Biribi – Discipline Militaire

Chapitre 19

 

Je suis sorti de prison hier soir, avec cinqou six autres. Le capitaine a gracié les hommes auxquels il nerestait pas plus de quinze jours à faire. Cette clémence inusitée aune cause. Le général commandant la division doit venir,aujourd’hui, inspecter la 5e Compagnie deDiscipline.

Toute la compagnie, en grande tenue, estalignée, depuis près d’une heure, sur le front de bandière. Lecapitaine, à pied, se promène avec les officiers, d’un airpréoccupé. De temps en temps il jette un coup d’œil sur les rangset crie à un chaouch :

– Faites descendre le pantalon de cethomme-là… Remontez la plaque du ceinturon… Le képi droit !…Sergents, veillez à ce qu’ils aient leurs képis bien droits… etfaites-leur dérouler leurs couvre-nuques, à tous !…

Toutes les trois minutes, il s’arrête etregarde attentivement à droite, du côté de la route de Gabès. Ilfrappe du pied, il fronce le sourcil. Il semble impatient,anxieux.

– Mais qu’est-ce que c’est donc que cegénéral-là ? me demande Hominard, qui est placé à côté de moi.Est-ce que c’est un phénomène en vacances ?

Je ne sais pas au juste. Je n’en ai entenduparler que par quelques journaux qui, je ne me rappelle pluscomment, me sont tombés entre les mains et par les racontars desnouveaux arrivés de France. Il paraît qu’on ne parle que de lui,là-bas, de ses grandes capacités, de son patriotisme, de sessentiments républicains, de toutes les qualités, enfin, qui mettentun homme hors de pair et en font la bête blanche d’un peuple. Je neserais pas fâché de le voir. C’est peut-être un phénomène,réellement…

– Garde à vos !

Là-bas, tout au bout de la route, au milieudes manteaux rouges d’une trentaine de spahis, une voiture arriveau grand trot. Le capitaine se tourne vers l’adjudant et, luifrappant sur l’épaule :

– Vous le voyez, celui-là ? Ehbien ! il sera ministre de la guerre !

La voiture est à cinquante pas.

– Portez… armes ! Présentez…armes !

 

Prestement, le général est descendu et s’estavancé vers le capitaine. Nous l’avons vu. Nous avons vu sa bellebarbe poivre et sel, ses bottes à éperons énormes et son képi à laSaumur, qui dissimule mal une coiffure de garçon boucher.

Après les compliments d’usage, il s’est décidéà passer devant les rangs. Notre uniforme, qu’il n’a jamais vu,paraît l’étonner fortement.

– Et de quelle couleur sont leursképis ? demande-t-il au capitaine, intrigué qu’il est par laforme étrange de nos coiffures dont la nuance est cachée par noscouvre-nuques blancs.

– Ils sont gris, mon général, comme leurspantalons et leurs capotes.

– Pas possible ! Alors, ils ne sontpas rouges ?

– Non, mon général.

 

– Quelle naïveté ! dis-je à monvoisin de droite, cet imbécile de Lecreux.

– Ça échappe à tout le monde, ceschoses-là, me répond-il tout bas. Ça ne l’empêche pas d’être trèsfort – oui, très fort.

C’est possible. D’ailleurs, ça m’est égal. Monenthousiasme n’a pas l’habitude de s’enflammer, pour éclater detous les côtés, comme une chandelle romaine, à la moindreétincelle.

– Mettez sac à terre, vous, et installezrapidement.

 

Tiens, il est tout à côté de moi, le général,et c’est justement à Lecreux qu’il vient d’ordonner de placer, surune serviette étendue par terre, le contenu de son sac. Il leregarde faire, tranquillement, les mains dans les poches, le képien arrière, à la Jean-Jean. Je profite de l’occasion pour ledévisager à loisir.

Tout à coup, il se baisse et se relève ensouriant, une brosse à graisse à la main.

– Pourriez-vous me dire, capitaine,pourquoi cette brosse n’est pas matriculée ?

Le capitaine bredouille. Les officiers fontdes nez longs comme ça. Les chaouchs tremblent, comme des feuilles.Ils ont oublié de matriculer une brosse !

