Biribi – Discipline Militaire

Chapitre 1

 

– Alea jacta est !… Jeviens de passer le Rubicon…

Le Rubicon, c’est le ruisseau de la rueSaint-Dominique, en face du bureau de recrutement. Je rejoins monpère qui m’attend sur le trottoir.

– Eh bien ! ça y est ?

– Oui, p’pa.

Je dis : Oui, p’pa, d’un ton mal assuré,un peu honteux, presque pleurnichard, comme si j’avais encore huitans, comme si mon père me demandait si j’ai terminé un pensum queje n’ai pas commencé, si j’ai ressenti les effets d’une purge queje n’ai pas voulu prendre.

Pourtant, je n’ai plus huit ans : j’en aipresque dix-neuf ; je ne suis plus un enfant, je suis un homme– et un homme bien conformé. C’est la loi qui l’assure, qui vientde me l’affirmer par l’organe d’un médecin militaire dont leslunettes bleues ont le privilège d’inspecter tous les jours deux outrois cents corps d’hommes tout nus.

– Marche bien, c’t homme-là !… Bonpour le service !…

Je répète cette phrase à mon père, quim’écoute en écarquillant les yeux, la bouche entr’ouverte, l’airstupéfait. Toutes les deux minutes il m’interrompt pour medemander :

– Tu as signé ? Alors ça yest ?… Ils t’ont donné ta feuille de route ? Alors, ça yest ?…

Et, toutes les deux minutes un quart, jeréponds :

– Oui, p’pa.

Je ne me borne pas, d’ailleurs, à cetteaffirmation – flanquée d’une constatation de paternité enraccourci. Je parle, je parle, comme si je tenais à bien faire voirque le médecin aux lunettes bleues ne m’a pas arraché la langue,comme si le coup de toise que j’ai reçu tout à l’heure sur la têteavait fait jaillir de ma cervelle des mondes d’idées. Tristes idéescependant que celles que j’exprime en gesticulant, au risque defaire envoler des arbres de l’Esplanade des Invalides que noustraversons tous les pierrots gouailleurs qui font la nique auxpassants. Considérations banales sur l’état militaire, espoirsbêtes d’avancement rapide, lieux communs héroïquement stupides,expression surchauffée d’un patriotisme sentimental decafé-concert ; tout cela compliqué du rabâchage obligéd’anecdotes d’une trivialité écœurante. Mon père paraîts’intéresser prodigieusement à ce que je lui raconte ; ilincline la tête en signe d’approbation ; il murmure :

– Certainement… évidemment… rien de plusvrai…

Et, tout d’un coup, me regardant bien enface :

– Alors, décidément ça y est ?…c’est fini ?

Il a l’air de sortir d’un rêve, de revenir detrès loin. Il n’a pas entendu un mot de tout ce que j’ai dit, c’estclair. Mon flux de paroles a seulement bercé ses pensées tristesque je devinais et que je voulais chasser, comme elles ont laisséfroid mon cerveau que j’essayais de griser.

Je me tais subitement, secoué d’un grandfrisson, envahi soudain par une colère noire, un dégoût énorme, quime porteraient à me donner des coups de pied à moi-même ou à metirer les oreilles, si je n’avais peur de passer pour unaliéné.

La chose que je viens de faire, je le sais,était une chose forcée ; mais je sens que c’est aussi unechose bête, triste, et, qui plus est, irréparable. Et nous marchonscôte à côte, sans plus rien dire, traversant sur le pont désert desInvalides la Seine jaunâtre ridée par un vent froid, moi, le filsqui ai voulu mettre un terme à une situation douloureuse, et lui,le père désolé d’avoir été obligé de me laisser faire. Noussemblons deux étrangers. Et je me tais, aussi, parce que je sensque, si je recommençais à parler, je n’aurais plus dans la boucheles paroles bêtes et endormantes de tout à l’heure et que je nepourrais plus trouver que des phrases amères et des motsméchants.

