Biribi – Discipline Militaire

Chapitre 11

 

Les quatre étapes que nous avons faites avecle lieutenant Dusaule, qui commande le détachement, ne nous ont passemblé rudes. Il s’était empressé de faire monter les malades surles cacolets et de forcer les gradés à porter leurs sacs. Ceux-ci,d’ailleurs, ne se sont pas trop fait tirer l’oreille ; cesont, à l’exception d’un Corse qui, seul, n’ose pas trop fairepreuve de méchanceté, de gros paysans qu’on a tirés presque parforce de leurs régiments, pour les faire passer dans les cadres desCompagnies de Discipline. Le caporal de mon escouade, un Berrichonqui n’a pas inventé l’eau sucrée, m’a fait un aveu l’autre jour.Pour l’engager à venir en Afrique, son capitaine lui a assuré quelà-bas, les gradés portaient un grand sabre. Il a hésité longtemps,mais le grand sabre l’a décidé.

– Et puis, a-t-il ajouté tout bas, enregardant de tous côtés pour voir si personne ne pouvaitl’entendre, et puis je ne savais pas au juste ce que c’était queces Compagnies de Discipline. Ah ! si j’avais su ce que jesais maintenant, si j’avais pu prévoir qu’on me ferait faire unmétier pareil !… Ah ! je ne suis pas malin, c’est vrai,mais soyez tranquille, je n’aurais pas été assez méchant pouraccepter…

Plus bêtes que méchants ? Oui, c’est bienpossible. Mais est-ce une excuse ? Mille fois non. C’est nousqui en supportons le poids, de cette bêtise-là. Leurstupidité ! Est-ce qu’elle ne les met pas tous les jours auxpieds de ceux qui ont un galon plus large que le leur et qui leurcommandent de se conduire en brutes ? Leur idiotie !Est-ce qu’elle ne leur fait pas exécuter férocement des ordres quileur répugnent peut-être mais qu’il leur serait facile de ne pas sefaire donner ? Est-ce qu’ils ne pourraient pas, si le métierignoble qu’ils font leur paraît si pesant, rendre leurs galons etdemander à passer dans d’autres corps ? Qu’est-ce qui lesretient ? qu’est-ce qui les force à se faire les basexécuteurs des vengeances et des rancunes d’individus qu’ilsméprisent ?

Ah ! parbleu ! ce qui les retient,c’est l’amour du galon, la gloriole du grade, le désir imbécile derentrer au pays, envers et contre tout, un bout de laine sur lamanche. Ce qui les force à s’aplatir, c’est le respect de ladiscipline, des règlements qui ont fait de ces paysans des valetsde bourreaux et leur ont mis à la main un fer rouge pour marquerleurs frères à l’épaule.

Qu’ils aient le courage de leur opinion,alors, et qu’ils ne viennent pas se plaindre de l’abjection de leurétat, sous prétexte qu’ils se sont fourrés bêtement dans un guêpierd’où il ne leur faudrait qu’un peu de cœur pour sortir !Qu’ils ne viennent plus me corner leurs plaintes aux oreilles, àmoi qui suis la tête de Turc sur laquelle ils taperont au moindresigne, car je leur dirai ce que je pense de leur conduite en partiedouble. Ah ! oui, coups pour coups, j’aime mieux les coups defouet impitoyables d’un bourreau acharné qui frappe à tour de brasque la flagellation hypocrite d’un homme qui vous demande, chaquefois que le surveillant a le dos tourné : « Est-ce que jevous ai fait mal ? »

 

– Pourtant, il y en a de qui il ne fautpas se plaindre, me dit un homme de mon marabout à qui je fais partde mes idées à ce sujet, un mois environ après notre arrivée à ElGatous. Ainsi, le lieutenant par exemple ; qu’as-tu à luireprocher ? Crois-tu qu’on ne pourrait pas trouverpire ?

Si, on pourrait trouver pire ; mais cen’est pas une raison pour que je ne m’en plaigne pas. Il n’est sansdoute pas méchant au fond, ce grand gaillard blond, sec, aux airsde casseur en goguette, mais il affecte avec nous des allures dedirecteur de geôle indulgent qui me semblent au moins déplacées.Les travaux qu’il nous impose ne sont pas durs. Comme on ne lui apas encore donné d’ordres pour la construction d’un fortin qu’ondoit élever sur la montagne qui domine le camp, il nous envoie toutsimplement chercher du bois dans la plaine. Nous rapportons deuxfagots par jour, et voilà tout. Jamais d’exercice, pas depunitions. Il défend aux pieds-de-banc de nous priver de vin.

