Miss Waters

5.

Mme Bunting est une de ces personnes qui acceptent toutes chosesavec un calme parfait – sauf bien entendu l’impertinence, etcependant il dut lui paraître assez singulier de se trouver dansson boudoir prenant le thé avec une créature fabuleuse réellementvivante. Le thé avait été servi dans le boudoir pour éviter lesvisites importunes, et d’une façon tout à fait simple, parce que,malgré les protestations souriantes qu’on lui opposa, Mme Buntingdéclara que « sa » convive devait être exténuée et incapable desupporter les fatigues d’une réception.

– Pensez donc, après un pareil voyage ! – conclut MmeBunting.

Par faveur spéciale, Adeline Glendower avait été admise dans lesanctuaire, tandis que Fred et les trois autres jeunes filles,m’a-t-on dit, restaient en permanence dans l’escalier, montant etdescendant, au grand ennui des domestiques privés ainsi de toutmoyen de se renseigner. Le jeune homme et les jeunes filleséchangeaient leurs opinions sur la queue de la Dame, discutant surles sirènes en général, explorant encore le jardin et la plage, ets’ingéniant à inventer tous les prétextes pour jeter un coup d’œilsur la malade, dont on leur avait défendu la porte. En outre, MmeBunting avait exigé d’eux le secret. Ils devaient donc être aussitourmentés et impatients que des jeunes gens peuvent l’être. Ilsentamèrent une partie de croquet, mais sans y prendre plaisir et enportant continuellement leurs regards vers la fenêtre duboudoir.

Quant à M. Bunting, il avait été sagement se mettre au lit.

Les trois dames, je suppose, bavardèrent, en prenant le thé,comme le feraient n’importe quelles dames résolues à se montrergracieuses. Mme Bunting et miss Glendower étaient trop au courantdes usages de la bonne société (qui, chacun le sait, est à l’heureactuelle, extrêmement mêlée, même la meilleure) pour poser à laDame de la Mer des questions directes sur sa situation sociale etson genre d’existence, sur l’endroit exact qu’elle habitaitordinairement, sur le monde qu’elle fréquentait ou ne fréquentaitpas. Cependant, chacune à sa manière, brûlait du désir de serenseigner sur tous ces points et sur d’autres encore. La Dame dela Mer s’abstenait, c’était visible, de fournir spontanément aucuneindication précise ; elle se contentait d’une superficialitécharmante et toute mondaine. Elle se dit absolument enchantée de sesentir « dans l’air » et extérieurement sèche, et tout à faitcharmée de boire du thé.

– Vous ne buvez donc jamais de thé ? – s’écria missGlendower.

– Comment le pourrions-nous ?

– Alors, vraiment, vous n’avez jamais… ?

– Nous n’avons jamais goûté de thé jusqu’à ce jour. Commentpensez-vous que nous puissions faire bouillir de l’eau ?

– Quel monde étrange, merveilleux, cela doit être ! –s’écria Adeline.

– Je ne puis m’imaginer un monde sans thé, – assura Mme Bunting.– C’est pire… je veux dire que cela me fait songer aux pays ducontinent.

Sur ces mots, Mme Bunting se mit à en verser une nouvelle tasseà la Dame de la Mer.

– J’espère, – réfléchit-elle soudain, – quoique vous n’y soyezpas accoutumée, qu’il ne troublera pas votre digest…

Elle lança vers Adeline un coup d’œil hésitant.

– C’est du thé de Chine, – ajouta-t-elle.

Et elle acheva de remplir la tasse.

– C’est un monde totalement inconcevable pour moi, – déclaraAdeline.

Ses yeux noirs contemplèrent un moment la Dame de la Mer.

– Inconcevable ! – répéta Miss Glendower, car, ainsi qu’unsimple murmure attire souvent l’attention plus qu’un grand vacarme,le thé avait ouvert les yeux d’Adeline plus que ne l’avait fait laqueue.

La Dame de la Mer répondit à cet examen en fixant son regard surla jeune fille avec une expression de soudaine franchise.

– Et pensez donc combien tout ce que je vois ici doit êtreétrange pour moi !

Mais l’imagination d’Adeline était entièrement éveillée pour lemoment et peu disposée à se laisser supplanter par les impressionsterrestres de la Dame de la Mer. Adeline vit clair tout à coup àtravers cette sérénité aristocratique, à travers ce vernis mondainde créature terrestre qui en avaient si bien imposé à MmeBunting.

– Ces abîmes, – dit-elle, – sont le plus étrange des séjours,n’est-ce pas ?…

Elle s’arrêta sur cette invite, ne pouvant décemment se risquerplus loin ; mais la Dame de la Mer ne vint pas à son aide.

Un silence suivit, pendant lequel chacun parut chercher, partous les moyens, un sujet de conversation. À propos des roses quiornaient la table, on parla de fleurs, et miss Glendower s’aventuraà dire :

– Vous avez des anémones ? Comme elles doivent être bellesau milieu des rochers !

La Dame de la Mer répondit qu’elles étaient très jolies, surtoutles variétés cultivées.

– Et les poissons ? – fit Mme Bunting. – Comme cela doitêtre curieux de voir les poissons !…

– Quelques-uns, – voulut bien divulguer la Dame de la Mer, –viennent nous manger dans la main.

Mme Bunting modula un roucoulement approbateur. Elle serappelait les expositions de chrysanthèmes, et la cour del’Académie royale avec ses pigeons familiers, car elle était de cespersonnes que seules les choses habituelles satisfont pleinement.Elle entrevit momentanément l’abîme océanique comme une sorte decontre-allée dans une avenue spacieuse, un endroitexceptionnellement rationnel et confortable. La question de lalumière amena une diversion, mais l’incident ne revint que plustard à la mémoire de Mme Bunting. La Dame de la Mer, feignantd’ignorer l’expression interrogative et grave du visage de missGlendower, se mit à parler de la clarté du jour.

– Le soleil ici ressemble à une pluie d’or, – fit-elle. – Est-iltoujours aussi doré ?

– Vous avez chez vous, n’est-ce pas, ce beau demi-jour vert-bleuque l’on admire parfois dans les aquariums ? – rétorqua missGlendower.

– Nous vivons à de plus grandes profondeurs, – expliqua la Damede la Mer. – Tout est phosphorescent à mille ou deux mille mètres,et c’est comme… je ne saurais dire… comme des villes la nuit, maisplus brillant… comme des jetées avec des casinos…

– Réellement ! – s’exclama Mme Bunting, se figurant leStrand à la sortie des théâtres. – C’est éblouissant,alors ?

– Oh ! tout à fait, – assura la Dame de la Mer.

– C’est bien pour cela que ce mystère est si intéressant, –opina Adeline.

– Il n’y a ni jours, ni nuits, ni semaines, ni mois, ni années,ni rien de semblable ; le temps n’existe pas.

– C’est prodigieux ! – s’écria Mme Bunting, tenant la tassede miss Glendower, car elles absorbaient distraitement toutes deuxune énorme quantité de thé.

– Mais alors comment pouvez-vous reconnaître les dimanches etles observer ?

– Nous ne les… – commença la Dame de la Mer. – Du moins, à vraidire… – Puis elle ajouta : – Nous écoutons les beaux cantiques quel’on chante à bord des paquebots.

– Ah ! bien, – approuva Mme Bunting, se souvenant d’enavoir chanté dans sa jeunesse et oubliant le ton embarrassé quiavait un instant soulevé ses soupçons.

Ensuite la conversation passa à un sujet qui permit d’entrevoir,mais d’entrevoir à peine, des divergences plus sérieuses. MissGlendower émit la supposition que les habitants de la mer devaientavoir eux aussi leurs questions sociales ; alors, semble-t-il,l’ardeur naturelle de son tempérament l’emporta sur l’attituderéservée et superficielle de la femme du monde, et elle commença àposer des questions. Il n’est pas douteux que la Dame de la Mer semontra évasive, et miss Glendower, s’apercevant qu’elle avait étéun peu pressante, essaya de pallier son erreur en exprimant uneidée générale.

– Je ne saisis pas bien, – dit-elle avec un geste qui quémandaitla sympathie. – Il faudrait voir cela soi-même, en êtresoi-même ; il faudrait être né dans ce milieu, avoir été unbébé sirène.

– Un bébé sirène ? – questionna la Dame de la Mer.

– Oui… n’est-ce pas ainsi que vous appelez vosenfants ?

– Quels enfants ? – demanda la Dame de la Mer.

Elle les regarda un instant avec une surprise non dissimulée,l’éternelle surprise des créatures immortelles au spectacle de ladécrépitude, de la mort et du recommencement, qui sont l’essence dela vie humaine. Alors, devant l’expression de leurs visages, elleparut se rappeler :

– Ah ! oui, je comprends, – dit-elle ; puis, avec unesoudaineté qui rendit la transition difficile à suivre, elleacquiesça à ce que disait Adeline : – C’est différent chez nous, –convint-elle. – Il y a de quoi s’étonner, en effet. Nous noussentons si semblables, voyez-vous, et si différents ! Est-ceque j’ai l’air si… ? Et cependant jamais jusqu’à ce jour jen’avais coiffé mes cheveux ni porté de robe de chambre.

– Que portez-vous en fait de vêtement ? – s’enquit missGlendower. – Des choses charmantes, je suppose.

– Nos costumes sont tout autres, – répondit la Dame de la Mer enbrossant les miettes restées sur sa jupe.

Pendant quelques secondes, Mme Bunting regarda fixement lavisiteuse. Elle eut, j’imagine, à ce moment, une vision indistincteet imparfaite de possibilités païennes. Mais là, devant elle, laDame de la Mer était étendue, enveloppée dans sa robe de chambre,si ostensiblement « dame comme il faut », avec ses cheveux coiffésà la mode et une si franche innocence dans le regard, que lessoupçons de Mme Bunting s’évanouirent aussi vite qu’ils étaientvenus.

Mais je n’oserais pas être aussi affirmatif au sujetd’Adeline.

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