Miss Waters

Chapitre 8LE CLAIR DE LUNE TRIOMPHE

1.

Ce qui arriva après cela se trouve être la partie la plusdifficile à élucider de l’histoire. J’ai relaté d’après lessouvenirs de Melville ce qui fut dit ce soir-là ; j’ai réunile tout sous forme de conversation, je l’ai complété de diversfragments qui revinrent après coup à la mémoire de mon cousin, etfinalement je lui ai lu le passage. Ce n’est évidemment pas unetranscription mot pour mot, mais il m’assure que ma rédaction serapproche autant qu’il est possible du ton général de leurentretien. C’en est au moins l’essence, et ils abordèrent chacundes points que j’ai mentionnés.

Quand il quitta Chatteris, Melville était absolument convaincuque la décision définitive et concluante avait été prise. Maisalors, m’a-t-il dit, à part et en dehors de l’arrangementintervenu, il lui vint à l’esprit qu’il restait encore une réalitétangible, capable d’agir : la Dame de la Mer. Qu’allait-ellefaire ? Cette pensée le replongea dans un inextricableenchevêtrement d’inquiétudes ; elle le ramena, dans un étatd’insoluble perplexité, jusqu’en face de son hôtel.

Les deux hommes s’étaient séparés, avec une chaleureuse poignéede main, sur le seuil de l’hôtel Métropole, dont le vestibuleresplendissait sous l’aveuglante lumière des lampes électriques.Sans pouvoir en être absolument sûr, Melville croit que Chatteristraversa le vestibule jusqu’à l’ascenseur. Mais, comme il éprouvaitle besoin de réfléchir pour son propre compte, mon cousins’éloigna, absorbé par de profondes préoccupations. Quand le faits’imposa à son esprit que la Dame de la Mer ne serait aucunementabolie par des « renonciations » quelles qu’elles fussent, ilregagna la terrasse des Leas. N’arrivant pas à dénicher une réponsesatisfaisante aux questions qu’il se posait, il aboutit à cetteconstatation imprévue, que l’hôtel Lummidge ressemblaitsingulièrement à n’importe quel autre hôtel de la même catégorie.Ses fenêtres ne révélaient aucun de leurs secrets.

Ici prend fin le récit de ce que sut directement Melville, et dumême coup se termine aussi la relation circonstanciée del’histoire. Sans doute, il y a d’autres aperçus, d’autres sources.Parker, malheureusement, comme je vous l’ai expliqué, refuse defournir aucune information. Les principales sources qui nousrestent sont : en premier lieu Gootch, le valet de chambre deChatteris, et, en second lieu, le portier de l’hôtel Lummidge.

Le témoignage du valet de chambre est précis, mais il ne serapporte pas expressément à la solution de l’énigme. Gootch attestequ’à onze heures un quart il monta demander à Chatteris s’iln’avait plus besoin de ses services. Il trouva son maître assisdans un fauteuil, devant la fenêtre ouverte, les coudes aux genoux,le menton dans ses mains, et regardant fixement dans le vague, – cequi, comme Schopenhauer le remarque dans un passage fameux, formel’objet principal de l’existence humaine.

– Plus besoin de vous, – bégaya Chatteris d’un air hébété.

– Bien, Monsieur.

– Non… plus… plus besoin de rien, – répéta Chatteris, et levalet, considérant la réponse comme satisfaisante, prit congé deson maître en lui souhaitant une bonne nuit.

Chatteris dut rester dans cette attitude pendant un temps fortlong, une demi-heure peut-être, ou davantage. Lentement,semble-t-il, ses pensées prirent un cours différent, son état d’âmechangea. À un certain moment, sa méditation léthargique dut céderla place à une étrange activité mentale, une réaction désordonnéecontre ses résolutions et ses renonciations. Le premier acte auquelil se résolut après cela me paraît grotesque et absurdementpathétique. Il passa dans son cabinet de toilette, et, au matin, ledomestique trouva, en propres termes, « ses habits de jouréparpillés dans tous les coins, comme s’il avait perdu un billet dechemin de fer ».

Cet adorateur infortuné de la beauté et du rêve… se rasa !Il se rasa, se lava, se coiffa, et, toujours selon les dires duvalet, l’une de ses brosses à cheveux était « éparpillée » dans laruelle du lit. Cet éparpillement de vêtements et de brosses neréussit que peu, ou pas du tout selon moi, à pallier cettemisérable préoccupation humaine de la toilette. Il changea soncomplet de flanelle grise, qui lui allait très bien, contre uncomplet de flanelle blanche qui lui allait parfaitement. Il dutdélibérément et consciencieusement « se faire beau », comme diraitune petite pensionnaire.

Ayant ainsi mis la dernière main à sa grande « renonciation »,il se dirigea, semble-t-il, droit vers l’hôtel Lummidge, où ildemanda à voir la Dame de la Mer.

Elle s’était retirée dans son appartement. Ce fut du moins laréponse que Parker fit au portier, et que celui-ci transmit, avecune réserve glaciale, à Chatteris, qui s’emporta aussitôt.

– Dites-lui que je suis là.

– Miss Waters est dans ses appartements, – répéta le portieravec une officielle sévérité.

– Voulez-vous, oui ou non, lui dire que je suis là ? –gronda Chatteris, qui devenait blême.

– Quel nom, Monsieur ? – demanda le portier, qui céda,explique-t-il, pour éviter « du fracas ».

– Chatteris. Dites que je tiens à la voir tout de suite, vousentendez, tout de suite !

Le portier fit mine de monter trouver Parker, et revint jusqu’àmi-chemin. Il aurait donné beaucoup pour ne pas être de service…Mais le directeur était sorti. À cette heure-là, d’ordinaire,l’hôtel était calme. Il se décida, en fin de compte, à s’acquitterde sa commission. En relatant son insolite message il éleva lavoix.

La Dame de la Mer entendit le colloque et, de sa chambre, appelaParker. La situation devenait critique.

Je suppose que la fidèle Parker dut, soit soulever sa maîtressedans ses bras, soit l’aider suffisamment à se transporter elle-mêmesur le sofa du petit salon, où elle l’enveloppa d’un vaste châle.Pendant ce temps, le portier se morfondait sur le palier ;priant, sans espoir d’être exaucé, pour le retour du directeur.Chatteris bouillait d’impatience dans le vestibule.

C’est à ce moment que nous avons un fugitif aperçu de la Dame dela Mer.

– Je l’ai vue, – raconta le portier, – par l’entrebâillement dela porte, quand sa garde revint. Elle était soulevée sur ses mainset tournée vers l’entrée… comme ça… avec un air exactement commeça…

Et le portier, qui avait le type irlandais, un nez court, lalèvre supérieure très large, le reste à l’avenant, avec une denturequi ignorait les dentistes, projetait soudain sa face en avant,écarquillait les yeux, courbait lentement sa bouche en un sourirefigé, et demeurait ainsi jusqu’à ce qu’il jugeât l’effetentièrement produit.

Parker, une légère rougeur aux joues, mais écrasant résolumenttoutes ces simagrées anormales sous le poids de l’ordinairebanalité, apparut soudain devant lui. Miss Waters consentait àrecevoir M. Chatteris pendant quelques minutes. Elle prononça un «miss Waters » emphatique, d’autant plus emphatique qu’il contentaitsa désapprobation ; bref, un « miss Waters » d’une emphase quiétait une protestation.

Et Chatteris, pâle et résolu, monta vers la Dame qui l’attendaitsouriante. Personne n’assista à leur entrevue, personne ne futtémoin de ce premier moment où ils se retrouvèrent, personne, sinonParker, de qui assurément la présence était indispensable en cesscabreuses circonstances. Mais Parker est muette ; Parkers’obstine dans un silence que même des rubis ne pourraiententamer.

Je ne sais que ce que je tiens du portier.

– Aussitôt que je lui eus communiqué que miss Waters étaitvisible et qu’elle consentait à le recevoir, – raconte le digneserviteur, – il se précipita quatre à quatre, que c’en étaitoutrageant. C’est un hôtel convenable, ici, un hôtel de famille.Bien sûr, on voit des fois, même ici, des choses drôles, mais…Comment vouliez-vous que je retrouve le directeur pour leprévenir ? Et qu’est-ce que je pouvais faire de ma propreautorité ? La porte resta ouverte un moment, pendant qu’ilscausaient, et puis on la ferma. C’est sa garde qui est venue lafermer d’elle-même, je parierais.

Je poussai l’audace jusqu’à poser au portier une questionignominieuse.

– Impossible de rien entendre de derrière la porte, – répondittranquillement l’homme. – D’ailleurs ils se mirent tout de suite àchuchoter.

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