Seulement, il est toujours tout prêt à vouslancer des boniments qui, comme dit le Crocodile, ne sont vraimentpas de saison.

– Eh ! dites donc, vous, là-bas,espèce de repris de justice, ne passez donc pas si près de matente. J’ai oublié de fermer la porte.

– Pourquoi est-ce que vous êtes simaigre, vous ? Il faudra que je regarde si les poches de votrepantalon ne sont pas percées.

– Eh ! là-bas, l’homme qui a unetête de voleur – mais non, pas vous, vous avez une tête d’assassin– est-ce que vous vous fichez du peuple, pour ne pas apporter unfagot un peu plus gros ? Je parie que vous travailliez plusdur que ça, à la Roquette ou à la Santé.

Quelques-uns se trouvent froissés, mais laplus grande partie passe là-dessus. Il est si bon zig qu’on peutbien lui pardonner ça, si ça l’amuse. D’ailleurs il a, aux yeux desanciens Camisards qui ont repris certaines habitudes forcémentabandonnées, une qualité sans pareille ; il ferme les yeux surun état de choses qui tend à établir, dans un coin du détachement,une Sodome en miniature. En qualité d’officier, il ferme les yeux,c’est vrai ; mais, comme blagueur, il tient à faire voir qu’onne lui monte pas le coup facilement et qu’il s’aperçoit fort biende ce qui se passe. Il donne des conseils aux« messieurs ».

– Vous savez, vous, vous qui avezl’habitude de faire des grimaces derrière le dos du petit, à côtéde vous, j’ai quelque chose à vous dire. Si vous réussissez à…comment dirais-je ? à faire souche, enfin, nouspartagerons.

– Quoi donc, mon lieutenant ?

– Le million et le sac de pommes de terreque la reine d’Angleterre…

Il se montre aussi très aimable vis-à-vis des« dames ».

– Ne vous fatiguez pas trop… une positionintéressante… je comprends ça.

– Vous ne m’oublierez pas pour lebaptême, hein ? Vous savez, je n’aime que les pralines…

Et, comme l’un des individus soupçonnés sedébattait l’autre jour contre une avalanche de complimentssemblables, il lui a crié avec l’intonation et les gestes d’unrôdeur de barrières :

– De quoi ? des magnes ? Enfaut pas ! ou je fais apporter une assiette de son.

Je ne sais pas si j’arriverai, à la longue, àm’y faire, mais je crois que je mettrai du temps à m’habituer à cesgrossièretés farcies de blague qui forcent parfois le camp toutentier à se tenir les côtes, à ces polissonneries de pitreautoritaire qui commande le rire et qui doit garder rancune, dansson orgueil blessé de paillasse qui ne déride pas son public, àceux que ses saillies ne font pas s’esclaffer.

 

D’ailleurs, j’ai de moins en moins envie derire. Depuis quelques jours déjà je suis malade et je sens lafièvre me ronger peu à peu. J’ai beau essayer de réagir, un momentvient où je suis obligé d’aller m’étendre, avec sept ou huitautres, sur un tas d’alfa, dans le marabout des malades.

Un jour, on a sonné la visite. Un médecin, quipassait par là, s’était décidé à nous examiner, sur la prière dulieutenant. Il a signé un bon d’hôpital pour une demi-douzained’hommes dont je fais partie, ainsi que Palet dont l’état, depuisdeux mois que nous sommes à El Gatous, n’a guère fait qu’empirer,malgré un repos absolu. Nous devons partir, le soir même, pourAïn-Halib où nous arriverons dans deux jours.

– Combien sont-ils ? vient demanderle lieutenant, comme les mulets qui doivent nous porter sedisposent à se mettre en route. Comment ! six ! tant queça ! Et dire que voilà la génération qui doit repousserl’Allemand !… Ah ! là, là ! quand ils seront mariés,c’est à peine s’ils seront fichus… J’allais dire quelque chose depas propre… Chouïa…

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