Biribi – Discipline Militaire

Chapitre 36

 

– Fontainebleau !… Melun !…

Le train va vite. Dans une heure, nous seronsà Paris… Oh ! Paris !… Paris !…

 

C’est depuis Marseille seulement que j’aicommencé à librement respirer. Jusque-là, j’avais souffert, j’avaistremblé, m’attendant à chaque instant à une catastrophe ;intimement convaincu que quelque épouvantable difficulté allaits’élever, qu’un obstacle insurmontable s’opposerait à mon retour enFrance, que quelque chose de terrible allait me clouer, pourjamais, sur ce sol d’Afrique qui, j’en étais sûr, devait me garder.Je me trouvais dans la situation du chrétien livré aux bêtes, dansle cirque, et qui ne peut détacher ses yeux de la porte de la fossequ’on va soulever tout à l’heure, et par où la bête va sortir.

La bête ne s’est pas montrée, c’est ungendarme qui a paru. Un brave gendarme qui ne pensait pas à mal,certainement, et qui s’est trouvé subitement devant moi, sur lepaquebot, au détour d’un rouf. J’ai eu une horrible peur. J’aitrébuché. J’ai été forcé de me retenir à un palan pour ne pastomber à la renverse.

– On voit que le vin du cambusier n’estpas mauvais, m’a dit le Pandore, qui m’a cru ivre, et qui s’est misà rire, grassement…

Deux ou trois frayeurs comme celle-là, etj’aurais perdu la boule. J’aurais été atteint, pour de bon, dudélire de la persécution…

 

Nous sommes partis de Marseille à trois heuresde l’après-midi, et, dans ma joie de me sentir enfin seul, livré àmoi-même, débarrassé du sous-officier qui nous avait escortésjusque-là, je n’ai vu ni la gare, ni la grande salle d’attenteretentissante des exclamations méridionales ; je suis passérapidement devant le jardin planté d’arbres où se promènent, unpanier au bras, des marchandes de provisions.

 

Un jardin, une gare, des paniers, desmarchands ? C’est possible. Je ne sais pas.

Je suis entré tout droit dans la salle dudépart et je me suis assis, contre la porte qui donne sur le quai,sur un banc. Mon cœur battait très fort, mes genoux tremblaient, unflot de sang me montait au visage. – Je n’avais plus de sang qu’àla tête.

J’avais mon billet dans la poche de mon dolmanet je le sentais, – oui, je le sentais, à travers la doublure, àtravers la toile de ma chemise, comme s’il avait voulu m’entrerdans la chair ! Il me brûlait la peau, ce morceau decarton.

 

Tout d’un coup, la porte s’ouvre. Je m’élance,bousculant l’employé, je me précipite dans un wagon comme une bêteféroce dans la cage où saigne un quartier de viande. J’ai fermé laporte sur moi, à toute volée, et je me suis laissé tomber sur labanquette.

Brusquement, je me suis senti libre.J’ai éprouvé, pendant une minute, une jouissance indéfinissable.Pour la première fois de ma vie – la seule peut-être – j’ai perçu,dans sa plénitude, la sensation de liberté.

** * * * * * * * *

– Froissard, as-tu faim ? Veux-tumanger un morceau ?

Ce sont mes camarades de route qui finissentleurs provisions, avant d’arriver à Paris, et qui m’invitent àcasser la croûte.

Non, je n’ai pas faim ; non, je ne veuxpas manger. Il me semble que je n’aurai plus jamais besoin demanger.

 

– Ah ! non, toi, là-bas, garde lecervelas pour toi. Il y a de l’ail dedans, et, comme on va sucer lapomme à sa gonzesse…

De gros rires.

 

Quatre faubouriens, sur les sept que noussommes. Quatre ouvriers qui vont reprendre leur métier, enarrivant, avec la misère qui les guettera au coin de l’établi et ladébauche qui leur fera signe, au premier tournant de la rue. Rien àattendre d’eux, rien. Des récits fantastiques de leurs campagnes,peut-être, des histoires à dormir debout, des exagérations idiotes,des hâbleries… Ah ! il n’y a pas de danger qu’ils aillentporter, dans l’atelier, sur les chantiers, le récit sincère de cequ’ils ont vu, de ce qu’ils ont enduré, – la haine dumilitarisme ! On les retrouvera arrêtés, badauds imbéciles,sur les boulevards où défilent les griffetons, au son d’une musiquede sauvages ; à Longchamps, les jours de revue, et l’on pourrales entendre applaudir, bien fort, au passage d’un généralpeinturluré comme une image d’Épinal, d’un colonel dont le plumetse dresse, au-dessus du shako, comme un pinceau de treize sousau-dessus d’un pot à colle.

À quoi ça leur sert-il d’avoirsouffert ?… Des animaux, alors ? Pas même. Des bêtes sansrancune.

 

Et les autres : Le premier est un garçoninstruit, un éduqué que je connais peu. Il se livre à descomparaisons très intéressantes entre la végétation africaine etcelle de la France.

Ces comparaisons me font suer.

 

Le second, c’est cet imbécile de Lecreux. Ilest libéré en même temps que moi. Je ne lui ai pas dit quatre mots,je crois, depuis que nous sommes partis d’Aïn-Halib. C’est égal, jeserais curieux de savoir à quoi il peut penser, cet être-là. Jevais le lui demander. Je l’appellerai « mon vieuxLecreux. » Ça le flattera.

– Mon vieux Lecreux, tu ne dis rien. Àquoi penses-tu ?

– Je pense à une pièce de vers que j’aifaite…

Il fait des vers ! J’aurais dû m’endouter !…

– Que j’ai commencée, plutôt, àAïn-Halib. Je veux arriver à démontrer l’inanité de tout systèmephilosophique. Je viens justement de trouver deux vers. Tiens, lesvoici :

Pythagore, Solon, Socrate et Cicéron

Ont discouru longtemps sans rien dire de bon…

– Comment trouves-tu ça ?

– Fous-moi la paix !

– Tu dis ?

– Fous-moi la paix, ou je te casse lagueule !

 

Ils se sont tous retournés. Ils m’ont cru fou.Tant pis pour eux.

 

Le train siffle longuement. – Il entre engare. – Il s’arrête.

Je descends en courant ; je me sauveainsi qu’un voleur, sans faire d’adieux, sans serrer une main, sansrien dire à personne – à personne !

J’ai envie de pleurer de rage…

** * * * * * * * *

Où suis-je ? Sur le boulevardSaint-Germain, près du pont Sully. Je suis venu là tout d’unetraite, en grandes enjambées, sans regarder derrière moi, comme sij’avais la police à mes trousses.

Ainsi, je suis à Paris ? Tiens !comme c’est tranquille !

 

C’est drôle, je me figurais autre chose. Monrêve a glissé sur le pavé gras dont la pente mène à l’égout, ets’en va à vau-l’eau, maintenant, roulé par les flots sales de cefleuve qui coule, bête et jaune, dans les brumes grises, et dont lecourant se partage, au tranchant des piles du pont, sans unbruissement, sans un bruit, sans une écume.

Les maisons aux hautes façades pâles, auxfenêtres mornes, les longues avenues au sol cendré et froid oùtremblotent les squelettes ridicules des arbres violets, le cielblafard et décoloré comme une vieille bâche, les silhouettesvilaines des édifices mangés par les vapeurs caligineuses quepiquent déjà les points jaunes des becs de gaz, les taches noireset frissonnantes des passants qui glissent vite,silencieusement…

 

Ils ne me regardent même pas, ces passants…Si. Une jeune fille a jeté sur moi un coup d’œil étonné et je l’aientendue qui disait tout bas à sa compagne :

– Comme il est noir !

 

Comme il est noir !… C’est tout.

Alors, on ne voit rien sur ma figure ? Iln’y a rien d’écrit, sur mon visage ? Les souffrances n’y ontpas laissé leur marque, les insultes n’y ont pas imprimé leurstigmate. Et l’on ne peut même pas, sur mes membres, comme surl’échine d’une bête maltraitée, compter les coups que j’ai reçus,dénombrer toutes mes cicatrices !

Ah ! pourquoi ne m’a-t-on pas meurtri lecorps, au lieu de me torturer l’âme ? Pourquoi la honte nem’a-t-elle pas cinglé comme un fouet ? Pourquoi les douleursn’ont-elles point été des couteaux et les affronts des fersrouges ? Je pourrais montrer les blessures de ma peau, aumoins, puisque je ne peux faire voir les plaies saignantes de moncœur. Je pourrais mettre ma chair lacérée sous les yeux desindifférents et fourrer dans mes ulcères les doigts blagueurs desincrédules !

Le découragement m’assomme.

 

Un désir violent me saisit. Une envie atroceme tenaille : je voudrais être Lecreux.

Je ne souffrirais pas comme ça, je neressentirais pas le mal lancinant qui me point. Et je m’écrieraisgaîment, ce soir, à table, en débouchant une bouteille :

– En voilà une que les chaouchs neboiront pas !

Ce serait toute ma vengeance, ma foi !et, après, je ne songerais plus au passé. Je n’aurais même pas lapeine d’empêcher les souvenirs d’autrefois de se présenter à monesprit. Je n’y penserais point, à cet autrefois – naturellement –pas plus qu’on ne pense à un médicament amer qu’on a avalé, à unetache de boue qui a sali vos vêtements et qu’un coup de brosseefface…

 

Ma vengeance !… Est-ce que je veux mevenger ?

Oui, si c’est se venger que d’ouvrir devanttous le livre de son existence, de montrer ce qu’on a souffert, dedire ce qu’on a pensé.

Je veux faire cela à présent. Si c’estvengeance, tant pis ; et si c’est justice, tant mieux.

 

Je crois que ce sera justice, simplement. Lahaine me gonfle le cœur, c’est vrai. Mais elle est trop forte, jele sens bien, pour pouvoir jamais s’assouvir – ou se calmer. Ellene me quittera plus, maintenant ; et c’est elle qui mettra unfrein à mes emportements et brisera mes colères. Mais c’est elleaussi qui, calme et froide, me montre déjà le pilori auquel je doisclouer, ainsi qu’une pancarte au-dessus de la tête des malfaiteurs,l’ignominie de mes bourreaux.

 

Je m’enfonce dans les profondeurs du boulevarddésert. La nuit est tombée. Le brouillard s’est épaissi…

C’est dans une nuit plus noire encore que lesopprimés doivent élever la voix. C’est dans une obscurité plusgrande qu’ils doivent faire éclater la trompette aux oreilles de laSociété – la Société, vieille gueuse imbécile qui creuse elle-même,avec des boniments macabres, la fosse dans laquelle elle tombera,moribonde – sandwich qui se balade, inconsciente, portant, sur lesécriteaux qui pendent à son cou et font sonner ses tibias, un grandpoint d’interrogation – tout rouge.

Paris, 1888.

FIN

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