Biribi – Discipline Militaire

Chapitre 20

 

Je viens de m’étendre sur ma natte, fourbu,énervé, furieux comme je ne l’ai jamais été depuis les treize moisque je suis à la compagnie.

C’était aujourd’hui le 14 Juillet. On acélébré la Fête nationale, à Aïn-Halib. Il y a eu, le matin, unegrande revue et un tir d’honneur, deux distributions de vin ettrois distributions de café et, l’après-midi, des courses en sacset des courses à pied, des jeux du baquet et de la poêle. Un poteaude télégraphe enduit de suif servait de mât de cocagne et, à uncercle de barrique accroché au sommet, pendaient des paquets detabac et de la cire à astiquer, des boîtes de cirage et dessaucisses, des bâtons de sucre de pomme et des fioles àtripoli.

Rien de profondément triste comme cesréjouissances de prisonniers, rien d’ironiquement lugubre comme cetanniversaire de la prise de la Bastille fêté dans unbagne !…

Écœurés et fatigués par le spectacle de cesdivertissements stupides, nous nous étions retirés, trois ouquatre, vers la fin de l’après-midi, dans un marabout. Unpied-de-banc qui passait et qui nous a entendus parler s’estprécipité dans la tente :

– Voulez-vous sortir, nom de Dieu !et aller vous amuser avec les autres ? Est-ce que vous vousfigurez que ç’a été inventé pour les chiens, le 14 juillet ?…Si je vous repince à ne pas vous amuser, je vous fichededans !…

 

Et il nous a fallu assister, le soir, à unereprésentation théâtrale donnée dans une baraque en planches et entoile, construite tout exprès. Les acteurs s’étaient grimés tantbien que mal et ont joué deux ou trois pièces quelconques au milieudes applaudissements. Deux d’entre eux, qui remplissaient les rôlesde femmes et qui portaient des jupes et des chapeaux pêchés je nesais où, excitaient des murmures d’admiration – et de rage. J’aivu, à leur apparition, des visages se contracter et des doigts secrisper sur les bancs, j’ai entendu des cris bestiaux de fauves enrut se mêler aux bis d’enfiévrés qui se fichaient pas malde la pièce, mais qui voulaient se repaître, encore et encore, dugonflement factice des corsages et de l’énormité des croupes, decette illusion de la chair femelle dont la faim, depuis longtemps,les torturait. Un petit officier, arrivé de France depuis deux moisà peine, le lieutenant Ponchard, s’est levé de la chaise qu’iloccupait auprès du capitaine et, sous prétexte de donner desconseils aux acteurs, est entré dans les coulisses.

– Ce qu’il fourgonne dans les jupes decelui qui fait la femme de chambre ! est venu nous dire unblagueur qui avait été regarder à travers une fente de la toile.Non, c’est rien que de le dire ! Dame ! c’est qu’ils sontaussi sevrés que nous, les officiers.

– Mais ils peuvent au moins, de temps entemps, faire un voyage à Gabès ou ailleurs, dans une ville où il ya des femmes ! s’est écrié un de mes voisins ; tandis quenous !… Ah ! bon Dieu !… Moi, ce soir, c’est pas dela blague, je coucherais avec une truie !…

J’ai ri – ou j’ai fait semblant de rire – deces emportements furieux, de ces appétits que le jeûne n’a pasdomptés, mais a rendus plus féroces.

 

Mais maintenant que je suis seul, rêvant toutéveillé à côté de mes camarades endormis, je me demande si unegrande partie du désespoir qui s’est emparé de moi, depuis masortie de prison, n’est point faite de la privation de ces plaisirsphysiques que réclamait tout à l’heure, à grands cris, devantl’étalage de formes en papier et en fil de fer, la surexcitationdes spectateurs. Je me demande si l’énorme ennui qui m’accable estbien produit par l’absence de distractions intellectuelles, s’iln’est pas plutôt l’effet du manque de sensations naturelles – dontles flagellations des chaouchs m’ont empêché de souffrirjusqu’ici.

Perpétuellement en butte aux méchancetéssournoises des galonnés, sans cesse témoin et victime des iniquitésrancunières des garde-chiourmes, je m’étais raidi contre lesdéfaillances, et j’avais opposé aux faiblesses du corps et auxavachissements de l’esprit la surexcitation de la rage et labarrière d’airain de la haine. Je comptais jour par jour le tempsqui me restait à faire et je regardais avec impatience, mais sanscrainte, tourner l’aiguille sur le cadran de la liberté. Je savaisque je finirais par entendre sonner l’heure de la délivrance –parce que je voulais l’entendre sonner – et voilà que ma forcem’abandonne au moment où mes tourments diminuent, que mon énergiedisparaît avec les souffrances qui l’avaient fait naître et lescoups de fouet qui l’irritaient ! Voilà que je n’ai même plusla force de regarder en face les deux ans qui me restent à passerici, devant ce code pénal dont je me moquais hier et qui meterrifie aujourd’hui ; voilà que j’aurais la lâcheté de lestroquer, ces deux ans, tant j’ai peur du conseil de guerre, contrecinq années de bagne, avec la liberté assurée au bout !

Je n’avais encore jamais ressenti ce quej’éprouve à présent avec une intensité effrayante : le dégoûtde tout, même de l’existence, ce dégoût énorme qui porterait unhomme aux pires atrocités et le ferait marcher, tranquille ethaussant les épaules, au devant des éventualités les plusterribles, les plus ignobles – ou les plus bêtes. – Je me sens,dans toute la force du terme, abruti…

 

Et qui sait si ce n’est pas pour venir plusfacilement à bout de ma résistance qui les irrite, que les chaouchsont résolu de ne plus me mettre en prison à propos de bottes et deme forcer à vivre avec des moutons et des abattus dont lafréquentation affaiblit ? Qui sait si ce n’est pas pour mepousser à quelque extrémité qu’ils m’ont désigné pour aller, demainmatin, avec une douzaine d’autres, renforcer le détachementd’El-Ksob ? El-Ksob, le plus mauvais poste de la compagnie,commandé par un officier féroce, et d’où remontent toutes lessemaines, pour être mis en prévention de conseil de guerre, desmalheureux dont nous allons prendre la place. Ah ! j’aimeraismieux la prison…

 

Je suis un torturé dont le courage consiste àbraver les bourreaux dans la chambre de la question, mais qui selaisse aller à la dernière des faiblesses aussitôt qu’on l’aréintégré dans son cachot aux guichets traîtres. Ma rage a besoind’être alimentée tous les jours par une nouvelle injure. Ma hainedes tortionnaires m’abandonne aussitôt que leurs tenailles ontcessé de me pincer la chair.

Ma haine !… Cette haine qui, ainsi qu’unroseau fragile, va se briser et me percer la main, et sur laquelleje pensais m’appuyer, comme sur un bâton, pour terminer l’étapehorrible ; cette haine que je n’ai voulu sacrifier à rien, niau souvenir ni à l’espoir, qui m’a fait repousser les consolationsque m’offrait la nature, la nature magnifique, que j’ai refusé deregarder. Je n’ai pas voulu que sa splendeur, qui aurait illuminéla noirceur de mes rêves, émoussât le tranchant de ma volonté,comme la rosée du soir, qui relève les fleurs couchées par lachaleur du jour, détend les cordes des arcs.

Ma haine… Je ne sais même plus si je hais.J’ai peur. Les ténèbres s’épaississent autour de moi. Toutes lesformes du découragement se ruent à l’assaut de mon imaginationfatiguée, malade. Et je me sens, peu à peu, rouler dans l’abîme dudésespoir sans fond… J’ai froid à l’âme…

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