Miss Waters

2.

Il est temps à présent, au moment où il va entrer en scène, dedonner un aperçu préalable de Chatteris, qui, bien que tard venu,est cependant le principal personnage dans l’histoire que me contale cousin Melville. Il se trouve que Chatteris et moi nous avionssuivi les mêmes cours à l’Université, où nous nous fréquentâmesquelque peu, et par la suite je le rencontrai à diverses reprises.C’était plutôt un brillant sujet, élégant sans recherche vulgaire,et intelligent malgré cela. Beau garçon et de belle prestance, ilsut dépenser son argent avec munificence, sans être toutefois unprodigue poseur. Pendant sa dernière année d’études, une histoirefâcheuse survint ; on lui connut une liaison avec une jeunefille ou une jeune femme de Londres ; mais sa familleintervint et arrangea l’affaire. Son oncle, le comte de Beechcroft,régla quelques-unes de ses dettes, non pas toutes, – car la familleest fort heureusement affranchie d’une excessive sentimentalité, –mais un nombre suffisant pour le remettre à flot sans trop de gêne.La famille n’est pas exagérément riche, et elle abonde en outre enune quantité extraordinaire de tantes acariâtres, bavardes etbesogneuses, – jamais je n’ai vu de famille aussi riche en tantessuperflues. Mais Chatteris avait si belle mine, des manières sidégagées, et paraissait si supérieurement doué, que touss’entendirent, sans discussion presque, pour le pousser. Chacun semit en chasse pour lui trouver une occupation qui, sans être tropabsorbante et trop commerciale, fût réellement rémunératrice. Enattendant, – et quand les efforts réunis de la section la plusreligieuse de ses tantes eurent eu raison de l’extraordinairemarotte de la tante lady Poynting Mallow, qui voulait le voiracteur, – Chatteris s’adonna sérieusement au journalisme supérieur,c’est-à-dire au journalisme qui dîne partout, qui obtient aprèsdîner des « tuyaux » politiques, et qu’on accepte toujours dans lesgraves revues, ne serait-ce que pour éviter d’avoir treize articlesau sommaire. En outre, il publia quelques vers passables, annota etcommenta l’œuvre de Jane Austen pour le seul éditeur qui n’eût pasencore réimprimé les romans de cette classique personne.

Ses vers sont, comme lui-même, accomplis et distingués, et,comme son visage, ils suggèrent à l’esprit pénétrant l’idée decertaines restrictions et indécisions. On y surprend un raffinementexagéré qui eût constitué une faiblesse chez un homme public. Maisil n’était pas encore un homme public ; on le savaiténergique, et ses travaux attiraient l’attention par leurs qualitéstoujours remarquables et, à l’occasion, brillantes. Ses tantesdéclarèrent qu’il « se mûrissait » et que le manque de vigueurqu’il manifestait parfois provenait uniquement d’une maturitéincomplète ; aussi décida-t-on de l’expédier en Amérique où lavigueur et les péripéties vigoureuses abondent. Mais là, ai-jeappris, il se heurta à quelque chose comme un échec. Unevicissitude surgit… En fait, toutes sortes de vicissitudessurgirent, et il revint, via Océanie, Australie et Indes,célibataire comme il était parti. Au retour, il se fit direpubliquement par lady Poynting Mallow qu’il était un imbécile.

Il reste encore bien difficile, même si l’on ne consulte pas lesjournaux américains de l’époque, de déterminer exactement quelletribulation dérangea Chatteris aux États-Unis. Il est question,dans cette histoire, de la fille d’un millionnaire et d’unepromesse de mariage. Selon le New York Vacarme, le plusfulgurant et le plus représentatif des journaux d’outre-Atlantique,il y avait aussi la fille de quelqu’un d’autre, que leVacarme interviewa ou prétendit avoir interviewée, sousune manchette de tête de colonne rédigée en ces termes :

UN ARISTOCRATE ANGLAIS

SE MOQUE D’UNE

PURE JEUNE FILLE AMÉRICAINE ;

INTERVIEW DE LA VICTIME

DE CET

IMPUDENT SANS-CŒUR

Mais cette tierce personne n’était, j’incline à le croire,malgré l’excellent portrait qu’on en donnait, qu’un produit de lapétillante imagination d’un journaliste subtil, car le New YorkVacarme, ayant eu vent de la retraite soudaine de Chatteris,jugea plus commode d’inventer une raison que de découvrir lavéritable. Or, Wensleydale m’affirme que la fuite de Chatteris estdue tout simplement à une futilité. La fille du millionnaire, jeunepersonne d’esprit indépendant et supérieur, se prêta à uneinterview sur son imminent mariage, sur le mariage en général, surles relations des peuples américain et britannique. Chatteristrouva l’article, paraît-il, dans un journal qu’il lisait enavalant son petit déjeuner. Ainsi pris à l’improviste, il perdit latête. Il s’enfuit immédiatement, sans avoir ensuite la force decaractère suffisante pour faire demi-tour et revenir. Ce fut unepiteuse affaire. La famille désintéressa quelques nouveauxcréanciers, en évinça quelques autres, et Chatteris, au bout d’uncertain temps, reparut à Londres avec un prestige légèrement entaméet une série de « Lettres sur la politique impérialiste » portantchacune cette épigraphe : « Que savent-ils de l’Angleterre, ceuxqui ne connaissent que l’Angleterre ? »

On ne sut naturellement rien des détails précis de l’aventure,mais le fait restait qu’il était allé en Amérique et qu’il enrevenait les mains vides.

C’est par suite de ces circonstances que, quelques années après,il s’accommoda d’Adeline Glendower, dont Mme Bunting nous a déjàénuméré les vertus spéciales d’Aide et d’Inspiratrice. Lesfiançailles officielles soulagèrent prodigieusement la famille, quine demandait qu’à pardonner au jeune homme, – lady Poynting Mallowlui avait en réalité pardonné depuis longtemps. Après une gestationlongue et obscure, il se déclara « libéral philanthrope », enlaissant place dans sa profession de foi à de subséquentesadditions. Ainsi équipé, il se jugea prêt à affronter, comme début,le Midi conservateur.

À l’époque où la Dame de la Mer s’échoua chez les Bunting,Chatteris venait de partir pour des voyages politiques à Paris etailleurs. Avant de s’arrêter à une décision irrévocable, il étaitindispensable qu’il consultât certain grand personnage en ce momentà l’étranger. Après quoi il reviendrait mettre Adeline au courant.Tout le monde l’attendait de jour en jour, y compris – c’est àprésent incontestable – miss Waters.

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