Miss Waters

3.

La rencontre de miss Glendower et de son fiancé à son retour deParis est une des scènes de cette histoire, au sujet desquelles jemanque presque totalement de données exactes. En débarquant àFolkestone, Chatteris, la maison Bunting étant pleine, descendit àl’hôtel Métropole qui est le plus proche de Sandgate. Dansl’après-midi, il arriva à pied chez ses amis et s’enquitpremièrement d’Adeline, ce qui était charmant plutôt que correct.Je crois qu’elle se trouvait dans le salon et que, la porterefermée, il y eut un rapprochement accompagné de bien destendresses.

J’envie, je le confesse, la liberté du romancier qui pénètrederrière les portes closes et vous raconte ce que dirent et firentses héros. Mais, avec toute la bonne volonté que je mets à relierentre elles les bribes d’événements que j’ai pu recueillir, lesforces ici me font défaut. D’ailleurs, je n’ai fait la connaissanced’Adeline que longtemps après ce jour, et que reste-t-il à présentde l’Adeline d’autrefois ? Une femme plutôt grande, remuanteet active, fort renseignée sur la politique et les affairespubliques, – mais avec quelque chose de moins en elle.

Melville eut occasion de s’en apercevoir une fois, bien qu’iln’ait jamais éprouvé pour elle de sympathie. Elle avait des chosesune perception plus générale que lui et elle lui inspirait unecertaine terreur. En outre elle n’était ni une jolie fille, ni unemondaine, ni une grande dame, ni non plus une personne tout à faitinsignifiante, et elle restait par conséquent en dehors du plangénéral des êtres et des choses, tel que le concevait Melville.Aussi ne peut-il me fournir que des renseignements peu certainsconcernant cette Adeline première manière.

– Elle posait tout le temps, – me dit-il, pour résumer sesimpressions. – Une intellectuelle, avec des idées politiques, etqui lisait perpétuellement la prose de Mrs. Humphry Ward.

Ce dernier trait passait, au jugement de Melville, pour unintolérable défaut. La moindre des faiblesses de mon cousin n’estpas celle qui lui fait proclamer que cet écrivain si goûté exercesur les jeunes filles intelligentes une influence corruptrice àl’excès. Mrs. Humphry Ward rend ses lectrices bonnes et sérieusesdans le mauvais sens, affirme-t-il ; il soutient qu’Adeline aété absolument façonnée par cet auteur et qu’elle s’efforce àtoutes les minutes de sa vie d’incarner Marcella. Et c’est lui quia fini par imposer cette façon de voir à Mme Bunting.

Mais je n’accorde pas un seul instant de crédit à cette idée quedes jeunes filles se façonnent d’après des héroïnes de roman. C’estlà matière d’affinités électives, et, à moins qu’un prédicateur ouqu’un critique grincheux ne nous en détourne, nous nous attachonschacun au romancier de notre choix, comme, dans le systèmeswedenborgien, les âmes s’abandonnent chacune à leur enferapproprié. Adeline s’attacha à son imaginaire Marcella. Lamentalité des deux personnes présente, selon Melville, desressemblances frappantes. Toutes deux ont les mêmes défauts, lemême penchant à la supériorité – pour employer sa formuleexpressive, – la même disposition à la bienveillance arrogante, etcette même imperméabilité aux nuances les plus fines du sentiment,qui les font parler sans cesse des « classes inférieures » et des «basses classes » et penser à l’avenant. Elles possèdentcertainement les mêmes vertus, une intégrité consciente etconsciencieuse, une dignité stricte sans ombre de charme, desconvictions laborieuses et outrées. Plus qu’en toute autre chose,Adeline raffolait des idées de Mrs. Ward, de son affranchissementde tout impressionnisme, de la patiente obstination avec laquelleelle fouillait dans tous les recoins et balayait sous les tapis lemoindre incident. Il serait facile, d’après cela, de prouverqu’Adeline, dans la circonstance analogue du retour de l’aimé, seconduisit comme l’aurait fait l’héroïne typique de Mrs. Ward.

Marcella, nous a-t-on dit, – du moins après que ses sentimentseurent changé, – « l’aurait accueilli par une étreinte ». Il yaurait eu « un moment d’intense émotion, pendant lequel ses pensées(de la catégorie la plus élevée) se confondaient avec l’ambitionnaturelle de deux jeunes gens à la fleur de l’âge et de la force ».Puis elle aurait « reculé d’un mouvement brusque », et écouté, «avec sa belle main pensive contre sa joue », pendant que Chatteris« se mettait à énumérer les forces qui lui faisaient obstacle, àspéculer sur l’action de tel ou tel groupe ». « Quelque chosed’infiniment tendre et maternel aurait parlé en elle et l’auraitirrésistiblement poussée à lui donner toute l’aide et tout l’appuique l’amour et une femme peuvent donner. » Elle aurait produit surChatteris « cette exquise impression de grâce, de passion,d’abandon qui, dans ses répétitions et ses variations infinies,constituait pour lui le poème impérissable de sa beauté ».

Mais c’est là le rêve, et non la réalité. Adeline pouvait rêverde se comporter ainsi, mais… elle n’était pas Marcella et désiraitseulement l’être, et Chatteris non seulement n’était pas Maxwell,mais il n’avait non plus aucune intention de l’être. Si mêmel’occasion s’était offerte de devenir Maxwell, il l’auraitrepoussée avec une incivilité extrême.

Ils durent donc se retrouver face à face comme deux êtreshumains n’ayant rien d’héroïque, avec des mouvements timides etgauches et, je le suppose, des regards passablement honnêtes. Il yeut quelque chose, je crois, qui pouvait ressembler à une caresse,et j’imagine qu’elle dut dire :

– Eh bien ?

Et il dut répondre :

– Tout est arrangé.

Ensuite, en phrases confuses, et parfois un geste de la tête enarrière pour indiquer le grand personnage, Chatteris dut mettre safiancée au courant de ses négociations. Il lui confirma qu’ilposait sa candidature et que la menace d’un concurrent radicalétait conjurée, sans préjudice pour le parti. Assurément ilsparlèrent politique, parce que, bientôt après, quand ils apparurentcôte à côte sur le perron et s’acheminèrent vers Mme Bunting et labelle miss Waters, qui regardaient les jeunes filles jouer aucroquet, Adeline était en possession de tous ces faits. À mon avis,pour des fiancés de leur caractère, ces prévisions de succès, cesgraves et vastes questions remplacèrent, jusqu’à un certain pointau moins, la vaine répétition des tendresses vulgaires.

C’est la Dame de la Mer, semble-t-il, qui les aperçut lapremière.

– Le voilà ! – dit-elle soudain.

– Qui donc ? – fit Mme Bunting, et, levant la tête, ellesuivit la direction des regards de sa pensionnaire, tout à couppétillants et fixés sur Chatteris.

– Votre autre fils, – plaisanta, en pure perte d’ailleurs, missWaters.

– C’est Harry et Adeline, – s’écria Mme Bunting. – Ne font-ilspas un couple superbe ?

Mais la Dame de la Mer ne répondit rien à cette exclamation, etse rejeta contre le dossier de son fauteuil, pour les mieuxobserver à mesure qu’ils avançaient. Ils formaient à coup sûr unbeau couple. Sortant de la véranda et débouchant dans la pleineclarté du soleil, sur la pelouse tondue, pour gagner l’ombre desyeuses, on eût dit qu’ils étaient brusquement exposés aux feuxéblouissants de la rampe, comme des acteurs sur une scène plusspacieuse qu’en aucun théâtre. Chatteris se détachait grand, solideet large, le teint bruni, et, ai-je cru comprendre, l’air un peupréoccupé même alors, comme à vrai dire il ne cessait de l’êtredepuis quelque temps. Auprès de lui marchait Adeline, portant sesregards tantôt sur son beau partenaire, tantôt sur le public réunisous les arbres, brune, le teint légèrement animé, mince et grande,– bien que pas tout à fait aussi grande que Marcella paraît l’avoirété, – et heureuse enfin, sans qu’elle eût besoin pour cela desinger aucun roman du monde.

C’est en arrivant à deux pas d’eux que Chatteris remarqua queles Bunting n’étaient pas seuls. La brusque découverte d’unepersonne étrangère semble avoir fait échec à la tirade que le jeunehomme avait préparée pour son début, et c’est Adeline qui assuma lerôle important. Mme Bunting s’était levée, et tous les joueurs decroquet – excepté Mabel, qui gagnait – se précipitèrent versChatteris avec des exclamations de bienvenue. Mabel s’entêtait àvouloir terminer la partie, réclamant à grands cris qu’on laregardât jouer son dernier coup. Certainement, sans cetteinterruption, elle aurait pu magistralement démontrer quelsexploits on peut parfois accomplir au jeu de croquet.

D’un mouvement balancé, Adeline s’élança vers Mme Bunting ets’écria, avec un accent de triomphe dans la voix :

– Tout est arrangé, tout est réglé ! Il les a tous gagnés àsa cause et il se présente à Hythe.

Involontairement, ses regards croisèrent ceux de missWaters.

Il m’est certes absolument impossible de dire ce qu’elle vitdans ces regards ou même ce qu’elle pouvait y voir. Leurexpression, d’abord, dut être énigmatique ; puis la Dame de laMer dévisagea longuement le nouveau venu qu’elle voyait de prèsprobablement pour la première fois. On se demande si, somme toute,dans cette rencontre de regards, il y eut autre chose qu’un simpleéclair de surprise et de curiosité. Pendant une seconde à peine,Adeline soutint le choc, puis lança un coup d’œil interrogateurvers Mme Bunting, qui intervint alors avec effusion.

– Oh ! j’oubliais, – dit-elle, et elle fit lesprésentations.

La formalité s’accomplit, je crois, sans nouveau duel deregards.

– Revenu ! – s’exclama Fred en prenant le bras deChatteris, qui confirma l’évidente réalité de son retour.

Les demoiselles Bunting parurent faire fête à la situationenviable d’Adeline plutôt qu’à Chatteris en tant qu’individu. Onentendit la voix de Mabel qui s’était décidée à se rapprocher.

