douteux que je pose ma candidature là-bas.

– Bah !

– Oui.

Il alluma une cigarette.

– Poseriez-vous la vôtre ? – demanda-t-il.

– Pas le moins du monde, – répondit vivement Melville. Mais ilest vrai que ce n’est guère dans mes cordes.

– Est-ce dans les miennes ?

– N’est-il pas un peu tard pour y renoncer ? – remarquaMelville. – Vous avez entamé la campagne. Tout le monde est àl’œuvre. Miss Glendower…

– Je sais, – interrompit Chatteris.

– Et alors ?

– Il me semble que je ne tiens plus à continuer.

– Mais, mon cher ami !…

– C’est peut-être le résultat d’un peu de surmenage. J’ai prisun congé. La besogne languit. C’est pourquoi je suis ici.

Il fit alors une chose tout à fait absurde : il jeta unecigarette à peine commencée, et sonna presque immédiatement pour endemander une autre.

– Vous avez une indigestion de statistiques, – diagnostiquaMelville.

Chatteris répondit par des phrases que Melville crut avoir déjàentendues :

– Les élections, le progrès, le bonheur de l’humanité, le bienpublic… rien de tout cela ne m’intéresse réellement… du moins pourl’instant.

Melville attendit la suite.

– On nous élève dans une atmosphère où nous entendons murmurerde partout qu’il faut choisir une carrière. Vous l’apprenez dansles jupes de votre mère. On vous pousse sans arrêt dans ce sens, onne vous donne pas le temps de découvrir ce que vous voulezréellement faire. On façonne votre caractère, on forme votreesprit. On vous précipite dans le tourbillon.

– Pas moi, – protesta Melville.

– On m’y a précipité, moi, en tout cas. Et me voici !

– Vous ne tenez pas à poursuivre la carrièrepolitique ?

– Heu !… Considérez un peu les choses.

– Oh ! si vous considérez…

– Tout d’abord on se donne un mal inouï pour entrer à laChambre. Ces maudits partis ne signifient rien… absolumentrien ! Ce ne sont pas même des factions décentes. Vous pérorezdevant des Comités de trafiquants dont la seule idée en ce basmonde est d’être traités avec une considération bien au-dessus deleurs mérites ; vous trinquez avec toutes sortes de notableslocaux, et vous vous exhibez en leur compagnie ; vousjacassez, vous frayez avec toutes les formes imaginables de lasottise, de l’impudence et de la fourberie humaines…

Il interrompit un instant ce flot d’éloquence.

– Si encore ils savaient ce qu’ils veulent ! – reprit-il. –Ils travaillent à leur manière, tout comme vous travaillez à lavôtre. C’est la même histoire entre eux tous. Ils poursuivent unesatisfaction platonique ; ils s’acharnent, se querellent, sejalousent nuit et jour, dans le continuel effort de se prouver àeux-mêmes, en dépit de tout, qu’ils sont réels et qu’ilstriomphent…

Il se tut encore et tira quelques bouffées de sa cigarette.

– Eh oui ! – approuva Melville sarcastique. – Mais jecroyais que, dans votre cas particulier… il y avait quelque chosede plus que de la politique de parti et le désird’arriver… ?

Il laissa sa phrase interrogativement incomplète.

– Et la triste Condition Sociale des Classes Pauvres ? –ajouta-t-il.

– Eh bien ? – fit Chatteris, qui le regarda avec une sorted’aveu forcé dans ses yeux bleus.

– À Sandgate, – continua Melville, en esquivant le regard, – ily avait une sorte d’atmosphère d’enthousiasme et de foi.

– Je le sais, – accorda Chatteris pour la seconde fois. – Dudiable si ce n’est là le hic ! – dit-il au bout d’uninstant.

