La Quittance de minuit – Tome II – La Galerie du géant

La Quittance de minuit – Tome II – La Galerie du géant

de Paul Féval (père)

DEUXIÈME PARTIE – LA GALERIE DU GÉANT

I – DEUX AMIES

Le boudoir de lady Georgiana, au château de Montrath, était quelque chose de charmant. Son tapissier l’avait précédée au manoir, et venait de jeter partout à profusion les merveilles toutes neuves du luxe parisien. Le tapissier de milady demeurait rue de la Paix.

La pièce était, il faut le dire, admirablement disposée et formait par elle-même un délicieux réduit. Nous ne saurions point indiquer le style précis de son architecture intérieure, parce que les architectes anglais ont la bonne habitude de poser en ce genre d’inextricables énigmes : ils mêlent volontiers toutes les époques et trouvent encore moyen d’installer,au milieu de cet éclectisme, l’indispensable confort. Il y avait dans le boudoir de lady Montrath des réminiscences gothiques étonnées de s’allier à quelques intentions Pompadour ; comme transition, la manière du siècle d’Élisabeth jetait çà et là ses revêches essais.

Mais tout cela se voyait peu. La tenture de velours avait recouvert en grande partie ces froides excentricités du génie britannique ; le jour, qui arrivait brisé, dans ce nid de soie et d’or, éclairait seulement les riches moulures des frises et les arabesques du plafond. Le reste était d’hier. Aux murailles vêtues il y avait çà et là quelques tableaux d’un grand prix : des Teniers, que le siècle de Louis XV eût quatre fois couverts d’or, une fantaisie de Hogarth, deux scènes d’Angelica Kaufmann, et de ces beaux enfants qui sortaient, naïfs et souriants, de l’inimitable pinceau de Lawrence.

Lady Georgiana Montrath était assise auprès d’un secrétaire en bois de rose, incrusté d’émail et chargé de miniatures exquises. Elle faisait bien parmi ces richesses. Elle était très jeune, très jolie, et son aristocratique beauté cadrait comme il faut avec le luxe de son entourage.

Elle avait l’air d’une enfant. Vous eussiezdit une de ces blondes misses dont les visages sourient comme desvignettes et que l’on suit au parc, emportées par le trot allongéde leurs grands attelages ; une de ces figures d’anges dontles traits s’effacent doucement, qui jettent volontiers au cielleurs regards alanguis, et dont, le front penché a pour couronnel’or pâle d’une molle chevelure.

Ces anges vous font rêver et vous ramènentbien doucement aux créations éthérées que balance au-dessus dumonde charnel le souffle caressant des poètes. Cela est frêle etsuave. Leurs pieds mignons touchent-ils à la terre ? Ces corpsde sylphides sont-ils nourris par les grossiers aliments del’homme ?

Hélas ! oui. Seulement, l’homme le plusrobuste aurait peine à manger ce qu’engloutissent ces anges.

Elles passent leur vie à rêver, à dévorerd’énormes tartines au jambon, et à boire un océan de thé.

Lady Montrath avait le coude appuyé sur sonbureau et son front se penchait dans sa main. Les tentures bleuesdu boudoir donnaient une blancheur mate à son joli visage. Sesyeux, à demi fermés, glissaient entre les rideaux de sa fenêtre etcouraient, distraits, au dehors.

Devant elle, sur la tablette du secrétaire, ily avait un cahier de vélin où se séchaient quelques lignes d’uneécriture fine et pointue. Lady Georgiana, comme presque tous lesanges pâles dont nous parlions naguère, faisait de longs petitsromans fashionables, fades et interminables récits, écrits avec unegoutte de la bonne encre de Bulwer, délayée dans une immensequantité d’eau gommée, – fashionables rapsodies dont les héros ontdes talents de tailleur, et où les jeunes filles se prennentd’amour pour des nœuds de cravates.

Écrire est désormais, parmi les femmes deLondres, un travers endémique. On est bas-bleu, là-bas, comme onest poitrinaire, c’est le climat.

Lady Georgiana Montrath était à l’œuvre. Elleracontait, pour la centième fois, cette histoire éternelle deLovelace, que les plumes anglaises écrivent toutes seules dès qu’onles laisse courir. – C’était délicat, mais puéril au degré suprême.L’observation s’y montrait d’une finesse microscopique, etl’importance des événements rappelait le fameux bracelet perdu etretrouvé d’Artemène.