Je m’étais pourtant bien promis de restercalme, depuis le moment où j’avais résolu de m’engager ;j’étais pourtant bien décidé encore, il y a cinq minutes à peine, àrefouler les colères sourdes que je sentais gronder en moi. J’avaisfait de grands gestes pour ne pas mettre la main dans ma poche oùje sentais ma feuille de route, j’avais crié pour ne pas grincerdes dents, j’avais ri parce que les contorsions douloureuses de monvisage et mon rictus de rageur disparaissaient sous la grimace durire ; j’avais imité ces conscrits imbéciles qui chantent pours’étourdir et qui épinglent à leur chapeau, chez le mastroquet, enhurlant des chansons patriotiques, le numéro qu’ils viennent detirer en tremblant, la larme à l’œil, d’une urne placée entre deuxgendarmes. Et, brusquement, j’ai senti que j’étais à boutd’efforts, moi qui n’ai pas bu d’alcool, et que je ne pouvais pluscontinuer cette comédie qui m’écœure et qu’on n’a pas prise ausérieux.

Car mon père n’a pas été ma dupe. Il ne me ledit pas mais je le sens bien. Je le vois, marchant à six pas demoi, sur la contre-allée du Cours-la-Reine que nous descendons, latête baissée, morne, affaissée. Il ouvre son parapluie ets’approche de moi.

– Mets-toi à l’abri ; il pleut.

En effet, quelques gouttes d’eau piquent depoints bruns la poussière grise.

– Oh ! bah ! ce n’est rien.

– Mais tu n’as pas de parapluie. Tonchapeau va s’abîmer…

– Qu’est-ce que ça fait ? Je ne leporterai plus demain.

Mon père a tourné la tête à gauche, comme pourregarder quelque chose du côté des Champs-Élysées, mais pas assezvite pour que je n’aie eu le temps de voir une larme trembler aubord de ses cils.

Cette larme-là me remue.

Ah ça ! est-ce que je vais continuer àgarder cet air d’enterrement, cette mine de pleureur aux pompesfunèbres ? À quoi ça me sert-il, au bout du compte, de froncerles sourcils et de me payer une tête de bourreau demélodrame ? Ce qui est fait est fait, n’en parlons plus.L’heure des récriminations est passée. Et, bravement, je demande àmon père ce qu’il regarde par là, à gauche.

– Moi ? Rien, rien…

– Ah ! à propos, figure-toi qu’aubureau de recrutement…

Je lui raconte des histoiresquelconques ; je lui parle d’un individu qui ne voulait pasôter sa chemise pour passer la visite et d’un autre qui avaitoublié de retirer ses bottes. Je trouve vraiment ces petitsincidents très drôles. J’en ris aux éclats, je m’en tiens lescôtes. Mon père se contente de sourire ; un sourire jaune. Ilfaut pourtant être gai, que diable ! Il faut arriver à luifaire croire que je ne suis pas trop mécontent de mon sort, que jepars de bon cœur, que la nouvelle vie que je vais mener nem’inspire pas la moindre répulsion. Je me bats les flancs pour ledérider ; je ridiculise les passants ; je me moque d’unmarchand de coco qui agite sa crécelle malgré la saison, et d’unmonsieur qui, sur une impériale d’omnibus, bat la semelle avecrage.

Rien n’y fait. Mes éclats de rire et mesexplosions de gaîté ratent comme des fusées mouillées dont labaguette retombe piteusement à terre ; et, quand je quitte monpère, au bureau des tramways, il me serre les doigts un peu fortdans sa main moite et me dit : « À demain » avec unevoix mouillée. Je le regarde s’éloigner, voûté, appuyé sur sacanne, triste et las…

 

– Courcelles ! En voiture !

Je grimpe sur l’omnibus. Je vais au parcMonceau. À côté du parc Monceau, tout au moins, où habite mononcle, avec sa femme et sa fille.

Mon oncle, c’est une pompe à morale. Une pompeà morale vieux jeu, avec un cylindre apostolique, un pistonprud’hommesque, une soupape système Guizot et une soupape systèmeBerquin.

Ma tante, elle, ne moralise pas pour soncompte. Mais, lorsque son mari dogmatise, elle approuve. Et macousine ratifie.

Que trouvez-vous à redire à ça ? –Absolument rien, n’est-ce pas ?

Mais moi qui suis en proie à une irritationcroissante, moi dont les nerfs agacés frémissent et se contractent,comme les muscles mis à nu d’un animal sous l’influence d’uncourant électrique, à toutes les paroles de consolation etd’encouragement bêtes qu’on me prodigue depuis deux jours, moi quisens bouillonner dans mon cerveau une colère dont je ne m’expliquepas la cause mais dont je serais bien aise de me décharger surquelqu’un, j’y trouve quelque chose à redire. Et je suis décidé,absolument décidé, à ne pas me laisser faire de morale et à jeterplutôt par-dessus bord, comme un chargement inutile, tous lessentiments affectueux – tous ! – qui m’unissent à cettebranche respectable de ma famille.

Je brusque les choses. J’entre chez mon oncleen criant :

– Je viens de m’engager !

J’épie en même temps sur sa physionomie lessignes de la stupéfaction, les marques de l’étonnement ; et,comme il va assurément tomber à la renverse, je me reproche de nepas m’être assuré, avant de pousser mon exclamation, s’il avait unfauteuil derrière lui.

Mais il ne tombe pas. Il me répond trèstranquillement :

– Ah ! tu viens de t’engager.

Il répète ma phrase, tout simplement, en yajoutant une interjection, une toute petite interjection.

Est-ce que ça ne le surprendrait pas, parhasard ?

Pas le moins du monde, car ilajoute :

– Ça ne m’étonne pas de toi.

Il me fait signe de m’asseoir, s’assiedlui-même, croise les jambes et continue en se frottant lesmains :

– Ça ne m’étonne pas de toi, car je t’aitoujours regardé comme relativement intelligent. Relativement, bienentendu, car, à notre époque, il y a tant d’hommes de talent !Tu as eu assez d’esprit pour comprendre que l’existence que tumènes depuis ta sortie du collège ne pouvait pas toujours durer.Qu’avais-tu derrière toi depuis deux ans ? Une vie defainéant, honteuse et indigne. Qu’avais-tu devant toi ? Mazas.Parfaitement, Mazas. Tu as beau hocher la tête, les enfants quidésobéissent à leurs parents, ne suivent pas les bons exemples etn’écoutent pas les bons conseils finissent toujours à Mazas. Si tuavais cinq ans de moins, je dirais la Roquette, mais tu as dix-neufans. Je ne veux pas récriminer, te faire des reproches que tu aspourtant bien mérités ; je ne te parlerai pas de toningratitude envers nous que tu ne venais pas voir une fois tous lessix mois, de ton indifférence à l’égard de ta tante à qui tu nedaignais même pas envoyer un bouquet pour sa fête. Nous qui avonstoujours été si bons pour toi ! qui t’avons toujours donné desi bons avis, absolument comme si tu avais été notre fils !nous qui te donnions tous les jours notre exemple ! nous qui…Tiens, je vais profiter de ce que nous sommes seuls pour te ledire : la semaine dernière, ta cousine a fait dire une messe àton intention… pour que vous tourniez bien, Monsieur…

Il se lève, se promène de long en large ets’écrie en roulant au plafond des yeux de poisson frit :

– Dieu, qui voit le fond des cœurs, l’asans doute exaucée !

C’est bien possible, mais je ne serais pasfâché de placer un mot.

– Mon oncle…

– Mais, malheureux ! tu as doncoublié jusqu’aux lois fondamentales de la politesse ? Tu nesais donc plus qu’il est inconvenant de couper la parole auxpersonnes qui… qui… Tu verras, quand tu seras soldat, si tuinterrompras impunément tes chefs ! Ah ! tu en as besoin,vois-tu, de manger de la vache enragée !

Ma tante, qui vient d’entrer avec ma cousine,a surpris ces dernières paroles. Elle s’approche de moi.

– Tu t’es engagé ? Tu vas êtresoldat ? Eh bien ! entre nous, mon ami, ça ne te fera pasde mal de manger de la vache enragée.

– Ça lui fera même beaucoup de bien,appuie ma cousine, avec un petit air convaincu.

J’esquisse un geste de dénégation, mais mononcle me jette un regard furieux. Cette fois, c’est bien entendu,j’ai besoin de manger de la vache enragée. Je n’ai plus qu’à mefigurer que c’est un traitement à suivre, voilà tout. D’ailleurs,ça doit me faire beaucoup de bien.

– Tu as toujours eu un caractèreexécrable, continue mon oncle. Dès l’âge le plus tendre, tu faisaistourner le lait de ta nourrice…

– C’est une horreur, dit ma tante.

– Une abomination ! dit macousine.

Mais sa mère lui lance un coup d’œil detravers. Une jeune fille ne doit pas faire semblant de savoir queles nourrices ont du lait. C’est très inconvenant.

Mon oncle veut clore l’incident.

– Tes instincts pervers, s’écrie-t-il, sesont développés avec l’âge !…

Et il énumère les queues de lapins que j’aitirées, les hannetons que j’ai fait rôtir, les mouches que j’aiécartelées. Ah ! ça ne l’étonne pas, que je me sois, plustard, si mal conduit à l’égard de mes parents ! Quand onprend, si jeune, l’habitude de faire du mal aux bêtes…

Ma tante intervient :

– Mon ami, mon ami !…

– C’est vrai, fait mon oncle quis’aperçoit que la passion l’égare. C’est vrai ! Ce petitmalheureux allait me faire dire des choses !… Je suisréellement bouleversé… Une conduite aussi déplorable !…

– Ce n’est pas tout à fait sa faute, monami ; tu sais bien que sa religion…

– En effet, ajoute ma cousine, tu saisbien, papa, que les protestants…

Je m’y attendais. C’est l’excuse hypocritedont ils affectent de couvrir ce qu’ils appellent mes fautes,excuse qui n’est en réalité, pour eux, qu’un outrage avec lequelils me soufflètent. Sa religion ! Protestant ! Me lesont-ils assez jetés au nez, ces deux mots, tout en les susurrantd’une voix doucereuse et benoîte de cagot mielleux qui ne demandequ’à disculper et qui fait la part des choses ! Ont-ils jamaismanqué une occasion de me les coller sur le visage, ainsi qu’unstigmate, dévotement, onctueusement, comme ils se collent àeux-mêmes de la cendre sur le front, le lendemain du mardigras ? Et j’étais assez bête pour en rougir, assez mou pouravoir honte, assez lâche pour ne pas la défendre, cette religiondont les dogmes pourtant me font rire et dont je ferais bon marchési je ne sentais pas, derrière son rituel vieilli et ses doctrinessurannées, deux grandes choses pour le triomphe desquelles elle asu trouver des confesseurs qui ont été des précurseurs et desmartyrs qui ont été des héros : la vérité et la liberté.

Est-ce que cette fois encore ?…Hélas ! oui, cette fois encore, je me contente de baisser latête.

Et la morale montait toujours !… Mononcle a glissé légèrement sur mon enfance : il s’est appesantisur mon adolescence et m’a reproché de n’avoir jamais eu de prix dethème grec. Il en est maintenant à ma jeunesse. Il ne comprenddécidément pas que je n’aie pu arriver à m’entendre avec mesparents et que j’aie déserté le toit paternel. Il veut bien avouerque je n’ai peut-être pas eu tous les torts, au début…

– Mais enfin, que les parents fassentceci ou cela, les enfants n’ont pas à s’en plaindre…

Pourquoi pas ?

– Les enfants ne doivent jamais s’occuperdes affaires des parents…

Même quand elles les regardentdirectement ?

– Tu devais tout supporter en silence.Les enfants sont faits pour ça. D’ailleurs, lorsqu’il se passaitchez toi des choses qui ne te plaisaient point, il y avait un moyenbien simple de ne pas s’en apercevoir. C’était de fairel’aveugle.

L’aveugle ?… Je ne sais pas jouer de laclarinette.

J’ai laissé échapper ça – tout haut. – Mononcle se lève, furieux.

– Comment, malheureux ! tuplaisantes ! tu oses plaisanter avec les chosessérieuses ! Mais tu n’as donc de respect pour rien ? Tute moques donc de tout ? Tu n’as donc plus ni âme, ni cœur, niconscience, ni… rien ?… Ah ! cette manie dedénigrement ! Le mal du siècle ! Cette manie de raisonnerenvers et contre tout !… Ah ! elle te coûtera cher, cettemanie-là !… Quand tu seras soldat, je te conseille, mon ami,de continuer à discuter avec ton insolence habituelle. Sais-tu cequ’on te fera, si tu raisonnes, si tu es insolent ?hein ? le sais-tu ?

– Non, mon oncle.

– On te passera par les armes.

– On t’exécutera, dit ma tante.

– On te fusillera, dit ma cousine.

J’en ai la chair de poule ; et mon oncle,qui a produit son effet, continue son réquisitoire.

– Depuis, qu’as-tu fait ? Tu aspassé, je crois, deux mois dans un bureau. Au bout de ces deuxmois, tu as jugé à propos de gifler un sous-chef et l’on t’aflanqué dehors. Continue à appliquer ce petit système-là dansl’armée, et ce ne sera pas dehors qu’on te mettra, ce seradedans.

Ma tante et ma cousine éclatent de rire. Jeris aussi, en me forçant un peu – je me chatouille la paume de lamain avec le petit doigt. Que voulez-vous ? Mon oncle asoixante ans ; son répertoire de jeux de mots est bien vieux,c’est vrai ; mais on ne peut vraiment pas lui demanderd’apprendre par cœur, à son âge, le nouveau recueil des coq-à-l’âneet des calembours, augmenté d’une préface en vers. Je me mets à saplace. Je sais très bien que, lorsque j’aurai soixante ans et queje dirai, par exemple : « Ce qui est plus fort qu’unTurc, c’est deux Turcs, » j’éprouverai un grand plaisir à voirs’esclaffer mes auditeurs.

Mon rire a déridé mon oncle. Il fait un gestevague de commisération indulgente.

– Depuis ce temps, comment as-tuvécu ? Je l’ignore et ne veux pas le savoir. À quoi t’es-tuoccupé ? À écrire. Des bêtises. Tu as fait des vers – on meles a montrés. Des vers abominables, dans lesquels tu appellesmôssieur Thiers « Géronte assassin » et Gambetta« Cromwell de carton » et « diminutif deMirabeau. » Sais-tu pourquoi, seulement ?

Je fais signe que non. Je ne sais paspourquoi.

Mon oncle hausse les épaules.

– Je m’en doutais !

– J’en étais sûre, fait ma tante.

– Convaincue ! appuie macousine.

– Tu es parti de chez ton père. Tu as dûmener une vie misérable, manger dans d’ignobles gargotes, coucherdans des repaires infâmes…

Ma cousine se bouche les yeux.

– D’ailleurs, tes vêtements en disentlong…

– À propos, fait ma tante, nous teretiendrions bien à dîner, mais, tu sais, c’est aujourd’huivendredi ; nous faisons maigre et, comme tu es protestant…

Je suis protestant, en effet, mais je croisque, pour le moment, ce sont mes habits qui protestent.

– En effet, dit mon oncle, il fautrespecter toutes les convictions. Ç’a toujours été mon avis. Ehbien ! mon ami, puisque tu vas entrer dans une nouvellecarrière, prends la ferme résolution de t’y bien conduire ;sois respectueux et obéissant à l’égard de tes chefs ; lerégiment est une grande famille dont le père est le colonel et dontla mère est la France. Quels que soient les ordres qu’on te donne,ne les examine pas, ne les critique jamais ; exécute-les lesyeux fermés…

Ça ne doit pas toujours être commode.

– Le plus bel avenir s’ouvre devant toi.Tu peux te faire en peu de temps une position magnifique… Toutsoldat, a dit Napoléon, porte…

– Oui, la giberne… le bâton demaréchal…

– C’est ça ! c’est ça !Moque-toi un peu des paroles d’un grand homme !… D’ailleurs,mon ami, tout ce que je t’ai dit, c’est dans ton intérêt. Tournebien, tourne mal, ça ne peut rien nous faire, au fond. Nousdéshonorer, ça, tu ne le peux pas : nous ne portons pas lemême nom que toi. La charité chrétienne nous ordonne de faire desvœux pour toi et de te donner de bons préceptes ; quant aureste, ça nous est égal…

C’est curieux, je m’en doutais presque.

– Tâche de monter vite de grade en grade.C’est le meilleur moyen d’avoir un avancement rapide. Surtout,évite les mauvaises compagnies ; il y a partout des gens aveclesquels il ne faut se lier à aucun prix. Si tu es disposé à tebien conduire, à faire la joie de ta famille et l’honneur de tonpays, tu ne les fréquenteras point, tu les laisseras de côté. Dureste, vous ne pourriez pas vous accorder longtemps ; le vicen’a jamais fait bon ménage avec la vertu.

Ça doit être vrai, mais ça ne me semble pasneuf. Je pense avoir lu autrefois, dans Lhomond, cet exempleétonnant : « La vertu et le vice sont contraires, »virtus et vitium sunt contraria.

Tout le monde vient de se lever. Je crois lapetite séance terminée et je me lève comme les autres. Ma tante mepromet, en me quittant, de me faire cadeau de mon premier uniforme,quand je serai nommé officier. Ma cousine m’offrira un sabre, – unbeau sabre.

Décidément, elles n’ont pas l’air de croireoutre mesure à mon avenir.

Mon oncle ne me promet rien, mais, en mereconduisant jusqu’à la porte, il me donne quelque chose… Unconseil, un dernier conseil.

– Quand tu auras des galons, mon ami…Souviens-toi bien de ce que je vais te dire, grave-le dans tamémoire.

– Oui, mon oncle.

– Quand tu auras des galons, – soissévère, mais juste.

Il ferme la porte.

 

Je descends l’escalier furieux. Furieuxsurtout contre moi. Quoi ! j’étais décidé, en entrant danscette maison, à ne pas me laisser débiter trois mots de cettesempiternelle théorie de la vertu et des mœurs qui me dégoûte etm’assomme ! J’étais résolu à interrompre brutalement la couléede cette avalanche moralisatrice qui vous engloutit sous sesphrases glacées ! J’étais déterminé à rompre avec éclat, avecinsolence même – une insolence qui aurait été de la franchise –plutôt que de permettre à mon oncle de me tenir encore une fois celangage qui n’est pas son langage à lui seul, mais qui est celui detous les gens qui pensent comme lui, qui voient comme lui, quipensent faux et qui voient faux – des gens que je méprise déjà etque, je le sens bien, je finirai par haïr. Et je n’ai pas trouvéune phrase pour lui répondre, pas un mot pour l’arrêter !Est-ce que j’ai manqué de courage ? Est-ce que, encore cettefois-ci, j’ai capitulé devant sa morale bête ? Est-ce que jesuis un imbécile ? Non. La vérité, c’est que je ne savais quoilui répondre. Je ne savais pas. Je ne suis pas un imbécile, je suisun ignorant. Je sentais qu’il y avait bien des répliques à luifaire cependant, bien des objections à lui opposer, mais je netrouvais rien, rien.

Rien, à part peut-être des railleries sur laforme grotesque de leurs théories, sur la sottise dans laquelle ilsdélayent leurs pauvres vieilles idées, arlequins centenaires cuitstoujours à la même sauce ; rien à part des moqueries sur lafigure extérieure, gothique et maniérée, de leurs préceptes fauxqu’ils étalent dogmatiquement. Et, si j’avais ri de la couche deridicule dont ils badigeonnent leur férocité égoïste, si j’avaisraillé la forme absurde qui s’enroule autour de leur vanitévenimeuse comme les capsules molles et sans saveur autour del’amertume des médicaments, ils m’auraient traité – pour de bon –de mauvais plaisant, de sans-cœur, de farceur qui ne respecte rien,qui n’a pas de considération pour les choses sérieuses.

Ils auraient eu raison. Ce qu’il faut, ce nesont pas les coups d’épingle de la moquerie, les coups de canif dela blague, dans ce voile de bêtise qu’ils ont tendu – peut-êtreexprès – devant leur méchanceté doucereuse. C’est le coup decouteau brutal qui crèverait la cotte de mailles faite de tous leslieux communs et de toutes les banalités cousus pièce à pièce dontils couvrent leur morale étroite et hypocrite, et qui la mettrait ànu.

Ce coup de couteau-là, je ne peux pas ledonner – pas encore.

 

Quand je fais des réflexions, je mets lesmains dans mes poches. C’est, chez moi, une habitude prise. Je nepeux pas réfléchir les mains ballantes ; il n’y a pas à s’ytromper, quand j’ai les mains ballantes, je ne réfléchis pas. Jevis alors une vie sans pensée, la vie d’un être inconscient, la viedu fakir qui contemple son nombril, la vie du chien errant quitrôle dans les rues en compissant les devantures.

Mais, pour le moment, comme je fais desréflexions graves, j’enfonce les mains très avant dans mes pocheset, fort étonné, je sens rouler sous mes doigts des choses rondes.Ces choses rondes, ce sont des pièces de monnaie. Mon Dieu !oui. Avant mon départ, on a fait une petite quête. Tout le monde aapporté son obole, tout le monde, jusqu’à la femme de chambre de matante, une vieille fille ridée et jaunâtre, au corsage plat, auxyeux glacés, et qui semble vouloir absolument mourir d’un pucelagerentré. Je compte les espèces. Je trouve dix-sept francs cinquantecentimes. Maintenant, comme il faut être juste avec tout le monde,je dois avouer que ma poche est décousue et que j’ai entendu, toutà l’heure, quelque chose tomber à terre. C’était sans doute un sou.Il devait y avoir dix-sept francs cinquante-cinq. Pourtant, je n’ensuis pas sûr. Je n’en mettrais pas ma main au feu.

Dix-sept francs cinquante, c’est mince !Il n’y a pas de quoi faire la noce, assurément. Mais la sagesseantique et moderne ne nous apprennent-elles pas à nous contenter depeu ? D’ailleurs, ma cousine m’a promis d’appeler sur ma têteles bénédictions du ciel. En attendant, je pourrai toujours, cesoir, ajouter un petit extra à mon ordinaire assez maigre. Jemangerai un plat de plus, un dessert – pas des pruneaux, parexemple ! Ah ! non ; après la morale avunculaire,ils feraient double emploi !… Non bis inidem !…

** * * * * * * * *

Le lendemain soir, mon père m’a conduit à lagare. Nous avons parlé – de choses quelconques – en nous promenant.Il a attendu le dernier appel des voyageurs pour me laisser partir,et alors, me jetant les bras autour du cou, il a laissé échapperdeux grosses larmes et je l’ai entendu qui me disait toutbas : « Tu sais, mon enfant, je t’ai toujours bienaimé ! »

Ça m’a ému. Je ne le cache pas, ça m’a ému.Seulement, maintenant, je veux raisonner mes émotions, arriver à meles expliquer.

J’y ai réfléchi toute la nuit, en chemin defer… Je ne crois pas que ça suffise à un père, d’aimer sesenfants.

Pourquoi ? – Je ne sais pas.

J’y réfléchirai encore. J’arriverai peut-êtreà le savoir.

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