Puis, voyant que Melville demeurait silencieux, il poursuivit:

– Je ne crois pas au rôle que je joue, et, si je demeure échouésur ce bas-fond, abandonné par le courant de foi qui me portait, cen’est pas à coup sûr de ma faute. Je sais ce qu’il me reste àfaire ; j’ai l’intention de le faire ; oui, j’en ail’intention, quand je serai au bout du rouleau. Si je parle ainsi,c’est pour me soulager l’esprit. J’ai engagé la partie et je doisla terminer ; j’ai mis la main à la charrue et je ne puisretourner en arrière. C’est pour cela que je suis venu à Londres,afin de régler ce compte-là avec moi-même. C’est de vous avoirrencontré là qui m’a fait lâcher la bonde. Vous m’avez pris enpleine crise.

– Ah ! – observa laconiquement Melville.

– Mais malgré cela la chose est telle que je vous l’ai dite…aucune de ces histoires ne m’intéresse réellement. Cela ne changerarien au fait que je me suis engagé à briguer un fantôme de siègelégislatif, sans raison particulière, et pour un parti qui est mortdepuis dix ans, et, si ce sont les fantômes qui l’emportent,j’entrerai au Parlement comme un spectre élu… C’est-à-dire… commeun phénomène mental.

Il répéta sa proposition principale.

– L’intérêt est mort, – prononça-t-il, – la volonté n’a plusd’âme.

Puis, sa pensée prenant un tour plus critique, il se pencha unpeu plus vers l’oreille de Melville.

– Ce n’est pas, positivement, que je ne croie pas. Quand je disque je ne crois pas à ces choses, je vais trop loin, certes. Jesais bien que la campagne électorale, les intrigues sont des moyensen vue d’une fin. Il y a une œuvre à faire, une œuvre saine, uneœuvre importante. Seulement…

Melville, en affectant de considérer le bout de sa cigarette,examinait son interlocuteur du coin de l’œil. Chatteris s’enaperçut et parut s’accrocher à ce regard. Il augmenta absurdementson accent confidentiel. À coup sûr, il avait le plus urgent besoind’une oreille complaisante.

– Je ne tiens plus à continuer. Quand je m’installe carrémentdans mon fauteuil, que j’y réfléchis et que je me dis : «Désormais, mon garçon, jusqu’à la fin de tes jours, c’estcela, c’est cela ta vie », alors, voyez-vous, Melville, jesuis la proie d’une véritable terreur.

– Hum ! – fit Melville, qui se prit à méditer.

Au bout d’un instant, il se tourna vers Chatteris, avec un airde médecin de la famille, et lui tapa sur l’épaule trois fois, enlui disant :

– Vous avez une indigestion de statistiques, Chatteris.

Et il le laissa se pénétrer de cette idée. Enfin, tout enmanipulant un cendrier, il fit face à son interlocuteur et parla:

– C’est le quotidien qui vous accable, – déclara-t-il. – Ce sontles arbres qui vous empêchent de voir la forêt. Sous la pesantemultiplicité des détails vous oubliez le vaste dessein que vouspoursuivez. Vous êtes comme un peintre qui, dans un coin, atravaillé dur sur une toile minuscule et épuisante.

– Non, – dit Chatteris. – ce n’est pas tout à fait cela.

Melville indiqua qu’il n’en était pas convaincu.

– Je ne cesse de reculer et de regarder l’ensemble, – repritChatteris. – Ces derniers temps je n’ai guère fait autre chose.J’admets que la besogne politique proprement comprise est unegrande et noble chose… je l’admire, oui, mais ça ne me prend pas dutout l’imagination. C’est là où ça ne marche plus.

– Qu’est-ce alors qui vous prend l’imagination ? –interrogea Melville.

Il était absolument certain que la Dame de la Mer, par sesconversations, avait amené chez Chatteris cette sorte de paralysie,et il voulut savoir jusqu’où allait le mal.

– Est-ce que, par exemple, – insinua-t-il, – il y auraitd’autres rêves ?

Chatteris ne broncha pas, et Melville chassa le soupçon qui luiétait venu.

– Qu’entendez-vous par d’autres rêves ? – demandaChatteris.

– N’y a-t-il pas quelque autre façon concevable… un autre genrede vie… quelque autre aspect ?…

– C’est parfaitement en dehors de la question, – répondit-il, etil ajouta assez inopinément : – Adeline est une excellentefille.

Mon cousin Melville acquiesça silencieusement à l’excellenced’Adeline.

– Tout cela, voyez-vous, – reprit Chatteris, – est une humeurpassagère. Ma vie est faite pour moi… et c’est une fort bonne vie…Meilleure que je ne la mérite.

– De beaucoup, – assura Melville.

– Fameusement ! – répliqua Chatteris avec conviction.

– Démesurément ! – confirma Melville.

– Parlons d’autre chose, – dit Chatteris. – C’est s’abandonner àce qu’on appelle un « état morbide », à la « neurasthénie », que dedouter un seul instant de la finalité exclusive et absolue del’occupation que l’on s’est choisie ici-bas.

Malgré cette invite, mon cousin Melville ne put trouversur-le-champ un sujet de conversation suffisamment intéressant.

– Vous les avez laissés en bonne santé à Sandgate ? –demanda-t-il après une pause.

– Tous, excepté le papa Bunting.

– Mal en train ?

– Il abuse de la pêche.

– Ah oui ! la brise et les fortes marées… Et missWaters ?

Chatteris lui lança un regard soupçonneux et affecta, pourrépondre, un ton détaché :

Elle ? Elle va parfaitement bien… Et pluscharmante que jamais.

– Est-ce qu’elle a vraiment l’intention de prendre part à lacampagne ?

– Elle en a parlé.

– Elle peut faire beaucoup pour vous, – dit Melville, enlaissant un intervalle de silence significatif.

Chatteris assuma l’attitude et le ton qu’on adopte généralementpour potiner.

– Qui est donc cette miss Waters ? – questionna-t-il.

– Une personne charmante, – rétorqua Melville avec unemalicieuse discrétion.

Chatteris attendit. Puis, renonçant à son faux air d’homme quipotine, il se montra curieux pour tout de bon.

– Voyons, sérieusement, – dit-il, – qui est cette missWaters ?

– Comment le saurais-je ? – équivoqua de nouveauMelville.

– Allons ! vous le savez, et les autres aussi. Quiest-elle ?

Melville le regarda en face :

– Ne veulent-ils pas vous le dire ?

– Ils en ont l’air.

– Pourquoi tenez-vous à le savoir ?

– Pourquoi ne le saurais-je pas ?

– Il est convenu, en quelque sorte, que le secret seragardé.

– Quel secret ?

Mon cousin fit un geste évasif.

– Ce ne peut être rien de mal ?

Mon cousin ne broncha pas.

– Elle a peut-être, dans son passé, des aventures… ?

– Elle en a, – répondit mon cousin, réfléchissant sur lesaventures possibles dans la vie sous-marine.

– D’ailleurs, ça m’est égal, – fit Chatteris, – il faut que jesois mis au courant. À moins qu’il ne s’agisse d’un secret que jedoive spécialement ignorer… Croyez-vous que ce soit agréable d’êtreau milieu de gens qui vous traitent en intrus ? Quel est cequelque chose qu’on cache à propos de miss Waters ?

– Qu’est-ce qu’en dit miss Glendower ?

– Des choses vagues. Elle ne l’aime pas, mais s’obstine à ne pasdire pourquoi. Et Mme Bunting se pavane, affublée, pour ainsi dire,de discrétion des pieds à la tête. Et miss Waters elle-même a unefaçon de vous regarder !… Et sa femme de chambre a un air…Tout cela m’horripile…

– Pourquoi n’interrogez-vous pas miss Waters enpersonne ?

– Comment le pourrais-je, puisque je ne sais pas ce dont ils’agit ? Saperlipopette, je vous pose la question assezcarrément !

– Ma foi ! – dit Melville, qui venait de se décider à toutrévéler à Chatteris.

Mais il hésita sur la façon de présenter la chose. Il avaitpensé d’abord à lâcher tout de go : « La vérité, c’est qu’elle estune sirène. » Mais, instantanément, il se rendit compte que ceserait incroyable. Il avait toujours soupçonné Chatteris d’êtreromanesque et chevaleresque à la manière continentale, et il eutpeur d’une algarade s’il disait une pareille chose d’une dame…

Un doute terrible s’empara de Melville. Comme vous le savez, iln’avait pas vu, de ses propres yeux, la queue de la Dame. Danscette salle de club, il éprouva, sur cette histoire de sirène, uneincrédulité qu’il n’avait jamais connue, même quand Mme Bunting lemit pour la première fois au courant. Tout autour de lui régnaitune atmosphère de solide réalité, comme on en peut respirerseulement dans un club londonien de premier ordre. Partout devastes fauteuils s’offraient aux regards. Sur d’énormes tables, despyrogènes de faïence massive contenaient des allumettesparticulièrement grosses et longues. À portée de sa main, sur unetable monumentale, aux pieds rebondis, et garnie d’un tapis vert,étaient éparpillés plusieurs numéros du Times, la dernièrelivraison de Punch, un encrier de bronze et unpresse-papiers d’étain… Il y a d’autres rêves ! voilàqui semblait impossible ! Le ronflement d’un personnageéminent affalé au fond d’un fauteuil devint très distinct pendantcet intervalle de silence. C’était un ronflement opiniâtre,semblable au bruit que fait la scie d’un tailleur de pierre, etqui, par son insistance, remplissait l’office de pierre de touchepour la réalité ambiante. Ce ronflement semblait prévenir qu’aupremier mot d’une improbabilité aussi monstrueuse qu’une sirène ilse transformerait en renâclements et en suffocations.

– Vous ne me croiriez pas si je vous le disais, – grommelaMelville.

– Dites tout de même.

Mon cousin examinait un fauteuil vide, évidemment rembourré dumeilleur crin qu’on pût se procurer à prix d’argent, rembourré avecune adresse infinie et un soin quasi-religieux. Par l’invite de sesbras tendus, il proclamait que l’homme ne vit pas de painseulement, – attendu qu’il lui faut ensuite faire un somme. Heureuxfauteuils à qui les rêves sont inconnus !

Des sirènes ?

Melville songea qu’après tout il se pourrait qu’il fût lavictime d’une extravagante illusion, qu’il fût hypnotisé par lacomédie ingénue de Mme Bunting. N’y avait-il pas une explicationplus plausible, une phrase qui ferait le pont entre le plausible etle vrai ?

– À quoi bon ? – grogna-t-il finalement.

Chatteris n’avait pas cessé de l’épier à la dérobée.

– Ça m’est parfaitement égal ! – bougonna-t-il, et il lançasa seconde cigarette dans la cheminée au décor massif. – Sommetoute, ça n’est pas mon affaire !

Puis, soudain, il se dressa sur ses jambes et se mit àgesticuler niaisement.

– Ce n’est pas la peine… – déclama-t-il, et il parut sur lepoint de proférer maintes choses désobligeantes.

En attendant, et jusqu’à ce que son intention eût mûri, ilagitait stupidement sa main. Ne réussissant pas, j’imagine, àtrouver des paroles suffisamment regrettables pour exprimer sonacrimonie, il fit demi-tour et se dirigea vers la porte.

– … que vous parliez… – dit-il par-dessus le journal dupersonnage ronflant.

– … si vous ne le voulez pas, – conclut-il, en se trouvant nez ànez avec un laquais obséquieux.

Le portier l’entendit proclamer que cela lui était parfaitementindifférent, et qu’il voulait être pendu s’il « ne s’en fichait pas».

– Ce doit être un de ces membres de l’autre club, – déclara leportier fort choqué. – Voilà ce que c’est de les admettre sijeunes !

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