– Ils devraient me regarder jouer mon dernier coup, n’est-cepas, monsieur Chatteris ?

– Tiens, Harry ! mon garçon ! Comment va Paris ?– s’écriait M. Bunting, qui affectait une cordiale jovialité.

– Comment va la pêche ? – s’enquit Harry.

Tous finirent ainsi par former le cercle autour de l’aimablepersonnage qui avait « gagné tout le monde à sa cause », – tous,excepté Parker, qui avait le sentiment des distances et qui,certes, ne se laisserait jamais gagner par personne.

Avec un excessif remue-ménage, on installa les chaises et lesfauteuils de jardin.

Nul, semble-t-il, ne se souvenait de la sensationnelle annoncequ’avait faite Adeline. Les Bunting n’étaient pas gens à avoir lesens de ce qu’il importait de dire. Adeline demeurait debout aumilieu d’eux, comme une protagoniste entourée d’acteurs quiauraient oublié leur rôle. Tout à coup chacun parut s’éveiller à laréalité, et ce fut une volée de paroles.

– Alors, tout est vraiment arrangé ? – demanda MmeBunting.

– Alors, il va y avoir une élection ? – voulut savoir BettyBunting.

– Que ce sera amusant ! – se réjouit Nettie Bunting.

– Alors, vous avez pu le voir ? – questionna Mme Buntingd’un air entendu.

– Hourra ! – lança Fred dans le brouhaha des voix.

La Dame de la Mer, naturellement, ne disait rien.

– Ah ! ah ! nous allons livrer bataille, et nous leurstaillerons des croupières ! – déclara M. Bunting.

– Je l’espère, – répondit Chatteris.

– Nous ferons mieux que cela, – promit Adeline.

– Oh ! oui, pour sûr ! – rectifia Betty Bunting.

– Je savais bien qu’ils le laisseraient engager lalutte, – murmura Adeline.

– Cela prouve qu’ils ont du bon sens, – répliqua M. Bunting.

Devant le silence qui suivit ses paroles, M. Bunting s’enhardità élever de nouveau la voix et à discourir sur la politique.

– On a maintenant un peu plus de bon sens, – commença-t-il. – Onse rend compte qu’un parti doit s’adresser à des hommes, des hommesde naissance et de culture… L’argent et la populace, peuh ! Ona essayé de marcher en s’appuyant dessus, en agitant desépouvantails et en excitant des jalousies de classes… et, aveccela, les Irlandais !… La leçon leur a profité… Comment ?Eh bien ! nous nous sommes tenus à l’écart, nous les avonsabandonnés à leurs toquades, aux prises avec les agitateurs… etavec les Irlandais. Voilà à quoi ils ont abouti. C’est unerévolution dans le parti ! Nous l’avons laissé se morceler,nous allons maintenant le régénérer et le consolider.

Il conclut sur un geste de sa petite main grasse, une de cespetites mains grasses et roses qui ne semblent avoir à l’intérieurni chair ni os, mais seulement de la sciure ou du crin. Mme Buntingse renversa dans son fauteuil et lui sourit avec indulgence.

– Ce ne seront pas des élections ordinaires, – déclara M.Bunting. – C’est une grosse partie qui se joue !

Miss Waters considérait pensivement l’éloquent orateur.

– Qu’est-ce qu’une grosse partie ? – demanda-t-elle. – Jene comprends pas bien.

M. Bunting plastronna, fit la roue et entama une explication.Adeline écoutait avec un mélange d’intérêt et d’impatience,essayant de temps à autre d’enrayer la faconde du brave homme et delui substituer Chatteris par une adroite interruption. MaisChatteris paraissait fort peu enclin à favoriser cettesubstitution ; il semblait au contraire s’intéresser beaucoupà l’exposé de M. Bunting.

Bientôt les quatre joueurs de croquet, sur l’invitation deMabel, reprirent la partie, et les autres continuèrent leurpapotage politique, qui devint plus personnel. On disserta de cequ’avait fait Chatteris, et plus particulièrement de ce qu’ilferait. Mme Bunting imposa brusquement silence à M. Bunting, qui sepermettait de donner des conseils, et Adeline assuma de nouveau lefardeau de la conversation. Elle esquissa de vastes desseins.

– Cette élection ne fera qu’entr’ouvrir la porte, –annonça-t-elle.

Quand Chatteris opposait à son enthousiasme de modestesdénégations, elle souriait avec une confiance heureuse et fière,sachant bien ce qu’elle se proposait de faire de lui.

Mme Bunting fournissait des notes et des commentaires, pourpermettre à miss Waters de mieux comprendre.

– Il est si modeste ! – dit-elle à un certain moment, maisChatteris, tout en feignant de n’avoir pas entendu, piqua sonfard.

De temps à autre, il essayait de détourner cette embarrassanteconversation et de l’amener sur le sujet de l’étrangère, maisl’ignorance dans laquelle il était de la situation de cette bellepersonne le gênait considérablement.

La Dame de la Mer desserrait à peine les dents, observaitChatteris et Adeline, et plus particulièrement Chatteris parrapport à Adeline.

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