Le général s’aperçoit de l’embarras desgalonnés. Il a l’air d’en jouir ; mais il ne veut pas semontrer féroce :

– C’est un oubli, je l’admets… Cependant,rappelez-vous, capitaine, qu’il faut tout matriculer, à cesgens-là, jusqu’aux clous des souliers. Ils ne doivent rien perdre,rien égarer. Sans ça, le conseil de guerre… La discipline,voyez-vous, il n’y a que ça… la discipline !… oh ! moi,là-dessus, je me montrerai toujours impitoyable… moi, moi… je…voyez-vous… moi…

 

On lui a amené son cheval. Il l’enfourche.

– Lieutenant, prenez le commandement dela compagnie.

 

Tous les officiers nous ont fait manœuvrer, àtour de rôle. Ils n’y étaient plus. Ils donnaient des ordressaugrenus qui faisaient heurter les sections les unes contre lesautres, au milieu d’un inextricable pêle-mêle. Ils perdaient latête, visiblement ensorcelés par le charme qui se dégageait dudieu, éblouis par son éclat, fascinés par l’ascendant de sonregard.

Et lui, tranquille, souriant, la jambe passéesur l’encolure de son cheval, les regardait de haut, paraissantleur savoir bon gré du trouble évident qu’il jetait dans leursesprits, les remerciait du coin de l’œil – Louis XIV daignant semontrer charmé d’avoir embarrassé un pauvre homme.

 

– Eh bien ! qu’en penses-tu, dugénéral ? vient me demander Lecreux quand la revue estterminée. Crois-tu qu’en voilà un, au moins ? Ah ! s’ilsétaient tous comme lui !…

Il semble très content, Lecreux. Il a étéchoisi entre tous pour exposer aux yeux du grand chef ses chemiseset ses godillots. Il en aurait reçu un coup de pied dans lederrière, qu’il paraîtrait peut-être encore plus fier ; maisce peu lui suffit. Il a l’air radieux. Il y a des gens commeça.

Ce que je pense du général ? Beaucoup dechoses ou rien du tout, comme on veut. Je le vois se promener,étalant ses grâces, ainsi qu’un paon qui fait la roue, devant leCercle des officiers. Le capitaine l’accompagne, toujours à un pasen arrière, par déférence, ou peut-être pour éviter les grandsgestes du personnage. Du reste, je n’ai plus besoin de le regarder,je l’ai bien examiné, tout à l’heure.

Une tête de gouapeur banal, de godailleurvulgaire, de poisseux à la mie de pain. Un front étroit etbas ; des yeux gris-bleu de larbin énigmatique, sournois etmenteur, qui siffle le vin des singes dans l’escalier de la cave,et qui les débine, quand ils sont sortis ; l’allure louche ettorse du laquais qui sait concilier toutes les complaisances ettoutes les bassesses avec toutes les impertinences et tous lesorgueils. Derrière la banalité du visage se cachent la duplicité etl’hypocrisie qu’on devine sous l’épiderme, comme des boutonsmalsains qui couvent sous la peau.

On sent que cet homme, qui pourrait être uncrâne, n’est qu’un crâneur. Sa physionomie fait soupçonner deschoses qui étonnent : la hardiesse probable du caractèreétranglée par l’abâtardissement de la conscience et l’étroitesse del’esprit, l’énergie conservée seulement pour le mensonge, – lebalai sale avec lequel il doit, impassible et cynique, écarter tousles obstacles.

Il y a en lui du valet de bourreau patelin etdu sacristain soûlard, de la culotte de peau et du rastaquouère. Ily a en lui l’étoffe d’un aventurier équivoque, d’un de cesCatilinas désossés auxquels le peuple, mastroquet stupide desgloires sophistiquées, est toujours disposé à flanquer, à l’œil,des muflées de vanité, des bitures de présomption…

Le peuple, ridicule victime, au bout ducompte, dupe imbécile, irrémédiablement prostitué aux sauteurs àépaulettes, toujours prêt à couper dans la pommade patriotique – àla moelle de meurt-de-faim…

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