Lady Montrath avait laissé la plume ; sonregard fatigué ne dénotait point une inspiration trèsfougueuse ; il y avait de l’ennui sur ses jolis traits.C’était comme un acompte sur le succès de son livre.

Elle avait repoussé son fauteuil, et de tempsà autre un bâillement venait entr’ouvrir ses lèvres.

Au bout de quelques minutes sa pensée quittale domaine littéraire et revint parmi les choses de la vie. Alorssa physionomie changea ; l’ennui fit place à la tristesse.Elle se leva et gagna la fenêtre, qui donnait sur la baie deKilkerran. Ses yeux errèrent sur la grande mer parsemée d’îlesrocheuses. Çà et là quelques petites voiles blanches coupaient laligne bleue de l’horizon. Lady Montrath était plus triste.

Elle soupira le nom de Londres avec unmélancolique regret ; puis elle ramena son regard sur lepaysage voisin.

C’était le parc de Montrath, dont les hautsarbres bruissaient sous le vent du large : une natureopulente, mais sauvage, et à qui l’art avait laissé son aspectsombre. Entre les massifs touffus, la jeune femme apercevait debelles clairières, des pelouses vertes et unies comme de largestapis de soie ; et, tout à côté, de grands rochers blancs, desruines à demi voilées sous le feuillage ; puis, à droite, enremontant la pointe, la masse noire des tours de Diarmid.

Et tout cela était désert. Dans lesclairières, sur la pelouse, le long des tortueuses lisières dubois, en haut et en bas de la montagne, régnaient la solitude et lesilence.

La jeune femme promenait son regard du paysagemuet au château de Diarmid, dont le squelette à jour dominaitencore la contrée. Il y avait sur son visage un effroid’enfant.

– Mon Dieu ! mon Dieu !murmura-t-elle, ce pays me fait peur ! Depuis que je suis enIrlande, les paroles de cette odieuse femme me poursuivent sanscesse. À Londres, je me riais d’elle ; mais ici, Seigneur, quidonc viendrait mon secours ?

Son corps frêle eut un frémissement ; sajoue devint plus pâle.

– Je crois bien que milord m’aime,reprit-elle ; j’ai trouvé en lui, jusqu’à présent, un mariindulgent et affectueux. Mais cette femme ! ses mystérieusesmenaces me troublent et me font peur. Je cherche un sens à sesparoles ambiguës, et toujours je crois deviner un crime !

Elle s’interrompit, tremblante ; des passonnaient sur le carreau du corridor qui conduisait à saporte ; elle tressaillit, comme font les enfants au moindrebruit qui s’entend dans les ténèbres.

La porte s’ouvrit, et la charmante figure demiss Frances Roberts parut sur le seuil.

Lady Montrath poussa un cri de joie ets’élança vers elle, les bras étendus. Il n’y avait plus sur sestraits ni crainte ni tristesse. Elle embrassa Frances avec uneaffection de sœur, et l’entraîna jusqu’à une causeuse, où elles’assit auprès d’elle.

Frances semblait heureuse aussi et témoignaitfranchement son plaisir. Cette sévérité de physionomie, que nouslui avons reprochée à Galway, n’était qu’une sorte de réactioninvolontaire contre la folie froide de Fenella Daws. Hors de laprésence de sa tante, et auprès d’une amie, Frances recouvrait lagaieté de son âge.

Ce fut entre les deux jeunes femmes un longéchange de sourires, des baisers prodigués, une lutte de cherssouvenirs.

Elles étaient du même âge. Dès l’enfance,elles s’étaient choisies pour s’aimer. Georgiana n’avait pointpeut-être la droiture de cœur et la franchise ferme de Frances.C’était une jolie femme, faite pour le monde et rompue auxaccommodements du monde. En elle ce qui était appris étouffait bienun peu ce qui était naturel. L’éducation lui avait donné une bonnedose de ces délicatesses factices qu’on met à la place de lasensibilité vraie ; mais elle avait gardé à sa compagned’enfance une affection sincère. À Londres même, au milieu desplaisirs du West-end, elle aurait eu de la joie à revoirFrances ; – dans cette solitude qui s’ouvrait pour elle siamère et toute pleine de terreurs, elle eut à retrouver son amie unvéritable transport.

Dès le matin, elle avait envoyé la voiture demilord à Galway avec une lettre pressante qui engageait missRoberts à venir au château. Lady Montrath n’avait jamais trouvé lehasard si secourable. Elle bénissait du fond du cœur JosuahDaws ; elle lui savait gré d’être sous-intendant de police, etd’avoir été envoyé en mission dans le Connaught.

Frances, si ferme, si courageuse, si bonne,allait être pour elle une providence.

Il y avait un an à peu près qu’elles nes’étaient rencontrées. Depuis leur sortie de pension ellessuivaient des routes qui ne se croisaient point. Georgiana, filled’un comte, avait été emportée tout d’abord par le tourbillonfashionable ; elle était riche et bien jolie ; sonexistence fut une suite non interrompue de triomphes.

Frances, au contraire, après avoir passé lesannées de sa première jeunesse dans une pension brillante, où letitre et la position personnelle de son père lui avaient donnéaccès, était rentrée tout à coup dans le monde bourgeois. Son pèremort, il ne restait rien, dans sa famille, qui pût la rapprocher decette vie noble à laquelle son éducation l’avait préparée.

Frances eut pour mentor Fenella Daws, pourcompagnes les amies de Fenella Daws, pour soupirants lesincroyables de Poultry, les fanfarons du commerce, les dandiesd’arrière magasin. Personne à qui parler ! pas une seulecervelle parmi tant de têtes !

Dans le monde elle eût peut-être trouvé desdéceptions, car son esprit sincère et clairvoyant ne se fût pointarrêté aux surfaces ; mais son intelligence eût étésatisfaite, sinon son cœur. Elle eût bénéficié de tout ce quisépare le ridicule original de la burlesque copie.

Parmi les compagnes de son enfance, ellen’avait conservé d’autre amie que Georgiana. Les premiers mois,elles s’étaient vues souvent. Plusieurs fois par semaine, Francesprenait le chemin du West-end, et plusieurs fois l’équipage de lajeune lady s’arrêtait devant la demeure modeste du sous-intendantde police, au grand et vaniteux contentement de Fenella, Daws.

On en parlait dans Poultry, dans Ludgate etjusque dans le Cornhill. Cela donnait aux actions de Fenella uncours tout à fait considérable.

Mais, la « saison » finie, Georgianaquitta Londres, où il n’est point permis de rester aprèsl’automne ; les visites cessèrent ; Frances futseule.

Au printemps suivant, elle revit son amie unefois, deux fois peut-être : ce fut tout, parce qu’il y avaitde si beaux bals ! Et puis Georgiana était sur le point de semarier.

C’était donc après une longue absence qu’ellesse retrouvaient aujourd’hui, bien contentes : Georgiana, parcequ’elle était dans un moment d’ennui mortel et de tristesse ;Frances, parce qu’elle avait bon cœur et qu’elle aimait.

– Comme vous voilà devenue plus jolie,Frances, dit Georgiana en caressant doucement les mains de la jeunefille ; ou voit bien que vous êtes heureuse !

Frances leva sur elle ses grands yeux bleussouriants.

– Et vous, milady, murmura-t-elle,n’êtes-vous pas heureuse ?

Un nuage passa sur le sourire de Georgiana. Cefut l’affaire d’une seconde. Il lui plaisait en ce moment d’êtregaie.

– Chère, répliqua-t-elle avec une petitemoue, vous me trouvez donc enlaidie ?

Elles étaient là sur la causeuse tout prèsl’une de l’autre, et charmantes toutes deux. Leurs cheveux blondsse touchaient presque, mariant leurs nuances pareilles ; leursyeux bleus rivalisaient de douceur ; le même rose pâle étaitsur leurs joues.

Pourtant elles ne se ressemblaient point. Dansla délicate fraîcheur de Frances, il y avait une force vierge etvive ; chez lady Montrath, la fatigue se montrait déjà, et labeauté pâlissait, déflorée. Il y avait en elle quelque chosed’indécis, de lassé ; on devinait une de ces natures débilesqui n’ont même pas besoin de la douleur pour être vaincues, et quise courbent après un jour d’ennui.

Frances couvrait lady Montrath d’un regardaffectueux et inquiet.

– Je vous trouve toujours bien jolie,Georgy, dit-elle ; mais vous n’avez plus vos couleurs qui mefaisaient envie ; il y a un cercle bleu autour de vosyeux.

Lady Montrath poussa un gros soupir, mais ellerépondit gaiement :

– La fatigue du voyage, Fanny. Je suismoins forte que vous, et quatre jours de mer, c’est une bien longuetraversée… Mais parlez-moi de vous, chère, je vous en prie. Nesongez-vous donc point à vous marier ?

Frances baissa les yeux et rougit, non pointde cette rougeur banale qu’une question pareille amène,invariablement au front des fillettes, mais comme si la demande desa compagne eût fait surgir en elle une pensée pénible. Georgianane s’en aperçut point.

– Comment se porte mister Daws ?continua-t-elle. Et la bonne mistress Fenella, écrit-elle toujoursses Mémoires ?

Tout cela fut dit avec beaucoupd’entrain ; mais dans la dernière question il y avait un peud’ironie.

Lady Montrath était un ravissant bas-bleu dela noblesse ; Fenella était un vilain bas-bleu de labourgeoisie : si grande que soit la distance entre deuxbas-bleus, l’un ne parle jamais de l’autre sans se moquer, et c’estjustice.

Frances ne répondit point. Son regard setourna vers le secrétaire où gisait le vélin accusateur.

Les sourcils délicats de lady Montrath sefroncèrent légèrement, comme si cette comparaison muette eût trouvéle défaut de son orgueil.

– Oh ! Fanny ! murmura-t-elled’un ton moitié rieur, moitié fâché, je n’ai point voulu offenserl’excellente mistress Daws ; mais ne regardez pas ainsi monsecrétaire, j’écris pour moi toute seule et je m’ennuie tant, chèreFanny, dans ce vilain château !

Frances parcourut des yeux les gracieusesélégances du boudoir.

– Je sais ce que vous allez dire, s’écrialady Montrath avec impatience : c’est beau, pittoresque, c’estadmirable ! Mon Dieu ! chère, vous avez raison, maisc’est si triste !

Elle prit le bras de Frances et l’entraîna,vers la fenêtre. Frances laissa échapper un cri d’admiration.

– Hélas ! oui, chère, dit Georgiana,c’est superbe ! et je compte bien le mettre dans un de meslivres. Mais que j’aime mieux les avenues sablées deRegent’s-Park ! que tout cela est triste ! Voyez cesgrandes tours… tout ne vous parle-t-il pas ici de mystères et decrimes ?

Frances se prit à sourire. Une sorte defatalité l’entourait sans cesse de romans faits chair. La fièrelady avait sa part du travers de la pauvre Fenella.

– Vous vous laissez emporter par votreimagination, Georgy, dit Frances, il n’y a là ni mystères nicrimes. Ce sont de belles ruines, dominant un magnifique paysage,voilà tout. Moi qui ne suis pas poète comme vous, je voudraispasser ma vie en face de ces merveilles.

– Dites-vous vrai ? s’écriaGeorgiana vivement.

L’expression de son visage venait de changertout à coup. Elle releva sur Frances ses yeux, où il y avait unevéritable joie mêlée à une épouvante naïve.

– Oh ! restez, restez avec moi,Fanny ! reprit-elle, venez habiter le château ! j’enserais bien heureuse ; je vous aime tant ! Et puis,ajouta-t-elle en baissant la voix, si vous saviez comme j’aipeur !

Ces dernières paroles avaient un accent deréalité, peu commun dans la bouche de lady Montrath. Ses traitsdisaient une souffrance vague, mais sincère. Frances la regardait,étonnée.

– Vous avez peur, Georgy ? dit-ellede quoi ? On parle, il est vrai, des Molly-Maguires ;mais vous avez ici votre mari et une armée de domestiques. Commentd’ailleurs la présence d’une pauvre fille pourrait-elle vousrassurer ?

Lady Montrath prit la main de son amie entreles siennes, qui étaient froides, et la serra convulsivement. Sonvisage était très pâle et des tressaillements involontairesagitaient tout son corps.

– Frances, dit-elle d’une voix étouffée,ce ne sont pas les Molly-Maguires qui me font peur. Oh ! jesuis folle peut-être, mais je suis bien malheureuse.

Deux larmes roulèrent sur sa joue. Frances luimit un baiser au front et l’attira contre son cœur. Elless’assirent, parce que lady Montrath ne pouvait plus sesoutenir.

– Je vais tout vous dire ! s’écriacelle-ci en pleurant. Fanny, vous êtes ma seule amie, et vous meconsolerez.

Il n’y avait plus dans le ton de lady Montrathla moindre affectation. Sa détresse pouvait avoir un motifimaginaire, mais ses larmes coulaient malgré elle, et la terreurqui l’accablait n’était point jouée.

– J’ai peur, murmura-t-elle en parlantavec peine ; oh ! j’ai peur ! Lord George a déjà euune femme ; cette femme est morte, Fanny morte… Mon Dieu, monDieu ! je crois que lord George veut aussi me tuer !

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer