Miss Waters

3.

En cette matinée mémorable, la Dame de la Mer, reposant trempéeencore sur le sofa où son extrémité caudale restait visible, tint àson hôtesse un discours qu’il m’est possible de donner presque enentier. Car, dans les bonnes et longues causeries auxquelles, ences heureux jours, mon cousin et Mme Bunting surtout prenaient tantde plaisir, l’excellente personne répéta plusieurs fois ce discoursen mimant les passages les plus dramatiques. Dès ses premièresphrases, semble-t-il, la Dame de la Mer sut trouver le chemin ducœur généreux et tyrannique de la maîtresse de la maison. Elle semit sur son séant, attira pudiquement le couvre-pieds sur sadifformité, puis, tantôt baissant les yeux avec modestie, tantôtles levant franchement et avec confiance sur son interlocutrice, «elle se déchargea le cœur » (selon les termes de Mme Bunting),s’exprimant d’une voix douce, en phrases claires et correctes quiprouvèrent tout de suite qu’elle n’était pas une sirène ordinaire,mais une Dame de la Mer véritablement distinguée. Bref, elle seremit « pleinement et loyalement » entre les mains de MmeBunting.

– Permettez-moi, je vous en prie, Madame, – répétait Mme Buntingà mon cousin Melville en imitant d’une façon saisissante la voix etl’attitude de la Dame de la Mer, – permettez-moi de vous demanderpardon d’avoir ainsi envahi votre maison, car je suis pertinemmentune intruse. Mais, en vérité, je n’ai pas pu faire autrement, et sivous voulez bien, Madame, prendre la peine d’écouter mon histoire,je crois que vous pourrez sinon m’excuser complètement, car je merends très bien compte que vous auriez le droit d’être sévère, dumoins me pardonner en partie ce que j’ai fait, ce qu’il me fautappeler, Madame, ma conduite trompeuse à votre égard. Trompeuse,oui, Madame, car je n’ai pas eu un seul instant la moindre crampe.Mais songez, Madame – et ici Mme Bunting intercalait dans sa tiradeune longue pause, – songez que je n’ai jamais eu de mère !

– Et à ces mots, – reprenait Mme Bunting après un nouvel arrêt,– la pauvre enfant fondit en larmes et confessa qu’elle était venueau monde il y a des siècles et des siècles, d’une façonhorriblement fabuleuse, en un lieu redoutable, non loin de Chypre,et qu’elle n’avait pas plus de droit à un nom patronymique qu’une…Heu ! oui, voilà… – déclara Mme Bunting, racontant l’histoireà mon cousin Melville et s’accompagnant du geste caractéristiquequ’elle avait l’habitude de faire pour repousser toute penséeindélicate que pouvaient suggérer ses phrases. – Et pendant tout cetemps elle parlait d’une voix si jolie et si captivante, avec desgestes et des mouvements de véritable femme du monde.

– Naturellement, – déclara le cousin Melville, – il y a descatégories de gens chez lesquels on excuse les… il faut peserleur…

– Précisément, – approuva Mme Bunting. – Et vous voyez, ilsemble qu’elle m’ait choisie, de propos délibéré, comme la seulepersonne à laquelle elle voulût de tout temps faire appel. Ce n’estpas comme si elle était venue à nous par hasard… non, elle nousavait élus entre tous. Depuis longtemps elle nageait le long de lacôte, observant les gens, jour après jour, pendant des semainesinnombrables, dit-elle, et c’est quand elle me vit surveillant lebain de mes filles… Vous savez quelles drôles d’idées ont lesjeunes filles… – dit Mme Bunting avec un petit rire gêné et sesbons yeux humides de larmes. – Elle se prit pour moi, dès cemoment-là, d’une affection irrésistible.

– Je le comprends parfaitement, – articula avec onction moncousin Melville.

Je sais quel ton il y mit, bien qu’il omette de mentionner laphrase chaque fois qu’il me parle de ces choses. Mais il oubliealors que j’ai eu le privilège de me trouver en tiers parfois dansces longues conversations.

– Vous savez que cela ressemble d’une façon extraordinaire àcette histoire allemande… Hum !… Quel est donc le titre ?– demanda Mme Bunting.

Ondine.

– Parfaitement… oui. Il paraît que ces pauvres créatures sontréellement immortelles, monsieur Melville, du moins dans decertaines limites… des créatures nées des éléments et qui serésolvent dans les éléments… et tout à fait comme dans l’histoire…il y a toujours une anicroche… elles n’ont pas d’âme. Pas d’âme dutout ! Et la pauvre enfant en souffre ; elle en souffreterriblement ! Or, monsieur Melville, pour se procurer uneâme, il leur faut venir dans le monde des hommes. Du moins, c’estce qu’elles croient dans leurs abîmes. Et c’est pour cela qu’elleest venue à Folkestone… pour tâcher de trouver une âme.Naturellement, c’est là son but principal, monsieur Melville, maiselle ne se montre, à ce propos, ni fanatique, ni stupide… pas plusque nous ne le sommes. Certes, quand je dis nous, je parle des gensqui éprouvent des sentiments profonds…

– À coup sûr ! – approuva mon cousin Melville, avec, je lesais, une expression d’extrême gravité, la voix assourdie et lesyeux mi-clos ; car mon cousin fait beaucoup de choses de sonâme, dans un sens comme dans l’autre.

– Elle a parfaitement senti, – reprit Mme Bunting – que, tantqu’à venir sur terre, il lui fallait venir chez des gens comme ilfaut, et d’une manière convenable. C’est là un sentiment qu’il estfacile de comprendre. Mais rendez-vous compte des difficultésqu’elle affrontait… Être en butte à la curiosité publique, le sujetd’articles idiots dans la saison idiote où nous sommes, alors queles journaux ne savent que dire, être transformée en une sorte demonstre de foire… Non ! voilà ce qu’elle ne veut pas ! –s’écria Mme Bunting en levant les mains dans un gesteemphatique.

– Que veut-elle alors ? – s’enquit mon cousin Melville.

– Elle désire qu’on la traite exactement comme une créaturehumaine, elle veut être une créature humaine comme vous et moi.Elle m’a suppliée de permettre qu’elle habite avec nous, qu’ellefasse partie de la famille, elle m’a suppliée de lui apprendrecomment nous vivons, de lui enseigner à vivre. Elle m’a demandé delui indiquer quels livres vraiment convenables elle peut lire, delui donner l’adresse d’une couturière, de la mettre en rapport avecun ecclésiastique à qui elle pourrait confier son cas et qui lecomprendrait, et d’autres choses encore. Elle ne veut écouter quemes conseils sur ces sujets, elle veut s’en remettre entièrement àmoi… Et elle m’a demandé tout cela si gentiment, sigracieusement…

– Hum ! – fit mon cousin Melville.

– Ah ! si vous l’aviez entendue ! – s’écria MmeBunting.

– C’est une véritable fille adoptive pour vous, – remarqua lecousin.

– Mais oui, – avoua Mme Bunting, – cette perspective ne m’a paseffrayée. Elle a reconnu le fait !

– Cependant… (il hésita, mais prit son parti de l’indiscrétion).A-t-elle de la fortune ? – questionna-t-il brusquement.

– Beaucoup ! Elle me parla tout de suite d’une cassettequi, dit-elle, était calée au bout du brise-lames, et ce cherRandolph resta à surveiller l’endroit pendant tout le temps dudéjeuner ; après, quand ils purent s’avancer dans l’eau pouratteindre le bout de la corde qui attachait la caisse, Fred et luil’ont retirée de la mer et ont aidé Fitch et le cocher à la porterà la maison. C’est une curieuse petite cassette pour une dame… bienconditionnée naturellement, mais en bois, avec un navire peint surle couvercle et un nom : « Tom Wilders », gravé grossièrement avecun couteau ; mais comme elle me l’a expliqué, le cuir nedurerait pas longtemps dans l’eau, et il faut s’accommoder de ceque le hasard vous procure… L’important, c’est que cette cassetteest pleine, entièrement pleine de pièces d’or et d’autresrichesses… Oui, de l’or et des diamants, monsieur Melville !Vous savez que Randolph s’y connaît… Oui ! Eh bien ! ildit que le contenu de la cassette vaut… Oh ! je ne sauraisvous dire quelle somme fabuleuse il vaut. Et toutes les choses enor ont une vague teinte rougeâtre… Mais, quoi qu’il en soit, elleest aussi riche que charmante et belle… Réellement, vous savez,monsieur Melville, tout à fait charmante et belle… Eh bien !je suis décidée à l’aider autant que je le pourrai. Nous allons lagarder comme pensionnaire, au même titre qu’Adeline… Vous le savez,ce n’est pas un secret entre nous… Oui… Ce sera la même chose. Etje la mènerai dans le monde et je la présenterai à diversespersonnes, et ainsi de suite. Cela l’aidera beaucoup, lui sera trèsutile. Pour tous, excepté pour quelques intimes, elle sera une denos amies affligée d’une infirmité… d’une infirmité temporaire… etnous allons engager une femme de confiance, une de ces femmes quine s’étonnent de rien, vous comprenez… Il faut les payer très cher,mais on parvient à s’en procurer, même de nos jours. Nousl’attacherons spécialement au service de notre pensionnaire ;elle lui fera ses robes, ses jupes, tout au moins, car nous lavêtirons de longues jupes, de façon à bien ladissimuler.

– Dissimuler quoi ?

– La queue, comprenez-vous ?

– Parfaitement, – approuva de la tête et des yeux le cousin.

C’était là le point qu’il n’avait pas, jusqu’ici, envisagé trèsnettement, et il resta tout interdit. Une queue, une vraiequeue ! Toutes sortes de pensées indiscrètes affluèrent à sonesprit. Mais il se rendit compte qu’il ne fallait pas trop insistersur ce sujet pour le moment. Pourtant, puisque Mme Bunting et luiétaient de vieux amis…

– Alors, elle a réellement… une queue ? –s’informa-t-il.

– Comme la queue d’un gros maquereau, – expliqua Mme Bunting, etMelville s’en tint à ce détail.

– C’est une situation des plus extraordinaires, à coup sûr, –dit-il.

– Mais qu’auriez-vous fait à ma place ? – demanda MmeBunting.

– Certes, c’est une conjoncture redoutable, – déclara mon cousinMelville, et il répéta sans y prendre garde : – Unequeue !

Clairement et nettement, obstruant tout passage à sa pensée, sedessinaient dans son esprit les nuances brillantes, les tonshuileux, noirs, verts pourprés et argentés, d’une queue demaquereau aux contours élégants et hardis.

– Vraiment, c’est inimaginable ! – répéta encore mon cousinMelville, protestant au nom de la raison et du vingtième siècle. –Une queue !

– Oui, et je l’ai touchée de mes mains, – ajouta MmeBunting.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer