Biribi – Discipline Militaire

Chapitre 15

 

On travaille beaucoup à Aïn-Halib. On élève, àgrands frais, un magasin de ravitaillement, un bordj pour lesofficiers, un Cercle et un hôpital. Ces bâtiments sont évidemmentsous l’influence d’un mauvais esprit, car ils ont un mal du diableà se tenir debout. On dirait qu’ils sont fatigués avant d’être aumonde et qu’ils n’ont aucune envie de figurer sur la carte del’État-major ; au moindre vent, à la moindre averse, on lesvoit s’affaisser comme s’il leur prenait des faiblesses. Deuxheures de mauvais temps détruisent l’ouvrage d’une semaine.L’hôpital surtout fait preuve d’une mauvaise volonté persistante.Voilà trois fois qu’on le reconstruit et trois fois qu’ils’écroule. L’énorme voûte de pierres qui lui sert de toiture abusecertainement de sa situation pour peser de tout son poids sur lesdeux murs latéraux ; et ceux-ci, fatigués des efforts qu’ilssont obligés de faire pour la soutenir, profitent de la premièreoccasion, une méchante pluie par exemple, pour s’écarter comme lesfeuillets d’un livre qu’on a placé sur le dos. Il n’y a plus qu’àrecommencer. Le capitaine du génie qui, aidé de quelques sapeurs,dirige les travaux, avoue bien qu’en faisant venir des tuiles, cequi ne serait pas la mer à boire, on pourrait établir descouvertures un peu moins écrasantes pour les monuments. Seulement,ordre a été donné de former des voûtes, de couvrir en pierres. Etl’on forme des voûtes, et l’on couvre en pierres. Ça tient ce queça tient. C’est toujours la France qui paye. Du reste, il déclarecarrément qu’il se fiche de ça comme d’une guigne. On l’a envoyé àAïn-Halib pour remettre debout des édifices peu solides, et il lesremettra debout, malgré vent et marée. Il s’est mis à l’œuvre il ya un mois, paraît-il, et a commencé par faire tout flanquer parterre. Il a appris, le roublard, que la construction des bâtimentsavait empli les poches de son prédécesseur, parti à Sfax pour ychercher la croix, et il ne veut pas paraître plus bête que lui. Ilempochera même des bénéfices d’autant plus grands qu’il est décidéà employer les anciens matériaux. Il fait retailler les pierres etgratter soigneusement la chaux ou le plâtre qui y sont restésattachés.

 

La sueur de camisard ne coûte pas cher, ons’en aperçoit. Du matin au soir, il faut trimer comme des chevaux,bûcher comme des nègres, mouiller sa chemise. Et encore, si l’onn’attrapait que des calus aux mains, si l’on ne souffrait que desampoules ! Si l’on n’avait pas perpétuellement les entraillestordues par la faim, le visage souffleté par les injures bestialeset les menaces féroces des chaouchs ! Si l’on était traités enhommes, au moins, et non en nègres courbés sous lamatraque !

Ah ! je comprends ceux qui désertent,ceux qui s’échappent, souvent sans armes et sans vivres, du bagneintolérable ; malheureux dont quelques-uns ne reparaissentplus, mais dont le plus grand nombre est ramené par les gendarmesou par des Arabes qui viennent toucher une prime. Je comprendsqu’ils essayent, au risque de la mort ou du conseil de guerre, dese soustraire aux traitements qu’on leur fait endurer et dereconquérir la liberté dont on les a dépouillés sans motifs.

Et comment ne pas les excuser, quand on envoit d’autres, âmes sensibles ou cerveaux plus faibles, amenés ausuicide par les brutalités et les injustices des tortionnairesgalonnés ? Poussés à bout, désolés, désespérés, accablés dedouleur et de souffrance, ils se voient acculés dans la mort. Ilss’aperçoivent peu à peu que la vie ne leur est plus supportable.Plongés dans une misère noire et livrés à la faim angoissante,dégoûtés de tout, ils ne considèrent plus l’existence que comme unelongue suite de souffrances que leur continuité même doitaccroître. De jour en jour, ils envisagent la mort de plusprès ; elle ne leur fait plus peur. Et, un beau matin,appuyant un canon de fusil sous leur menton, ils se font sauter lacervelle.

Queslier avait bien raison de le dire :il faut avoir rudement envie de se tirer de là pour endurer toutcela patiemment… Moi aussi, j’ai songé au suicide ; moi aussi,j’ai pensé à la désertion.

 

– Tu es fou, m’a dit Queslier. Déserter,ici, ce n’est pas possible, ou du moins c’est bien difficile. Si tues repris, tu rallonges ton congé de plusieurs années, et, tu nel’ignores pas, tu as quatre-vingt-dix chances sur cent contre toi.Te tuer, ce serait peut-être un peu moins bête, mais je ne teconseillerai d’employer ce moyen-là qu’à la dernière extrémité. Ilme semble, d’ailleurs, que tu es assez fort pour supporter dessouffrances qui poussent quelques malheureux à se donner la mort.Je sais bien que nous avons encore plus de deux ans et demi àtirer, mais, tu verras, ça se passera. Il faut seulement bien nousdéterminer à sortir d’ici ; il faut que cette pensée-là nenous quitte pas, et nous en sortirons.

– Et la menace du conseil de guerretoujours suspendue sur notre tête, pour quoi lacomptes-tu ?

– Il faut lui échapper, au conseil deguerre ; il le faut, entends-tu ? Mais je te jure bienque si jamais, par malheur, je me voyais sur le point d’ypasser…

– Eh bien ?

– Eh bien ! ce n’est pas à cinq ansni à dix ans de prison qu’on me condamnerait…

– Tu te tuerais ?

– Non, je les laisserais me tuer. Maisavant…

Et il fait le geste de mettre en joue unpied-de-banc qui passe.

 

Pourquoi pas, après tout ? La violencen’appelle-t-elle pas la violence ? Et quel nom donner à ceslois pénales auxquelles l’armée est soumise ? De quel nom lesflétrir ? de quel nom les stigmatiser ?

Tous les jours, à l’appel de midi, on nousfait former le cercle ; un cercle au milieu duquel se place unchaouch, un livret à la main, et autour duquel rôde l’adjudant,comme un chien qui cherche à mordre. Le chaouch fait, en ânonnant,appuyant sur les mots avec son insupportable accent corse, et commepris d’un certain respect devant les feuillets infâmes, la lecturedu code pénal. Oh ! ce code, tellement ignoble qu’il esthorrible et tellement horrible qu’il est ignoble ! ce code quin’a pour but que la vengeance pour le passé et la terreur pourl’avenir ! ce code où l’on entend revenir sans cesse cemot : mort ! mort ! comme l’écho des lois férocesdes temps barbares, comme le refrain de litaniessanglantes !…

Ah ! bourgeois stupide, toi qui demandesqu’on dégage le soldat de l’énorme pénalité qui pèse sur lui, tu esdonc assez aveugle pour ne pas voir que c’est pour te défendre, toiet tes biens, qu’on a écrit ce code épouvantable ? Tu ne saisdonc pas que ces lois sauvages sont ta sauvegarde ? Tu necomprends donc pas qu’il les faut, ces lois, pour te permettre dedigérer en paix et de mâcher tranquillement ton cure-dents enaccolant bêtement l’un à l’autre ces deux motsinconciliables : Patrie et humanité ? Tu ne comprendsdonc pas que, sans ce code qui t’assure de leur obéissance, tun’aurais bientôt plus d’esclaves pour maintenir le bœuf qui fouletes grains dans la grange et auquel tu as lié la bouche ?…

 

Esclaves ? Eh ! parbleu, oui !nous le sommes, ilotes de l’armée, parias du militarisme, condamnéssans jugement à des travaux écrasants, condamnés à la faim, à lasoif, à des tortures atroces, à la privation de tous moyens dedistractions, aussi bien intellectuelles que physiques, à laprivation de femmes, – avec toutes ses conséquencesmonstrueuses ? Esclaves ? Oui, mais pas plus – et moinspeut-être – que les autres, les bons soldats, ceux qu’on n’a pasrevêtus de notre livrée lugubrement ridicule et qui se figurentstupidement porter un uniforme quand ils n’ont sur le dos qu’unecasaque de forçat.

– Ça n’empêche pas que ceux-là, on lessoigne, dit en riant d’un gros rire mon camarade de lit, unBourguignon, bon garçon, pas très malin, nommé Chaumiette. Il n’y apas de danger qu’on leur fasse faire des corvées de bois commecelle que nous allons faire… Tiens, entends-tu leclairon ?

Il s’agit, en effet, d’aller chercher du boisdans la montagne pour chauffer une fournée de chaux que lecapitaine a fait préparer. On a établi, au milieu du camp, unegrande balance où chacun, en arrivant, doit venir peser ses fagotset en faire constater le poids. Quand ce poids n’est pas atteint,il faut retourner chercher le complément.

– Viens avec moi, me dit Chaumiette. Jeconnais un coin où il y a beaucoup de bois. Nous trouverons de quoifaire notre charge. C’est le petit Lucas, tu sais, celui qui couchedans le marabout à côté du nôtre, qui m’a montré la place. Il vavenir avec nous.

Le petit Lucas arrive.

– Vous savez, il ne faut rien en dire àpersonne… Juste dans cet endroit-là, il y a un vieux puitsabandonné, très profond et, dedans, deux ou trois nids de pigeons.Les petits doivent commencer à être gros. S’ils sont bons à manger,j’irai les dénicher, nous les ferons cuire dans un ravin et nousboulotterons ça ce soir.

 

Au bout d’une heure de marche dans lamontagne, nous sommes arrivés au fameux endroit : une petitevallée pierreuse au bout de laquelle poussent quelques buissonsd’épines.

– Tenez, voyez-vous, dit Lucas, le puitsest derrière les buissons.

Et il nous conduit auprès d’une largeouverture béante au ras du sol. Le puits n’a jamais étémaçonné ; il a été percé à même la terre qui, par place, s’estéboulée, laissant par-ci par-là de grosses pierres qui font sailliele long des parois. Des arbustes, des plantes, ont poussé auhasard, verticalement ou horizontalement, entremêlant leursbranches et leurs feuilles et, formant un fouillis tel, dans lerétrécissement sombre du puits, qu’on n’en peut apercevoir le fond,desséché sans doute, à trente ou quarante mètres peut-être. Àquelques pieds seulement de l’ouverture, deux nids de pigeonsapparaissent entre les larges feuilles d’un figuier sauvage.

– Entendez-vous les cris despetits ? demande Lucas. Les voyez-vous ? Je vaisdescendre les chercher et je vous les passerai.

– Veux-tu qu’on t’attache avec desceintures ? demande Chaumiette. Si tu allais tomber…

– Pas de danger.

Il descend en s’aidant des aspérités desparois, se retenant aux branches. Il tient les deux nids. Il nousles passe l’un après l’autre.

– Y en a-t-il, hein ?… Ah !j’entends encore piauler en dessous…

Il se penche pendant que, agenouillés au borddu puits, Chaumiette et moi, nous cherchons à voir.

– Ah ! deux autres nids !Tout…

Nous poussons un cri. La touffe d’herbe àlaquelle se cramponnait Lucas s’est arrachée et il est tombé dansle gouffre, la tête la première, au milieu d’un grand bruit debranches cassées et de feuillages froissés, accompagné dans sachute par une avalanche de sable et de pierres qu’on entend seulesrouler encore.

– Lucas ! Lucas !…

Rien ne répond.

– Il nous faudrait des cordes, desceintures, dit Chaumiette.

Nous grimpons sur un monticule et, de là, nousappelons à l’aide à grands cris. Une dizaine d’hommes accourent. Unchaouch aussi.

– Qu’est-ce qu’il y a ? qu’est-cequ’il y a ?

– Lucas vient de tomber dans ce puits-làen faisant son fagot.

– Oui ? ricane le chaouch. Enfaisant son fagot ? Et ces deux nids de pigeons ?

– Vite, des ceintures, crie Chaumiette.Nouez-les bout à bout. Je vais m’attacher par le milieu du corps etje vais descendre. Il n’est peut-être pas mort. En tous cas, ilfaut le remonter. On ne peut pas le laisser là une minute deplus.

– Mais toi, tu risques ta vie aussi, endescendant là-dedans.

– Bah ! laisse donc. Qu’est-ce queça fout ?

– Attends un peu, au moins, voilà descamarades qui arrivent. On pourrait doubler les ceintures…

Chaumiette n’a rien voulu entendre. Ildégringole rapidement, retenu par la corde formée avec lesceintures que nous tenons à plusieurs. Tout d’un coup, il s’arrête.On ne le voit plus, mais on entend sa voix sortir du puits.

– Tenez bien la corde… Je l’ai trouvé. Ilne remue plus. Passez-moi vite une autre corde, que je l’attache…Bon. Maintenant, tirez… doucement. Je le pousserai en dessous, touten remontant.

Trois minutes après, nous hissons le corpsencore chaud de Lucas. Il s’est fracassé le crâne sur un rocher.Chaumiette, les mains et les bras en sang, les vêtements déchirés,la figure égratignée par les ronces et les épines, remonte à sontour.

– Ah ! le pauvre gars ! ilétait tombé jusqu’au fond ! Il n’y a pas d’eau, dans cepuits-là… C’était plein de sang, par terre.

Le chaouch jette sur le cadavre son regardfroidement idiot de bête méchante :

– Ça lui apprendra à aller chercher desnids au lieu de travailler…

 

Le soir, on nous a fait réunir pour nous lireun rapport spécial du capitaine :

« Le fusilier Lucas s’est tué,aujourd’hui, en tombant dans un puits. Il avait quitté le travailpour aller dénicher des nids de pigeons. Il est mort victime de sonacte d’indiscipline et frappé aussi, sans doute, par la main de laProvidence qui veut que nous fassions toujours preuve de mansuétudeà l’égard des animaux et que nous ne les maltraitions point sansmotif. Or, qu’y a-t-il de plus cruel que d’arracher du nidmaternel, vivante image de la famille, de jeunes oiseaux sansplumes encore, pour les dévorer gloutonnement ? La punitionqui frappe la désobéissance et l’inhumanité du fusilier Lucas doitservir d’exemple à tous les hommes de la compagnie et leur rappelerque Dieu, qui sonde nos cœurs, voit aussi toutes nosactions. »

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