Miss Waters

2.

Le jeune journaliste d’avenir, qui le premier avait eu vent del’affaire – et qu’il ne faut pas un seul instant confondre avec lesdeux reporters d’occasion dont il vient d’être parlé – alla lelendemain soir trouver Banghurst, dans un état d’exaltationextrême.

– J’ai poussé la chose jusqu’au bout et je suis parvenu à lavoir, – bégaya-t-il, haletant. – J’ai attendu au dehors, devant lamaison, et je l’ai vu porter en voiture… J’ai pu causer à l’une desservantes, car je me suis introduit dans la maison en prétendantque j’étais chargé de réparer leur téléphone… j’ai déplacé etreplacé les fils… Et voilà, le fait existe, positivement, c’estbien une sirène avec une queue… une véritable queue desirène !

Il exhiba des papiers.

– Qu’est-ce que vous me jabotez là ? – lança Banghurst dederrière son bureau encombré, lorgnant les papiers avechostilité.

– Je parle de la Sirène… il y a réellement une sirène… àFolkestone.

Banghurst se détourna et fouilla dans son plumier.

– Et après ? – fit-il.

– Mais c’est prouvé. Cette note que vous avezinsérée…

– Cette note que j’ai insérée est une gaffe, s’il y a quelquechose de vrai dans l’affaire, jeune homme !

Banghurst continua à présenter la vaste étendue de son dos.

– Comment cela ?

– Nous ne tenons pas l’article « sirène », ici.

– Mais vous n’allez pas laisser cette histoire enplan ?

– Si, Monsieur.

– Mais je vous dis que la Sirène existe, qu’elle estlà-bas !

– Qu’elle y reste.

Il se retourna vers le jeune journaliste d’avenir, et sa facemassive était plus massive encore qu’à l’ordinaire, sa voix pluschaude, plus pleine, plus vibrante.

– Pensez-vous que nous allons faire avaler une nouvelle à notrepublic, simplement parce qu’elle est vraie ? Le public saitparfaitement bien ce qu’il veut croire et ce qu’il ne veut pascroire, et il ne croira certainement rien de ce que vous luiraconterez sur des sirènes… Vous pouvez parier votre chapeaulà-dessus. Voyez-vous, quand même tout le rivage, oui, votre rivagede tous les mille diables, serait peuplé de sirènes, je m’en moque,ça m’est égal ! Nous avons notre réputation à sauvegarder,comprenez-vous ?… Et puis, écoutez bien : vous ne mordez pasau journalisme comme je l’avais espéré. C’est vous déjà qui nousavez apporté toutes ces balivernes à propos d’une découvertechimique, n’est-ce pas ?

– C’était vrai.

– Peuh !

– Je le tenais d’un membre de la Société Royale.

– Je me moque bien de qui vous la teniez, quand ce serait duGrand Turc en personne ! Mettez-vous bien dans la tête que leschoses que le public ne veut pas croire ne sont pas des faits. Sices choses sont vraies, c’est bien pis encore. Les gens quiachètent notre journal, c’est pour l’avaler, et il faut que çapasse sans les écorcher. En publiant cette note avec la manchette,je pensais qu’il s’agissait d’une bonne affaire, que vous aviez misla main sur un scandale de plage entre baigneurs et baigneuses,quelque chose de savoureux… quelque chose enfin que tout le mondecomprend. Vous savez bien que vous êtes allé à Folkestone pourdécrire les costumes que le premier ministre et les lords et lesautres portent à la promenade, pour entamer une polémique surl’acclimatation des cafés en Angleterre, et d’autres sujets de cegenre. Et voilà que vous m’arrivez avec une idiotiepareille !

– Mais le premier ministre ne met jamais les pieds àFolkestone !

Banghurst haussa les épaules comme si le cas étaitdésespéré.

– Que diable cela peut-il nous faire ? – dit-il ens’adressant d’un ton plaintif à l’encrier.

Le jeune homme réfléchit. Au bout de quelques secondes, ilexposa au dos de Banghurst une idée nouvelle, mais sa voix étaitmoins assurée :

– Je pourrais arranger l’article et tourner la chose enplaisanterie, peut-être ; en faire un dialogue comique avec unindividu qui y croyait réellement… ou quelque chose de ce genre… Jene voudrais pas avoir écrit toute cette copie-là pour rien.

– Je n’en veux sous aucune forme ! – cria Banghurst. – Ahmais non ! Il ne manquait plus que cela ! Le publicsoupçonnerait que c’est très fort et que vous vous payez sa tête.Il déteste tout ce qui a l’air d’être très fort.

Le jeune homme fit mine de répliquer, mais le dos de Banghurstexprima très clairement que l’entretien était fini.

– Sous aucune forme ! – répéta Banghurst quand on eût pucroire que tout était terminé.

– Je peux porter l’article à La Trompette duMatin ?

Banghurst manifesta son indifférence.

– Très bien ! – fit le jeune homme échauffé, – je vais àLa Trompette du Matin.

Mais il comptait sans le directeur de ladite gazette.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer